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merce entre tous les pays ferait obtenir à ces pays le maximum de la richesse d'usage auquel leurs habitants peuvent légitimement prétentre, en raison de leur tenacité au travail, de leurs aptitudes, de la fécondité du sol, de la densité de la population, etc.

D'une autre part, les protectionnistes doivent être quelquefois dans le vrai, attendu que la protection, dans diverses circonstances, peut être favorable au développement de la richesse évaluée, et par suite à la puissance d'une nation.

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M. HORN se demande si ce mot de « richesse » a été bien choisi pour rendre le « wealth » de Smith; le mot de « richesse, » qui correspond peut-être mieux au rickness anglais, mène trop facilement à entendre la richesse d'une nation dans le mème sens qu'on entend la richesse d'un individu. La proposition de M. du Mesnil-Marigny et les développements qu'il vient de donner, paraissent venir à l'appui de ce doute de M. Horn. A son avis, la richesse d'une nation ne saurait aucunement se mesurer, comme se mesure généralement la richesse d'un individu, sur la quantité des valeurs, des valeurs d'échange ou d'usage, dont on dispose. La richesse que l'économie politique désire voir acquérir aux nations, la richesse au maintien et au développement de laquelle elle veut concourir, dépend beaucoup plus du bon emploi et de l'équitable répartition que des quantités de valeurs que les nations possèdent. En supposant deux États où, à population égale, la masse des valeurs d'échange et d'usage serait la mème, il y aurait encore pour l'économie politique une criante inégalité de richesse, c'est-à-dire de fortune et de bien-être, si dans l'un de ces deux Etats les valeurs d'échange et d'usage étaient plus ou moins également réparties entre tous les habitants, tandis que dans l'autre Etat, à côté d'une aristocratie ou d'une plutocratie nageant dans l'abondance, soupiraient dans la profonde misère les autres classes des populations.

Ce n'est également, pense M. Horn, que par la confusion involontaire qu'engendre dans certains esprits, les plus élevés même, l'emploi du mot « richesse » pour désigner la fortune générale, qu'on peut arriver indirectement à remettre en honneur la théorie surannée de la balance du commerce. C'est vers ce but que tend évidemment, sans le vouloir et sans s'en rendre un compte bien clair, l'honorable auteur de la proposition discutée, en venant nous dire que, si la France parvenait à accroître l'importation de ses vins en Angleterre où ils supplanteraient plus ou moins la bière anglaise, la richesse de la France s'accroîtrait de toute la somme que les Anglais payeraient pour nos vins, tandis que la richesse de la nation anglaise diminuerait dans la proportion correspondante. N'était la crainte de tomber dans le paradoxe, M. Horn retournerait la proposition; mais ce qui est certain, à son avis, c'est que

la nation anglaise, loin d'y perdre, ne pourrait qu'y gagner, si ses populations pouvaient remplacer leur bière par l'acquisition de nos vins, qu'elles trouveraient soit meilleurs, soit moins chers: parce que ce n'est qu'à l'une ou qu'à l'autre de ces deux conditions que s'opérerait la substitution du bordeaux et du bourgogne, par exemple, à l'ale et au porter. Quelques grandes brasseries anglaises en souffriraient sans doute, mais la fortune nationale, c'est-à-dire l'aisance et le bien-être des populations y gagneraient, parce que autrement le changement ne se ferait pas. Mème en prenant l'expression « richesse » dans son sens le plus étroit, il n'y aurait pas perte pour l'Angleterre, parce que les capitaux, les intelligences et les bras, rendus disponibles par la diminution dans la production des bières, ne tarderaient pas à trouver dans d'autres branches de production un emploi non moins profitable pour eux-mêmes et pourtant non moins avantageux à la richesse nationale.

Dans l'opinion de M. Horn il vaudrait donc mieux parler de la fortune ou de l'aisance nationales, expressions qui prêteraient moins à l'équivoque; mais si l'on tient au mot une fois adopté de richesse nationale, il faudrait ne jamais perdre de vue que dans cette application le mot «< richesse » a une signification essentiellement différente de celle que nous y attachons en parlant des richesses individuelles. L'individu est riche surtout par la quantité des valeurs d'échange et d'usage qu'il possède; la nation l'est surtout par la manière dont ses valeurs sont employées, exploitées et réparties.

