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tions de bien-être d'autant plus opiniâtres qu'elles étaient moins avouées. On parlait beaucoup de droits pour aboutir à des faits. Au fond le désir et le sentiment de l'aisance dominaient ce travail des esprits et s'en dégageaient visiblement. Autrefois il n'y avait d'aisance, dans la sérieuse acception du mot, que pour le petit nombre. Certaines classes en jouissaient par privilége; les autres n'y aspiraient pas; c'était un domaine fermé. L'industrie demeurait en harmonie avec ce régime; elle avait, dans le travail à la main, un instrument suffisant pour défrayer les fantaisies des uns et les besoins les plus urgents des autres. Il n'en fut plus de même quand la bourgeoisie eut brisé ses cadres et que le peuple se fut confondu dans ses rangs. Des clients nouveaux parurent alors sur le marché et en tel nombre et avec de tels besoins que les anciens moyens de production eussent été impuissants à les satisfaire. De là des procédés plus économiques et plus ingénieux qui, en allégeant la tâche, multipliaient les produits et en diminuaient le prix. Tous ces phénomènes s'enchaînent, viennent dans leur ordre, sont en germe les uns dans les autres. Le travail mécanique, la création des grands ateliers, la vapeur employée comme agent, l'analyse plus savante des propriétés des corps et l'appréciation plus exacte de leurs conditions industrielles, étaient la conséquence de cette consommation agrandie qui peu à peu se déclarait non-seulement sur nos marchés, mais sur tous les points du globe où pénétrait le génie de l'Europe en les initiant aux bienfaits de notre civilisation. Ici encore on peut dire que l'esprit a précédé la matière, et que si la semence a levé, c'est que le sol était préparé pour la

recevoir.

Dans un coup d'œil rapide on peut embrasser la révolution du produit manufacturier comme on a embrassé celle du produit agricole. En remontant à un siècle, on ne trouve le coton en Europe qu'à l'état d'industrie domestique et pour des usages restreints. On le file au rouet ou au fuseau, on le tisse sur des métiers informes. Les ports de la Méditerranée le reçoivent des pays levantins tout préparé et en quantités minimes. L'Angleterre seule a un embryon de fabrication, et c'est à Manchester qu'en est le siége. Le docteur Percival évalue à cinq millions de francs les produits de cette industrie de famille au moment de l'avénement de George III, c'est-à-dire en 1760. Ce chiffre a même été contesté, comme empreint d'exagération. Mais on touche alors à une métamorphose. L'instrument élémentaire ne pouvait filer qu'un fil à la fois; James Hargraves, charpentier à Blackburn, dans le comté de Lancastre, imagina, en 1767, un mécanisme qui filait huit fils; c'était le

Spinning-Jenny, d'où devait sortir le banc à broches. Dès ce moment les inventions se succèdent; Arkwright, en 1769, Samuel Crompton, en 1779, s'emparent de l'idée d'Hargraves pour la développer et la perfectionner. On arrive ainsi au Mull-Jenny, qui, avec quelques améliorations, est resté le type de la machine à filer. Arkwright, dans ses premiers essais, ne dépassait pas vingt broches; après lui on alla jusqu'à cent, deux cents broches et plus récemment à mille. Un dernier pas a été fait dans le métier automate, le Self-Acting des Anglais qui se renvide de lui-même. Trois ouvriers suffisent aujourd'hui pour la même tâche, qui exigeait autrefois cinq cents fileuses à la main. Ainsi marcha la révolution pour le métier à filer, rapidement et sûrement; pour le métier à tisser elle fut plus lente. Ce dernier ne réussit qu'au prix de vingt ans de tâtonnements; avant d'être l'instrument d'innombrables fortunes, il devait causer la ruine de son inventeur, le Révérend Edmond Cartwright, au secours duquel le Parlement se porta en lui votant une récompense de dix mille livres sterlings. En même temps d'autres procédés étaient appliqués aux préparations accessoires, au cardage, au battage, à l'étirage, au peignage, de telle sorte qu'il n'y eût bientôt plus rien, dans la manufacture, qui ne relevât de cette force mécanique, destinée à disposer, avec une implacable régularité, des services des hommes et de la transformation des matières.

