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provenance ne seront pas restés en arrière de ce mouvement. Ainsi, en chiffres ronds, la France aurait importé 115 millions de kilog. de coton dans le cours de douze mois. Pour 36 millions d'habitants, c'est au delà de 3 kilog. par tête. L'Angleterre, il est vrai, est bien en avant de cette proportion. Si on répartit sur ses 29 millions d'habitants, les 445 millions de kilog. accusés par les délégués des chambres de commerce de Manchester et de Glascow, on trouve par tête 15 kilog. et une fraction. Mais cet écart de 1 à 4, s'il est réel pour l'activité relative, ne l'est pas pour la consommation respective des deux pays. Il faut, dans la destination des produits, distinguer ceux qui se consomment sur place de ceux qui vont chercher des clients au dehors. C'est sur la première de ces catégories que le rapprochement, pour être exact, doit uniquement porter. En suivant cette marche, le résultat que j'ai obtenu aboutirait à une consommation par tête de 2 kilog. et demi pour la France et de quatre kilog. pour l'Angleterre. Tout cela, bien entendu, en coton brut et non en tissu.

Il n'est pas sans intérêt de comparer ces résultats avec ceux qu'ont constatés, dans une période récente, des hommes très-experts et auxquels le sujet était familier. A la suite de l'Exposition universelle de Londres, une commission que présidait notre savant confrère, M. Charles Dupin, a publié une série de documents où toutes les industries sont passées en revue. La publication qui concerne le coton est de 1854. A cette date, notre importation n'était que de 64 millions de kilogr., l'importation anglaise de 277 millions. La consommation régnicole était évaluée pour la France à un kilog. et demi par tête, pour l'Angleterre à 2 kilog. et demi. Nous aurions donc gagné en six ans un kilog., tandis que nos voisins en gagnaient un et demi. Je crois que cette proportion sera modifiée avec le temps, et voici sur quels motifs je me fonde. D'abord, en tant qu'arriérés, nous avons plus de conquêtes à faire et plus de besoins à desservir. Puis, et c'est un point capital, nous entrons dans une voie où nos concurrents nous ont précédés. Le dégrèvement des matières brutes est déjà ancien pour eux; pour nous il est tout nouveau. Les effets de la mesure ont été, de l'autre côté de la Manche, aussi complets que possible; la concurrence entre les fabricants a pu agir sur le niveau des prix et assurer au consommateur, comme c'était justice, l'entier bénéfice du droit supprimé. Chez nous il n'en est point encore ainsi nous en sommes à ce que j'appellerai les surprises d'un dégrèvement. Pour les hommes de quelque expérience, cette période de transition était prévue. Il y a toujours

une heure où le régime qui se retire est en lutte avec celui qui arrive. En dégrevant les matières on étendait le marché pour une production qui n'était point accrue; en d'autres termes, on excitait la demande avant que l'offre eût obéi au même stimulant. De là entre les fabricants une sorte d'entente pour s'attribuer en excès une partie des sommes dont le fisc venait de se dessaisir. Cette entente n'avait rien d'artificiel; elle ne provenait pas d'un concert préalable; elle était dans la nature des choses. Les intermédiaires, de leur côté, achevaient de glaner tout ce qu'une chance inattendue mettait à leur disposition. C'est ainsi que, pour les cotons, comme pour le sucre et le café, les libéralités de la loi ne sont pas toutes allées d'emblée à leur véritable adresse, c'est-à-dire au consommateur. Il n'y a là qu'un accident, qui cessera avec les causes qui l'ont produit. La durée des dégrèvements leur restituera leur caractère et diminuera de jour en jour la part qu'en ont détournée les intérêts privés, avec leur habileté et leur vigilance accoutumées. Un moment viendra où la même force des choses qui a agi dans un sens agira dans l'autre et où la production, en se développant, fera d'elle-même justice de ses prétentions dans ce qu'elles ont d'exagéré. Alors la franchise des droits, après quelques déviations, ira pleinement à son but, et il est à croire que la distance qui sépare la consommation anglaise de la nôtre en sera profondément affectée.

