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jections des adversaires de la liberté commerciale), le savant économiste eût-il bien fait de consacrer une section distincte à ses prolégomènes. Quoi qu'il en soit de cette simple observation de forme, on pressent que le fond est digne, en tous points, d'un esprit lumineux, pour les conceptions duquel j'ai ordinairement, je l'avoue, un goût très-vif. J'ai eu récemment, ici même, l'occasion de dire que je me rangeais sous la bannière de M. Dupuit, en ce qui concerne sa manière (éminemment juste et pratique, selon moi) d'envisager la liberté commerciale; je suis heureux d'avoir un prétexte de dire pourquoi. Certainement quelquesunes des affaires humaines ne comportent point de solution absolue, mais ce n'est pas déserter le terrain de la réalité que de dire qu'il en est d'autres, où le raisonnement, basé sur les enseignements d'une saine expérience de la nature des choses, doit avant tout dominer. Rien n'est brutal comme un fait, a-t-on dit souvent ; à cela il est facile de répondre que rien n'est plus difficile à constater exactement. La question houillère, dont je tentais naguère d'exposer l'état réel aux lecteurs du Journal des Économistes, fournit en ce moment un exemple bien frappant de cette difficulté de détail dans le domaine industriel. Lors de la discussion de la dernière loi de finances, l'orateur du gouvernement, s'occupant des conséquences probables du traité de commerce francoanglais relativement à l'industrie houillère du département du Nord, évaluait, comme « l'expression la plus complète de la vérité, » le prix de vente du quintal métrique de houille à 1 fr. 74 c., pour quelques-unes des exploitations les plus importantes. La grande compagnie d'Anzin, dans des lettres fort habilement rédigées qu'elle a publiées postérieurement à cette appréciation, a énergiquement protesté contre l'exactitude de ce chiffre foudroyant et a établi qu'il devait être réduit de 0 f. 50 c.l N'est-ce pas le cas de dire en pareille occurrence: Devine si tu peux et choisis si tu l'oses? Cette divergence d'opinions à propos d'une simple question de fait, entre des autorités également compétentes, sinon également désintéressées, n'est certainement point un incident isolé des discussions auxquelles a donné lieu le principe de la liberté commerciale; n'y a-t-il pas dès lors au moins une présomption en faveur de ceux qui prétendent que, pour apprécier sainement une mesure économique, il est plus sûr d'avoir recours au raisonnement? J'ai prononcé en commençant le mot de géométrie; il me semble qu'il y a une certaine analogie entre cette branche des connaissances humaines et l'écomie politique, en tenant compte, bien entendu, des différences fondamentales qui existent forcément entre une science mathématique et une science morale; comme la géométrie, l'économie politique a ses axiomes, ses théorèmes et ses nombreux problèmes, non encore résolus dans l'état d'avancement si imparfait des notions sociales. Parmi les problèmes pour lesquels la science n'a pu encore dire son dernier mot, ne figure

point à coup sûr la question du libre-échange, dont « les économistes ne parlent plus que pour le public. »

Ce n'est certes pas ici qu'il est nécessaire d'insister sur la seconde partie d'un ouvrage dont les bornes naturelles de cet article, et surtout le désir de ne pas déflorer un exposé très-complet, très-condensé et en somme très-concluant pour quiconque voudra prendre la peine de réfléchir, ne me permettent de donner qu'un court aperçu. Ce n'est point ici qu'il y a lieu de s'attarder aux objections innombrables et incessantes que les protectionnistes de plus ou moins bonne foi opposent aux libre-échangistes. M. Dupuit, dans l'ardeur de sa conviction, pousse la condescendance jusqu'à leur expliquer que l'histoire est là pour répondre à l'argument des gouvernements successifs adoptant invariablement le système de la protection: c'est l'obstacle que l'on oppose à tout novateur, dans quelque ordre d'idées et de faits que ce soit; dans l'espèce, le progrès a contre lui l'intérêt capital de chacun des membres d'une minorité compacte et habile, tandis qu'il a pour lui le faible avantage offert à chaque individu d'une majorité immense, mais disséminée et finalement incapable d'agir. M. Dupuit n'a pas de peine non plus à établir que le commerce international, dont le développement est tour à tour célébré et entravé par les protectionnistes, pour les besoins de leur cause, n'est en rien la mesure de la prospérité d'un pays. Il fait justice une fois de plus de la formule surannée de la balance du commerce, monstruosité qui suppose malgré l'évidence que les produits ne s'échangent pas contre des produits. Il rappelle que la douane-impôt n'a jamais été considérée comme incompatible avec la liberté du commerce. L'école intermédiaire de la « protection modérée et éclairée » est l'objet du dernier chapitre de La liberté commerciale, etc., qui clôt victorieusement la série de réfutations que l'auteur a, chemin faisant, opposées aux maximes erronées des brochures intitulées : Le traité avec l'Angleterre (M. Casimir Périer), Qu'est-ce que la protection? (anonyme), Du traité de commerce selon la constitution de 1852 (M. Saint-Marc Girardin). La période de transition étant laissée de côté, puisque la nécessité en est universellement admise par tous les économistes, une dérogation au principe absolu étant tolérée, mais par des motifs absolument étrangers à l'économie politique, en faveur de certaines marchandises (au nombre desquelles je ne rangerai pas, pour ma part, la houille et le fer), M. Dupuit repousse cette utopie de l'équilibre futur des diverses branches de l'industrie chez tous les peuples, équilibre en contradiction avec les conditions naturelles des différentes parties du globe.