Quelles ont été les suites de ce changement dans les procédés de fabrication? On va le voir. Au fond ces procédés nouveaux étaient bien simples et il ne semblait pas qu'il en dût sortir tant de sujets d'étonnement. Quelques roues dentées, des cylindres à cannelures, des boudins, des aiguilles, des battants, des bielles, des courroies, le tout combiné de manière à produire certains effets de torsion, d'étirage et de tissage, voilà le mécanisme réduit à une décomposition succincte. L'industrie moderne en a été renouvelée. Appliqué aux matières textiles et servi par la vapeur, ce mécanisme a répandu plus de richesses sur le monde que toutes les mines d'or et d'argent, anciennes et récentes. Pour l'industrie du coton, il a conduit, en soixante ans, la consommation des divers articles qu'elle embrasse d'une valeur de vingt à vingt-cinq millions de francs à une valeur de quatre milliards et demi. C'est en Angleterre surtout que l'élan a été prodigieux. Il y a un siècle on y employait à grand'peine huit millions de kilogrammes de coton ; il en a été employé, en 1859, 442,976,000 kilogrammes. Depuis le jour où Hargraves mettait en mouvement son métier à huit fils, et qu'Arkwright, par un premier perfectionnement, le portait à vingt, les bancs à bro

ches se sont tellement multipliés qu'on évalue à 33,000,000 le nombre des broches maintenant en activité dans les filatures anglaises, c'està-dire l'équivalent de trente millions de fileuses à la main. On sait en outre, d'après des données précises, que 45,000 broches sortent chaque semaine des ateliers de machines pour augmenter ce matériel des filatures. Dans le métier à tisser, même progression; on en compte trois cent mille et deux mille six cents manufactures. Quatre cent mille ouvriers sont directement employés à ces diverses fabrications, et quatre millions de personnes en vivent directement ou indirectement. Tels sont les renseignements que les délégués des Chambres de commerce de Manchester et de Glascow viennent de fournir au conseil d'enquête institué par notre gouvernement, et il faut les accepter avec d'autant plus de confiance, qu'ils émanent d'hommes autorisés et peu intéressés à exagérer les forces de leurs industries.

Les autres États de l'Europe ont suivi ce mouvement, quoique d'un peu loin. La France ne s'y engageait qu'au début du siècle et au milieu des guerres et des blocus, avec une certaine hésitation. Par un contraste que les circonstances expliquent, cette filature mécanique, qui, en Angleterre, avait enrichi ses inventeurs, causa la ruine de ceux qui en dotèrent notre pays. Richard Lenoir succomba là où Arkwright avait si bien réussi. Oberkampf, plus heureux, dut son succès aux toiles peintes dont l'art français s'empara avec une supériorité qui ne s'est plus démentic. La voie n'en était pas moins frayée, et au retour de la paix nos fabricants y marchèrent d'un pas plus sûr. De 1815 à 1860 on assiste au développement de notre industrie du coton. Graduellement la consommation s'élève de 8 millions de kilogrammes à 84 millions en 1859; le nombre des broches arrive à près de 6 millions. La Belgique, la Suisse, l'Allemagne ne restent pas en arrière. La Belgique a 800,000 broches; le Zollverein, 2,500,000; l'Autriche, 2,000,000; la Suisse, 1,500,000; le reste de l'Europe environ 5,000,000. En même temps, de l'autre côté de l'Atlantique s'élevait une concurrence qui, plus récente, a pris, sur-le-champ, des proportions qui donnent à réfléchir. Dans son génie actif, l'Amérique du Nord s'est demandé s'il lui convenait de laisser à l'Europe les bénéfices d'une fabrication dont elle fournit l'aliment. Elle a calculé qu'il y aurait avantage à mettre en œuvre sur place, à moins de frais, une matière dont on tire au loin un si grand parti. L'exécution a suivi de près le calcul, et autant qu'on peut s'en rapporter à des évaluations approximatives, les États-Unis compteraient, à la date où nous sommes, plus de huit millions de broches en

activité. En récapitulant ce matériel, on arrive à cinquante millions de broches, sur lesquelles l'Angleterre aurait pour sa part un contingent de trente-trois millions.