Quand on aime son pays, c'est sur ce puissant exemple qu'il faut avoir l'œil constamment attaché. Il est difficile, avec quelque fierté dans le cœur, de s'incliner sans murmurer devant une supériorité que l'on déclare inattaquable. Lorsqu'on voit, par exemple, que dans la dernière campagne, sur 3,774,587 balles de coton d'Amérique, expédiées pour les ports de l'Europe, l'Angleterre a eu pour sa part 2,669,132 balles, et la France 589,587 balles seulement, il y a lieu de se demander si c'est là notre lot définitif et s'il n'y a rien à entreprendre contre cette activité envahissante. L'industrie américaine est née d'hier et déjà elle nous dépasse de beaucoup; son contingent est de 978,043 balles. Loin de moi la pensée de méconnaître les pas considérables qu'a faits notre industrie du coton dans le cours des quarante dernières années; ses efforts, ses succès ont été, de la part de juges autorisés, l'objet d'éloges auxquels je m'associe très-volontiers. Il est certain que sa marche est celle d'un flot qui monte, et quand on ne compare pas, il est permis de s'en enorgueillir. La comparaison seule tempère ce sentiment. Malgré tout, un écart subsiste et on a vu dans quelle proportion. Est-ce donc là, comme on l'assure, une de ces nécessités de position qu'il faut su

bir en s'y accommodant, sous peine de se nuire en cherchant à les vaincre? Divers motifs ont été allégués à l'appui de cette opinion qui procède d'une extrême défiance de nos forces. On a fait valoir les points sur lesquels, quoi qu'on fasse, nous resterons subordonnés : l'ancienneté de la possession, l'étendue des débouchés, la puissance du capital, le génie industriel, l'aptitude des populations, les avantages naturels du sol, le coût des instruments, les conditions du salaire, le prix des subsistances, les habitudes morales. Dans la suite de ce travail, j'examinerai en leur ordre et à l'épreuve des faits ces objections souvent reproduites, et en en dégageant ce qu'elles ont de fondé, j'espère montrer avec évidence ce qu'elles ont d'excessif. Je le ferai sans esprit de système et dans toute la sincérité de mes impressions. Il me semble que là où les industries européennes sont en présence, il faut ne se mettre ni trop haut ni trop bas, mais se maintenir dignement à sa place. Ce que j'ai vu parmi nos populations d'ouvriers et dans l'élite de nos fabricants m'a inspiré, je ne m'en cacherai pas, une certaine confiance qu'un rapprochement avec les fabricants et les ouvriers étrangers n'a point affaiblie. Il y a partout de bons exemples à suivre, des règles de conduite à imiter; il y a aussi, sur plusieurs points, des améliorations à introduire. Ma visée sera de présenter, en toute chose, les meilleurs modèles et dans un pays comme le nôtre où l'esprit est vif, la main habile, le cœur ouvert aux inspirations généreuses, il aura suffi, j'en suis convaincu, de signaler les procédés les plus parfaits et les plus saines institutions, pour en donner le goût à ceux qui ne l'ont point encore et l'affermir chez ceux qui déjà en sont animés.

L'ALSACE ET LES VOSGES.

Pour les personnes qui aiment à remonter aux origines des industries et à se rendre compte des conditions de leur existence, l'Alsace offre un curieux problème à résoudre. Comment et pourquoi la fabrication du coton a-t-elle fait de cette province le siége d'une activité si suivie et si florissante ? Est-ce la nature des lieux qui a déterminé ce choix? La vie y est facile, la terre féconde, mais en industrie ce n'est pas tout. Il faut que la matière sur laquelle la main des hommes s'exerce, soit mise à leur disposition aussi économiquement que possible et que le débouché soit également rapproché du produit. Sous ce rapport, l'Alsace est peu favorisée. Elle est à 180 lieues du Havre d'où elle tire ses cotons; à 130 lieues de Paris où elle débite la plus grande partie de ses tissus.