M. WOLOWSKI fait observer que la distinction faite par M. du Mesnil peut être ramenée à des termes plus simples. Il s'agit en effet de la différence entre la valeur en échange et la valeur en usage, ou, pour employer des expressions moins abstraites, entre la valeur et l'utilité. L'évaluation de la richesse d'après le prix de vente peut conduire à des résultats inexacts; en effet la rareté, même artificielle de certains produits peut en accroître l'estimation nominale alors qu'elle diminue la richesse véritable. Lorsqu'on entend par valeur uniquement le prix de vente, et non pas la satisfaction des besoins, on aboutit à une conséquence qui demande à être contrôlée. En effet, le progrès économique tend à diminuer la valeur en augmentant la masse des produits et en diminuant le coût de revient. La richesse véritable c'est l'abondance des objets.

M. Wolowski ajoute que la richesse générale du pays comprend autre chose que la somme des fortunes individuelles; il faut y ajouter la fortune publique, qui se compose en majeure partie de travaux qui échappent à une évaluation directe et qui produisent d'une manière indirecte, sans donner un revenu propre; tels sont les chemins, canaux,

ports, etc. La multiplicité de ces grands travaux, accomplis d'une manière utile, est le principal élément de la puissance productive des pays civilisés.

M. DE LAVERGNE, membre de l'Institut, pense qu'il ne faut pas attacher tout à fait autant d'importance à cette distinction entre la valeur en échange et la valeur en usage. La véritable richesse consiste dans la masse des objets qui peuvent servir à satisfaire nos besoins. Le mot dont se sert Adam Smith, et qu'on traduit ordinairement par richesse des nations (wealth of nations), veut beaucoup plus dire bien-être que richesse. Le nombre des produits consommables ne peut d'ailleurs s'accroitre sans que la richesse évaluée s'accroisse aussi. Dès qu'on admet que la liberté des échanges augmente les produits en usage, on doit admettre aussi qu'elle augmente les valeurs en échange. La supériorité des peuples qui peuvent à un moment donné réunir de grandes ressources financières, tient autant et même d'avantage à la masse de leurs produits consommables qu'à celle de leurs valeurs échangeables. En somme, la nation la plus riche est celle qui produit le plus.

Il y a cependant, dans l'observation de M. du Mesnil-Marigny, un côté vrai qu'il ne faut pas négliger, même dans ce qu'il peut avoir de contraire à la doctrine absolue du libre-échange. C'est le même point de vue déjà développé avec une profondeur qui n'est malheureusement pas sans obscurité, par M. Stuart Mill, dans son chapitre sur les valeurs internationales. En poussant à ses dernières conséquences la théorie des produits spéciaux à chaque peuple, on arrive à constituer de véritables monopoles, et dans un moment donné, la nation qui possède le monopole de la production la plus nécessaire, peut en profiter pour imposer des prix excessifs et accroître démesurément les valeurs en échange, ou même pour porter atteinte à l'indépendance des autres peuples. Il y a là un danger qu'il ne faut pas grossir, mais qui n'en est pas moins réel dans une certaine mesure.

M. JOSEPH GARNIER rappelle que la distinction des deux richesses s'est naturellement présentée à l'esprit de tous ceux qui se sont occupés de ce sujet. On la trouve dans Aristote, plus tard dans Locke et les discussions des physiocrates; mais Adam Smith en précisant mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, en distinguant la valeur en usage et la valeur en échange, au début de son livre, et en faisant ressortir cette distinction dans ses analyses, Adam Smith a fait faire un grand pas à là science. Malheureusement, en se servant du mot valeur pour désigner les deux idées, il a introduit dans la langue une confusion dont les économistes ont eu quelque peine à se tirer, quand ils s'en sont tirés. On écarte en grande partie cette confusion en évitant de faire des mots richesse, uti

lité, valeur, des synonymes. La richesse est tout ce qui sert à satisfaire les besoins; l'utilité et la valeur en sont les qualités. Il y a des richesses qui n'ont que la première qualité; il y en a un plus grand nombre qui ont les deux ; et la valeur n'existe pas sans l'utilité.

M. du Mesnil-Marigny se trompe quand il dit que les économistes n'ont fait entrer que la richesse évaluée dans le sujet de l'économie politique; un très-grand nombre ont fait le contraire, et Rossi professait qu'en négligeant la valeur en usage ou mutilait la science; ce sont ses expressions.

