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Nous citerons encore, en réponse à M. de Lavergne, le fait suivant, relaté dans les voyages de M. de Humboldt:

Aux pieds des montagnes du Mexique, des populations considérables vivent dans une grande aisance, en se contentant de remuer légèrement la terre à l'entour des bananiers qui les nourrissent. Et cependant ces populations n'ont qu'une très-faible richesse évaluée.

Ne s'attacher qu'à l'accroissement de la richesse d'usage serait donc, d'après nous, une faute, car la nation qui a la plus grande richesse d'usage peut n'avoir qu'une très-médiocre richesse évaluée. D'un autre côté, nous blâmerions encore davantage ceux qui, négligeant la richesse d'usage, ne voudraient s'occuper que de la richesse évaluée.

Nous reviendrons, du reste, sur ce sujet en répondant à M. Joseph Garnier.

M. JOSEPH GARNIER, professeur d'économie politique à l'école des Ponts et Chaussées, rappelle que la distinction des deux richesses s'est naturellement présentée à l'esprit de tous ceux qui se sont occupés de ce sujet. On la trouve dans Aristote; plus tard dans Locke et les discussions des physiocrates; mais Adam Smith en précisant mieux qu'on ne l'avait fait avant lui, en distinguant la valeur en usage et la valeur en échange, au début de son livre, et en faisant ressortir cette distinction dans ses analyses, Adam Smith a fait faire un grand pas à la science. Malheureusement, en se servant du mot valeur pour désigner les deux idées, il a introduit dans la langue une confusion dont les économistes ont eu quelque peine à se tirer, quand ils s'en sont tirés. On écarte en grande partie cette confusion en évitant de faire des mots richesse, utilité, valeur, des synonymes. La richesse est tout ce qui sert à satisfaire les besoins; l'utilité et la valeur en sont les qualités. Il y a des richesses qui n'ont que la première qualité; il y en a un plus grand nombre qui ont les deux; et la valeur n'existe pas sans l'utilité.

M. du Mesnil-Marigny se trompe quand il dit que les économistes n'ont fait entrer que la richesse évaluée dans le sujet de l'économie politique; un très grand nombre ont fait le contraire, et Rossi professait qu'en négligeant la valeur en usage on mutilait la science; ce sont ses expressions.

R.- Nos paroles ont été mal interprétées, par M. J. Garnier, nous avons seulement prétendu, et nous soutenons qu'aucun économiste n'a encore donné des formules exactes pour mesurer, soit la

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SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE POLITIQUE.

richesse évaluée des nations, soit leur richesse d'usage. Nous avons déjà cité l'opinion de J.-B. Say, cet illustre économiste s'exprime ainsi :

CELA MONTRE QU'ON NE PEUT COMPTER SUR AUCUN RÉSULTAT POSITIF, EN COMPARANT la richesse d'UN PAYS AVEC CELLE D'UN AUtre. C'est

LA QUADRATURE DU CERCLE DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE. Nous ajouterons encore que M. Hippolyte Passy, membre de l'Institut, à l'article VALEUR du Dictionnaire de l'Economie Politique, affirme qu'ELLE (la richesse des nations) NE SAURAIT ÊTRE ÉVALUÉE EN AUCUNE MANIÈRE.

M. du Mesnil-Marigny a peut-être amélioré le langage en exprimant cette distinction par deux qualificatifs ajoutés au mot richesse et en disant richesse évaluée et richesse d'usage; c'est ce qui reste à voir par l'expérience des discussions. Mais il faut remarquer qu'il y a du louche dans ces deux expressions; car la richesse d'usage s'évalue, et la richesse évaluée est basée sur une richesse d'usage.

R.- Le louche que M. J. Garnier attribue aux formules que nous avons données n'existe pas, attendu que ces formules donnent, en francs ou en livres sterlings, l'appréciation de la richesse évaluée des nations, et font estimer leur richesse d'usage en unités d'une autre espèce.