Tel est l'ensemble de ce mouvement dont j'aurai plus tard, région par région, à établir le détail et à fixer le caractère. On voit avec quelle grandeur et quelle puissance il procède. Ce coton, dont l'emploi était naguère restreint, domine désormais dans la consommation, et sans rien exclure, y gagne incessamment du terrain. Quel est le secret de cette fortune? Le bon usage et le bon marché. Le coton ne suppléait pas les autres matières, il les complétait. Il ne pouvait lutter contre la soie pour la richesse, contre la laine pour la préservation du corps, contre le lin pour la résistance et l'éclat, il se mariait à ces divers produits, en leur laissant leurs clients, et cherchant les siens ailleurs, il éveillait et contentait des besoins nouveaux. Tout en se réservant une part dans les articles de luxe et quoique susceptible de revêtir les formes les plus élégantes, c'est surtout aux destinations utiles qu'il a visé, c'est aux petites bourses qu'il s'est adressé. Pour cela, il a fallu que ses prétentions fussent modestes et que chaque jour il les réduisit. Parmi les classes qui vivent du salaire ou d'un revenu limité, il apportait, avec une grande variété de combinaisons, la convenance des prix et de l'emploi. C'était là son rôle et on peut dire qu'il l'a bien rempli. Le mètre d'indienne, qui, au début du siècle, coûtait de 6 à 7 francs, et il y a trente ans, de 3 fr. à 3 fr. 50 cent., est descendu à 60 et 50 cent. le mètre; le calicot ne vaut que 40 cent. et il en est même que l'on cède au-dessous. Par ces seuls chiffres le succès du coton s'explique. Accessible à tous, il est devenu populaire, il a pénétré là où ne pénétrait aucun produit analogue, plus coûteux et moins multiplié; il a excité la consommation en même temps qu'il la défrayait, il a mérité et conservé la faveur du public par ses services et un travail constant sur lui

même.

Si utile à ceux qui le consommeut, le coton l'a-t-il été au même degré à ceux qui le mettent en œuvre? Sur ce point, il faut le dire, les avis sont partagés. C'est au coton que l'on doit la révolution qui s'est opérée dans l'économie du travail et qui, peu à peu et par la force des choses, tend à supprimer l'atelier domestique au profit de l'atelier collectif. Tel a été et doit être de plus en plus l'effet des découvertes dont le coton a été l'objet et la cause. En disciplinant la vapeur et en la mettant au service de l'homme, la science a du même coup créé l'agglomération manufacturière et porté une atteinte profonde à l'activité qui avait 15 janvier 1861.

2e SÉRIE. T. XXIX.

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le toit de la famille pour abri. Devant cette fatalité inexorable, comment oublier les avantages d'un régime qui, depuis tant de siècles, avail prévalu dans l'exercice des industries? Comment assister sans regret au bouleversement de tant d'existences, aux souffrances et aux misères inséparables d'un changement de condition? Même aujourd'hui que cette révolution est plus d'à moitié accomplie, des milliers de tisserands luttent encore dans nos campagnes contre cette force qui doit les brise si elle ne les absorbe pas! Les Vosges, la Normandie, l'Alsace, la Bretagne, l'Artois, le Hainaut, les Flandres et d'autres provinces encore comptent des légions d'ouvriers qui restent attachés à leurs métiers de ménage comme à un dernier débris. Ils voient monter le flot qui les doit engloutir, et plutôt que de chercher un refuge ailleurs, ils l'attendent avec une énergie désespérée. La manufacture a beau empiéter su eux, ils lui tiennent tête; ils se résignent aux réductions de salaires. aux chômages, aux privations; en vaillants soldats ils aimeront mieux mourir que de rendre leurs armes. Quand on a vu de près comme moi ces derniers défenseurs de l'industrie domestique, recueilli leurs plaintes, calculé leurs ressources, on se sent pris d'une compassion profonde. L'illusion n'est cependant pas permise. En comparant ces instruments imparfaits avec les appareils perfectionnés des manufactures, cette main-d'œuvre élémentaire avec la main-d'œuvre organisée, on comprend que la vie se retire de ces ateliers de campagne; si dignes d'intérêt qu'ils soient, il sont, pour certaines industries du moins, irrévocablement condamnés.

Pour adoucir ce que ces violentes exécutions ont de douloureux, c'est à un autre point de vue qu'il faut se placer. Les époques de transition sont toujours rudes pour la génération qui les subit; l'essentiel, c'est qu'elles soient fécondes. Au fond, le mal causé par la manufacture est plus apparent que réel; elle a déplacé le travail, cela est vrai; mais loin de le supprimer, elle l'a accru et dans une proportion considérable. Là où il fallait autrefois mille bras, elle n'en emploie plus que vingt, mais grâce à l'élan qu'elle a imprimé à la production, tous les bras qu'une industrie occupait peuvent entrer dans ses cadres incessamment agrandis. Supposons, par exemple, que les cinquante millions de broches que la filature de coton met en mouvement fussent remplacés par des fuseaux et des rouets, où seraient les populations pour défrayer une semblable besogne? C'est par millions et millions qu'il faudrait les compter. Et à quel prix faudrait-il réduire les salaires pour que le travail domestique se mit au niveau du travail manufacturier dans toutes ses condi

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