M. du Mesnil-Marigny a peut-être amélioré le langage en exprimant cette distinction par deux qualificatifs ajoutés au mot richesse et en disant richesse évaluée et richesse d'usage; c'est ce qui reste à voir par l'expérience des discussions. Mais il faut remarquer qu'il y a du louche dans ces deux expressions; car la richesse d'usage s'évalue, et la richesse évaluée est basée sur une richesse d'usage. En cas de réussite, M. du Mesnil-Marigny aurait fait faire un progrès à la nomenclature et à la science, car tous les perfectionnements de la langue dans une science de raisonnement ont de l'importance.

Un autre progrès ce serait le moyen d'estimer la richesse d'usage, qui mérite d'être examiné de près; car il s'agit en réalité d'exprimer toute utilité en valeur. A cet égard, M. Joseph Garnier voudrait bien que M. du Mesnil-Marigny eût été heureusement inspiré; mais il craint que M. du Mesnil ne se fasse illusion; car il ne s'agit pas tant de faire une définition exacte de la richesse que de trouver la mesure exacte de l'utilité et de la valeur, à l'aide de laquelle il serait possible de faire la comparaison des richrsses nationales, comparaison que J.-B. Say qualifie de quadrature du cercle.

Quant à la conciliation des libre-échangistes et des protectionnistes, qui résulterait de la distinction, non découverte mais autrement formulée par M. du Mesnil-Marigny, il est à craindre encore que ce ne soit une illusion par l'effet de ses formules. Les libre-échangistes n'ont raison que parce qu'en considérant la richesse en elle-même, la richesse positive, la richesse d'usage, les utilités, comme on a encore dit, ils basent leur argumentation sur la nature des choses. Les protectionnistes sont dans le faux, parce qu'en ne considérant que la richesse évaluée, le haut prix des choses, ils invoquent des prémisses qui les font aboutir à la balance du commerce et à la théorie de la disette, c'est-à-dire à l'absurde. Or M. du Mesnil-Marigny est victime du même sophisme, en croyant que la force d'une nation, en tant qu'on la résume dans sa force militaire, dépend de sa richesse évaluée. Les canons, les navires, le matériel de guerre, ainsi que l'a déjà fait remarquer M. de Lavergne, sont avant tout des richesses d'usage, et les zouaves ne consomment pas autre chose

que des richesses d'usage achetées avec le numéraire provenant de l'impôt et équivalant d'autres richesses d'usage.

M. Joseph Garnier pense avec M. Horn qu'il est indispensable, pour éclaircir cette question, de distinguer entre la richesse individuelle et la richesse des nations (dont il ne voudrait cependant faire un synonyme de bien-être et d'aisance qui sont des effets de la richesse, ni d'un bon emploi et d'une juste répartition qui sont d'autres moyens d'arriver à cet effet); sans cela on ne peut rien entendre à la question de la monnaie et à d'autres qui ne sont autres que des phases diverses de celles posées par M. du Mesnil-Marigny. Adam Smith, en disant << richesse des nations, »> si tant est qu'on ait bien traduit sa pensée, employait par habitude une formule de la théorie de la balance du commerce. En fait, il n'y a d'autre richesse des nations que la somme des richesses individuelles, plus, selon la juste remarque de M. Wolowski, les richesses collectives propriétés publiques, routes, etc.

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M. le président, dans un exposé final, passe en revue les avis qui viennent d'être exprimés; il abonde ensuite dans le sens de M. Horn et voit la véritable richesse dans l'ample consommation de toutes choses, procurant l'aisance et le bien-être des populations.

M. DE LAVERGNE croit que M. Renouard donne une importance trop exclusive à la consommation. La richesse d'une nation ne se compose pas seulement de ce qu'elle consomme, il faut y joindre aussi ce qu'elle épargne, car si elle n'épargnait pas en même temps qu'elle consomme, elle irait en s'appauvrissant, elle vivrait sur son capital. En épargnant, au contraire, elle prépare pour l'avenir de nouveaux moyens de production, et il faut toujours en revenir à ceci, que la richesse d'une nation se mesure par ce qu'elle produit, c'est-à-dire par le développement de son agriculture, de son industrie et de son commerce.

M. RENOUARD réplique qu'il ne croit pas être en désaccord avec M. de Lavergne et qu'il comprend les épargnes dans un bon emploi de la richesse.

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