En cas de réussite, M. du Mesnil-Marigny aurait fait faire un progrès à la nomenclature et à la science, car tous les perfectionnements de la langue dans une science de raisonnement ont de l'importance.

Un autre progrès ce serait le moyen d'estimer la richesse d'usage, qui mérite d'être examiné de près; car il s'agit en réalité d'exprimer toute utilité en valeur. A cet égard, M. Joseph Garnier voudrait bien que M. du Mesnil-Marigny eût été heureusement inspiré; mais il craint que M. du Mesnil-Marigny ne se fasse illusion; car il ne s'agit pas tant de faire une définition exacle de la richesse que de trouver la mesure exacte de l'utilité et de la valeur, à l'aide de laquelle il serait possible de faire la comparaison des richesses nationales, comparaison que J.-B. Say qualifie de quadrature du cercle.

R.- Nous n'avons pu donner la mesure de l'utilité et de la valeur, car ces deux mots représentant chacun une idée abstraite, sans relation avec les choses, ne sont susceptibles d'aucune mesure; mais nous prétendons avoir trouvé les définitions exactes

de la richesse d'usage des peuples et de leur richesse évaluée ; et de plus avoir traduit ces définitions en formules algébriques, de manière à pouvoir apprécier, en toute vérité, ces deux espèces de richesses.

Quant à la conciliation des libres échangistes et des protectionnistes, qui résulterait de la distinction, non découverte mais hautement formulée par M. du Mesnil-Marigny, il est à craindre encore que ce ne soit une illusion par l'effet de ses formules. Les libres échangistes n'ont raison que parce qu'en considérant la richesse en elle-même, la richesse positive, richesse d'usage, les utilités, comme on a encore dit, ils basent leur argumentation sur la nature des choses. Les protectionnistes sont dans le faux, parce qu'en ne considérant que la richesse évaluée, le haut prix des choses, ils invoquent des prémisses qui les font aboutir à la balance du commerce et à la théorie de la disette, c'est-àdire à l'absurde. Or, M. du Mesnil-Marigny est victime du même sophisme, etc.

R. Bien qu'on nous reproche d'être victime d'un sophisme, nous ne pourrions être sérieusement accusé de soutenir la théorie de la disette, car dans notre formule de la richesse évaluée d'un peuple, il est un terme négatif qui fait diminuer cette richesse, lorsque le fléau de la disette vient à le frapper.

Quant à la balance du commerce, déjà, dans notre réponse à M. Horn, nous avons fait justice de ce système absurde, et nous n'avons plus à y revenir.

Or, M. du Mesnil-Marigny est victime du même sophisme, en croyant que la force d'une nation, en tant qu'on la résume dans sa force militaire, dépend de sa richesse évaluée. Les canons, les navires, le matériel de guerre, ainsi que l'a déjà fait remarquer M. de Lavergne, sont avant tout des richesses d'usage, et les zouaves ne consomment pas autre chose que les richesses d'usage achetées avec le numéraire provenant de l'impôt et équivalant d'autres richesses d'usage.

R.-Nous avons déjà fait observer, en répondant à M. de Lavergne, que deux nations, contenant le même nombre d'individus, et jouissant toutes les deux d'une très grande aisance, et même d'aisance pareille, peuvent être partagées très inégalement, sous le rapport des capitaux, dans la proportion de un à dix par exemple. Or, nous le demandons, la nation, avantagée en capitaux, n'a-t-elle pas sur

l'autre (comme nous l'avons déjà reconnu), une prééminence des plus marquées pour se procurer toute espèce d'engins guerriers?