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Quant à la première partie de l'ouvrage dont j'essaie de donner une idée, celle où l'auteur pose le principe absolu de la liberté commerciale, elle doit malheureusement être recommandée aux économistes,

en raison du partage en deux camps opposés qu'a déterminé parmi eux, dans ces derniers temps, ce chapitre de l'économie politique. M. Dupuit n'y traite pas les questions du fer, de la houille, du coton, des laines, etc., et ne veut pas qu'on se préoccupe des résultats que donnera le libreéchange à l'égard des industries qui produisent ces diverses marchandises. Il demande simplement que chaque produit s'obtienne là où il coûte le moins, et démontre victorieusement que ce sera toujours un bien; il prend, à cet effet, pour termes de comparaison, par une hypothèse extrême et à coup sûr fort ingénieuse, un pays offrant les conditions les plus avantageuses de production et un pays présentant les circonstances les plus désavantageuses. Après cette démonstration, d'une rigueur presque mathématique et qui me paraît de nature à porter la conviction dans les esprits les plus récalcitrants, il rappelle que tout progrès entraîne fatalement avec lui une perturbation dans la répartition des richesses; qu'il se traduit en une compensation entre la perte des uns et le profit des autres, mais finalement produit une augmentation du bien-être général; que le trouble momentané apporté par le passage du régime de restriction au régime de liberté, dans les transactions du commerce international, est absolument du même ordre que la situation semblable provoquée par une invention quelconque, notamment par l'introduction d'une nouvelle machine dans une industrie; que le capital et la main-d'œuvre trouvent bientôt à se caser ailleurs, d'une manière plus profitable à tous égards, et que leurs souffrances, ce qui ne peut point arriver lors d'un progrès industriel, pourront considérablement être amoindries, d'autant plus même que la mesure sera moins longtemps ajournée par les ménagements qui présideront à la transition d'un régime à l'autre. Tout en proclamant, avec l'unanimité des économistes, je suppose, que le règne de la liberté commerciale arrivera infailliblement pour tous les peuples, il ne se fait pas d'illusion sur les conséquences que produira cet avénement indispensable et inévitable. Indique très-nettement toutes les phases probables que subira avec le temps la modification produite dans le prix des choses, modification qui ne se traduira pas le moins du monde par un abaissement universel, comme le supposait récemment un organe très-spirituel, mais parfaitement incompétent ratione materia (comme disent les jurisconsultes) - des défenseurs de la protection. Il n'admet pas le moins du monde que la misère puisse être supprimée, attendu que, fille de la liberté individuelle, elle est le plus souvent le résultat des vices de l'homme. Il ne fait pas d'autre promesse que celle d'un nivellement naturel des prix et formule ainsi les bienfaits de l'avenir : « Plus de produits avec la même somme de travail, moins de travail manuel, plus de travail intellectuel, ni plus ni moins. >>

