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CHAPITRE VIII.

Que l'honneur n'est point le principe des états despotiques.

Ce n'est point l'honneur qui est le principe des états despotiques (1): les hommes y étant tous égaux, on n'y peut se préférer aux autres ; les hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se préférer à rien.

De plus, comme l'honneur a ses lois et ses règles, et qu'il ne sauroit plier; qu'il dépend bien de son propre caprice, et non pas de celui d'un autre, il ne peut se trouver que dans des états où la constitution est fixe, et qui ont des lois certaines.

Comment seroit-il souffert chez le despote? Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote n'a de force que parce qu'il peut l'ôter. Comment pourroit-il souffrir le despote? Il a des règles suivies, et des caprices soutenus; le despote n'a aucune règle, et ses caprices détruisent tous les autres.

(1) Lisez l'histoire turque sous les Ottomans qui aspiroient à être des héros ; vous verrez le contraire. H.

L'honneur, inconnu aux états despotiques, où même souvent on n'a pas de mot pour l'exprimer (1), règne dans les monarchies; il y donne la vie à tout le corps politique, aux lois,

et aux vertus mêmes.

CHAPITRE IX.

Du principe du gouvernement despotique.

COMME il faut de la vertu dans une république, et dans une monarchie de l'honneur, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique pour la vertu, elle n'y est point nécessaire, et l'honneur y seroit dangereux.

Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer beaucoup eux-mêmes seroient en état d'y faire des révolutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition.

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut, et sans péril, relâcher ses ressorts: il se

(1) Voyez Perry, page 447.

maintient par ses lois et par sa force même. Mais lorsque, dans le gouvernement despotique, le prince cesse un moment de lever le bras; quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui ont les premières places (1), tout est perdu : car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le peuple n'a plus de protecteur.

C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le grand-seigneur n'étoit point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornoit par-là son autorité (2).

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernemens monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu'il n'avoit pas versé assez de sang (3).

L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayèrent les gouverneurs au point que le peuple se rétablit un peu sous son

(1) Comme il arrive souvent dans l'aristocratie militaire. (2) Ricault, de l'empire ottoman.

(3) Voyez l'histoire de cette révolution, par le P. Ducerceau.

règne (1). C'est ainsi qu'un torrent qui ravage tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies.

CHAPITRE X.

Différence de l'obéissance dans les gouvernemens modérés, et dans les gouvernemens despotiques.

DANS les états despotiques la nature du gouvernement demande une obéissance extrême; et la volonté du prince, une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.

Il n'y a point de tempérament, de modification, d'accommodemens, de termes, d'équivalens, de pourparlers, de remontrances; rien d'égal ou de meilleur à proposer. L'homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.

On n'y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur qu'excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage

(1) Son gouvernement étoit militaire ; ce qui est une des espèces du gouvernement despotique.

des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d'opposer les sentimens naturels, le respect pour un père, la tendresse pour ses enfans et ses femmes, les lois de l'honneur, l'état de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela suffit.

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grâce. S'il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l'arrêt s'exécutât tout de même (1): sans cela il se contrediroit, et la loi ne peut se contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué (2), on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.

:

Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois opposer à la volonté du prince (3); c'est la religion. On abandonnera son père, on le tuera même, si le prince l'ordonne: mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne. Les lois de la religion sont d'un précepte supérieur, parce qu'elles sont données sur la tête

(1) Voyez Chardin.

(2) Il fut révoqué. H. (3) Voyez Chardin.

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