Ajoutons que la richesse d'usage, chez les divers peuples, ne diffère pas d'une manière très sensible, car les publicistes ont de la peine à se mettre d'accord pour reconnaître qui, de l'Angleterre, de la France, de l'Allemagne, de la Belgique, de la Hollande, de la Russie, possède la plus grande aisance (la raison en est que, d'une part, l'augmentation de la richesse d'usage fait en général surgir une population nouvelle, qui vient se partager cette augmentation, et que, d'autre part, une plus grande mortalité ne manque jamais de survenir, lorsque la richesse d'usage diminue); tandis que les richesses évaluées des peuples présentent une énorme disparité. N'est-il pas certain que la richesse évaluée de Russie est, à égalité de population, seulement le cinquième ou le sixième de celle d'Angleterre, et peut-ètre le dixième ou le vingtième, si l'on compare ces richesses pour une même étendue de territoire?

On prétend encore que les engins guerriers font partie de la richesse d'usage. Mais cette assertion ne peut se soutenir, car personne ne se loge dans un canon, ne mange de la poudre à fusil, et ne se sert d'une cuirasse pour vêtement.

Il résulte de ces considérations que les peuples ne peuvent se procurer sûrement les ressources de guerre, qu'un reste de barbarie rend encore indispensables, qu'en s'appliquant à accroître leur richesse évaluée, et qu'ils suivraient une fausse direction, en voulant trouver ces mêmes ressources dans l'accroissement de leur richesse d'usage.

Si donc toutes les mesures prises par un gouvernement ne tendent uniquement qu'à développer la richesse d'usage, c'est à dire, à multiplier les marchandises de consommation, le développement de richesse d'usage qui en résultera, n'étant que médiocre, ne servira que faiblement à un peuple pour repousser l'ennemi : et surtout pour envahir son territoire. En supposant même que ce développement soit considérable, dans l'hypothèse où les marchandises de consommation n'auraient pas une valeur d'échange élevée (ce qui nous ramène indirectement à la richesse évaluée), ce

peuple n'aura encore qu'une action très restreinte sur les nations étrangères; mais si, en sacrifiant une petite partie de son bienêtre, on peut rendre sa richesse évaluée cinq à six fois plus considérable, on lui fera acquérir alors une puissance relative formidable. Remarquons que cette diminution de bien-être ne doit être exigée que dans les circonstances impérieuses où la protection est utile à la richesse évaluée, car maintes fois, il peut arriver que la protection nuise à cette même richesse et doive être remplacée, avec toutes sortes d'avantages, par le libre échange.

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M. Joseph Garnier pense avec M. Horn qu'il est indispensable, pour éclaircir cette question, de distinguer entre la richesse individuelle et la richesse des nations (dont il ne voudrait cependant faire un synonyme de bien-être et d'aisance qui sont des effets de la richesse, ni d'un bon emploi et d'une juste répartition qui sont d'autres moyens d'arriver à cet effet), sans cela on ne peut rien entendre à la question de la monnaie et à d'autres qui ne sont autres que des phases diverses de celles posées par M. du Mesnil-Marigny. Adam Smith, en disant « richesses des nations,» si tant est qu'on ait bien traduit sa pensée, employait par habitude une formule de la théorie de la balance du commerce.En fait, il n'y a d'autre richesse des nations que la somme des richesses individuelles, plus, selon la juste remarque de M. Wolowski, les richesses collectives, propriétés publiques, routes, etc.

R.-Nous sommes en désaccord avec M. J. Garnier. Selon nous, la richesse des nations doit être considérée sous deux aspects différents. En premier lieu, au point de vue du bien être, dont elles jouissent, et en second lieu, au point de vue du capital dont elles peuvent disposer; et si l'économie politique n'est pas encore arrivée à l'état de science exacte, c'est parce que cette distinction n'a pas encore été faite d'une manière tranchée.

M. LE PRÉSIDENT RENOUARD, Conseiller à la Cour de cassation, dans un exposé final, passe en revue les avis qui viennent d'être exprimés; il abonde ensuite dans le sens de M. Horn et voit la véritable richesse dans l'ample consommation de toutes choses, procurant l'aisance et le bien-être des populations.

R.-Nous laissons M. de Lavergne répondre à M. le président.

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