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force qui pût le soutenir que celle de la vertu (1). Ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.

Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l'avarice entre dans tous. Les désirs changent d'objets ce qu'on aimoit, on ne l'aime plus; on étoit libre avec les lois, on veut être libre contre elles; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître; ce qui étoit maxime, on l'appelle rigueur; ce qui étoit règle, on l'appelle gêne; ce qui étoit attention, on l'appelle crainte. C'est la frugalité qui y est l'avarice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le bien des particuliers faisoit le trésor public; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille; et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.

Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu'elle domina avec tant de gloire, et pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle avoit vingt mille citoyens (2) lorsqu'elle défen

(1) C'est de la morale bien conçue que doit naître le bonheur des hommes. H.

(2) Plutarque, in Pericle. Platon, in Critiâ.

dit les Grecs contre les Perses, qu'elle disputa l'empire à Lacédémone, et qu'elle attaqua la Sicile. Elle en avoit vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra (1) comme dans un marché l'on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d'Athènes (2), elle n'avoit encore perdu que le temps. On peut voir, dans Démosthènes, quelle peine il fallut pour la réveiller: on y craignoit Philippe, non pas comme l'ennemi de la liberté, mais des plaisirs (3). Cette ville, qui avoit résisté à tant de défaites, qu'on avoit vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu'importe que Philippe renvoie tous les prisonniers? Il ne renvoie pas des hommes. Il étoit toujours aussi aisé de triompher des forces d'Athènes qu'il étoit difficile de triompher de sa

vertu.

Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir? Lorsqu'Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n'al

(1) Il s'y trouva vingt-un mille citoyens, dix mille étrangers, quatre cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI.

(2) Elle avoit vingt mille citoyens. Voyez Démosthènes, in Aristog. (3) Ils avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proposeroit de convertir aux usages de la guerre l'argent destiné pour les théâtres.

lèrent-ils pas l'accuser devant les Romains? Malheureux, qui vouloient être citoyens sans qu'il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs prin cipaux citoyens; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit le désespoir dans Carthage désarmée (1), on peut juger de ce qu'elle auroit pu faire avec sa vertu, lorsqu'elle avoit ses forces.

CHAPITRE IV.

Du principe de l'aristocratie.

COMME il faut de la vertu (2) dans le gouvernement populaire, il en faut aussi dans l'aristocratique. Il est vrai qu'elle n'y est pas si absolument requise.

Le peuple, qui est à l'égard des nobles ce que les sujets sont à l'égard du monarque, est con

(1) Cette guerre dura trois ans.

(2) Dans ceux qui gouvernent. Mais ce n'est plus un ressort ni un principe: car le ressort est ce qui fait agir la partie gouvernée. H.

tenu par leurs lois. Il a donc moins besoin de vertu que le peuple de la démocratie. Mais comment les nobles seront-ils contenus? Ceux qui doivent faire exécuter les lois contre leurs collègues sentiront d'abord qu'ils agissent contre eux-mêmes. Il faut donc de la vertu dans ce corps, par la nature de la constitution.

y

Le gouvernement aristocratique a par luimême une certaine force que la démocratie n'a pas. Les nobles forment un corps qui, par sa prérogative et pour son intérêt particulier, réprime le peuple: il suffit qu'il y ait des lois, pour qu'à cet égard elles soient exécutées.

Mais, autant qu'il est aisé à ce corps de réprimer les autres, autant est-il difficile qu'il se réprime lui-même (1). Telle est la nature de cette constitution, qu'il semble qu'elle mette les mêmes gens sous la puissance des lois, et qu'elle les en retire.

Or, un corps pareil ne peut se réprimer que de deux manières, ou par une grande vertu, qui fait les nobles se trouvent en quelque façon que T égaux à leur peuple, ce qui peut former une grande république; ou par une vertu moindre,

(1) Les crimes publics y pourront être punis, parce que c'est l'affaire de tous; les crimes particuliers n'y seront pas punis, parce que l'affaire de tous est de ne les pas punir.

qui est une certaine modération qui rend les nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait leur conservation.

La modération est donc l'âme de ces gouvernemens (1). J'entends celle qui est fondée sur la vertu ; non pas celle qui vient d'une lâcheté et d'une paresse de l'âme.

CHAPITRE V.

Que la vertu n'est point le principe du gouvernement monarchique.

DANS les monarchies, la politique fait faire les grandes choses avec le moins de vertu qu'elle peut; comme, dans les plus belles machines, l'art emploie aussi peu de mouvemens, de forces et de roues qu'il est possible.

L'état subsiste independamment de l'amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler.

Les lois

y

tiennent la place de toutes ces ver

(1) Dans la crainte on est fort modéré. H.

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