En vérité, quel est l'économiste qui peut répudier une telle conclu

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sion? Je poserai la même question à propos des considérations par lesquelles M. Dupuit y arrive. A ne prendre que ce que j'ai appelé ses prolégomènes, dont je n'ai point encore parlé jusqu'à présent, je ne vois pas non plus la critique que pourrait provoquer l'un quelconque des préceptes qu'il énonce. L'homme a des besoins essentiels, naturels ou artificiels. Ses désirs sont innombrables et incessants. Ses jouissances ne sont limitées que par le travail nécessaire pour qu'il se les procure. L'augmentation de ces jouissances est le résultat du progrès industriel. La division du travail donne le maximum de produits avec le minimum de peine. Elle a pour conséquence l'échange de ces produits. L'échange direct n'est qu'exceptionnellement et rudimentairement possible. L'échange indirect engendre la marchandise spéciale à laquelle on a donné le nom de monnaie. Je ne saurais trop appeler l'attention du lecteur sur les chapitres où M. Dupuit parle de « cette espèce de voile qui empêche de voir la vérité; » toute cette partie, traitée de main de maître, abonde en aperçus originaux et hardis sur le rôle essentiel des métaux précieux et le grave problème du double étalon monétaire, sur l'influence de la quantité de monnaie existante chez une nation relativement à la valeur nominale des produits. L'échange indirect comprend deux opérations, la vente et l'achat, le vendeur voulant vendre le plus cher possible son produit, l'acheteur voulant l'acheter le moins cher possible, et tous les deux n'ayant aucun égard au prix de revient : d'où cette grande loi économique de l'offre et de la demande, à laquelle sont particulièrement assujettis les salaires. Il en est des nations comme des individus, au point de vue de l'échange : les produits ne se troquent jamais que contre des produits, très-divers (il ne faut pas l'oublier), au bout d'un certain temps et pour un ensemble de pays en relations commerciales.

Je sens bien que la brièveté nécessaire de cet article bibliographique lui donne un peu la forme d'une apologie; mais ceux qui liront l'ouvrage de M. Dupuit sauront à quoi s'en tenir sur ce point. Je suis certain qu'ils penseront, comme moi, qu'un économiste libre-penseur, — qui, s'élevant au-dessus des préjugés, des restrictions inutiles ou dangereuses, des expédients trop souvent prônés, voit et montre les choses telles qu'elles sont, va droit au but, rattache par des raisonnements irréfutables les préceptes de l'économie politique à un ensemble de propositions inattaquables,— rend un grand service à la science, en la simplifiant et partant en la vulgarisant.

E. LAME FLEURY.

ZEITSCHRIFT DES K. PREUSSISCHEN STATISTISCHEN BUREAUS (Journal du bureau de statistique prussien), par M. le docteur E. Engel. Berlin, 18€0-61. In-4o.

Sous ce titre paraît, depuis le mois d'octobre dernier, un recueil mensuel, destiné à remplacer les Communications statistiques que le prédécesseur du docteur Engel, M. le professeur Dieterici, avait fondées en 1848 et continuées jusqu'à sa mort. Le nouveau directeur du Bureau de statistique à Berlin a préféré, et avec raison, croyonsnous, la publicité d'un journal mensuel aux volumes publiés à de longs intervalles, de durée inégale. A son avis, la statistique, pour être réellement utile,« doit suivre de très près les événements auxquels elle se rapporte, et trouver la plus large publicité, parce que celle-ci est l'élément fécondant en même temps que le correctif de la statistique. » Rendre généralement accessibles les résultats des relevés et recherches statistiques, et leur assurer l'utilité pratique en les rendant promptement accessibles à tous ceux qui peuvent s'y intéresser: tel est donc le double

que poursuit M. Engel. Les premières livraisons, traitant, entre autres, de l'accroissement de la population prussienne depuis 1816, du Crédit foncier, des rccensements industriels et de leurs résultats, des émigrations, etc., répondent parfaitement à ce programme, ainsi qu'aux espérances que les travaux antérieurs de M. Engel permettaient de concevoir; on retrouve dans le « Journal » cette abondance de renseignements numériques jointe à une grande clarté et sagacité dans l'exposition, cette richesse de détails accompagnée de vues générales aussi élevées qu'ingénieuses, qui avaient déjà donné tant de valeur aux publications officielles de M. Engel sur la Saxe-royale. On ne peut que s'en réjouir, dans l'intérêt de la science et de la pratique, à voir ces éminentes qualités appliquées aujourd'hui à féconder et à exploiter un champ plus vaste, la Prusse. Mais ce champ n'est-il pas, lui aussi, trop étroit? et puisque le « Journal » ne doit pas rester exclusivement officiel, M. Engel, en rajeunissant les « Communications » (prussiennes) de M. Dieterici, ne pourrait-il pas se souvenir aussi, pour le ressusciter, de l'excellent recueil (Zeitschrift) de statistique allemande de feu le baron de Reden? A tous les égards, M. Engel est à même, mieux que personne, de reprendre cette belle et utile publication si vite interrompue, nous ne voulons pas croire définitivement abandonnée; son. «< Journal » et la statistique ne pourraient que gagner à une telle extension du cadre aujourd'hui étroitement et trop modestement tracé du nouveau recueil. J.-E. HORN.

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