Elle n'a dans son voisinage ni le marché d'approvisionnement, ni le marché d'écoulement, et supporte, à double titre, la charge des distances. Plusieurs de nos provinces ont, dans ce détail, un avantage marqué sur elle. La Normandie, par exemple, a ses ports sous la main; elle en reçoit, ou y expédie à très-peu de frais ses cotons bruts ou ouvrés; elle est de plus à quelques heures de Paris et s'y rattache par les voies de terre comme par les eaux fluviales. Comment l'Alsace a-t-elle pu lutter contre ces avantages naturels ? Par quel secret la fortune de son industrie a-t-elle pu non-seulement se maintenir, mais s'accroître? On va le voir à l'exposé des faits; mais parmi les conditions qui ont amené ce résultat, il en est deux que je puis dès à présent indiquer et qui les résument toutes: c'est d'une part le bénéfice des traditions, de l'autre l'aptitude des hommes.

En examinant de quelle manière l'industrie du coton s'est distribuée en Alsace, on devine à quel courant elle a obéi et sur quelles combinaisons elle s'est fondée. Le bassin où elle agit est borné d'un côté par le Rhin et s'appuie de l'autre à la chaîne des Vosges. Vers le Rhin les établissements sont clair-semés; ils se groupent au contraire vers la montagne et en nombre d'autant plus grand que la chaîne empiète davantage sur la plaine et y détache plus de rameaux. C'est au pied des Vosges et à l'ouvert des vallées que se rencontre le gros des exploitations. Dès que la chaîne s'évase et que le pays plat s'étend, l'agriculture reprend le pas sur l'industrie. Le Bas-Rhin ne compte que 6 filatures contre 88 que renferment le Haut-Rhin et les Vosges. Cette distribution s'explique par deux causes très-simples, le bon marché de la maind'œuvre, l'économie des moteurs. Au début, quand le coton se filait et se tissait à la main, c'est dans les salaires les plus réduits que l'on cherchait le bénéfice de la fabrication, et nulle part cet élément n’abonde au même degré que dans les contrées pastorales. Il y a là plus de bras disponibles, plus de veillées libres qu'ailleurs. Une première population d'ouvriers fut ainsi formée dans des conditions très-rudimentaires. Plus tard, quand les forces mécaniques prirent le dessus et qu'aux ateliers épars succédèrent les ateliers communs, c'est sur les chutes d'eau que les établissements se fondèrent, en se tenant le plus possible à la portée des ouvriers déjà dégrossis qui peuplaient les hameaux de la montagne. Ainsi se constituèrent les manufactures répandues sur le flanc des Vosges, Wesserling, Guebwiller, Munster, Massevaux, Plainfaing, Giromagny et bien d'autres encore. Rien n'égale l'impression qu'éveille la vue de ces forteresses de l'industrie élevées dans les plus beaux sites

du monde; on y reste malgré soi partagé entre l'oeuvre de la nature et l'œuvre de l'homme; l'une et l'autre ont leur grandeur. Comme combinaison industrielle, ce choix des lieux n'a démenti qu'en un point les résultats qu'on en attendait. Les forces hydrauliques, capricieuses ou insuffisantes, n'ont pas toujours répondu à l'importance du travail; dans la saison sèche et au moment de l'étiage, des machines de trois cents chevaux sont arrivées à n'en plus fournir que vingt-cinq de service effectif. Il a donc fallu recourir aux moteurs à feu, comme suppléants ou comme auxiliaires. De là un retour de faveur vers les établissements de la plaine qui, situés sur les lignes de chemins de fer comme à Mulhouse, à Dornach, à Ensisheim, à Colmar et à Thann, aboutissent à des gares particulières et sont affranchies, pour leurs charbons comme pour leurs cotons, de tous charrois onéreux. L'équilibre s'est rétabli de la sorte. entre le pays haut et le pays plat, et sans pénétrer dans le détail des inventaires de fabrique, on peut dire que désormais les avantages sont partagés.

Parmi les causes qui ont soutenu cette industrie de notre frontière, j'ai cité les bénéfices de la tradition. Ce sont pour l'Alsace de vrais titres de noblesse, et elle les doit en partie à son sang allemand. Mulhouse formait une république indépendante, lorsqu'en 1746 le premier essai y eut lieu, et parmi les noms qui s'y rattachent, ceux de Koechlin et de Dollfus sont restés au rang le plus honorable dans l'industrie. Si l'on eût suivi l'ordre naturel, le fil eût précédé le tissu, et le tissu le dessin en couleur. Ce fut par ce dernier que l'on commença et le goût public y eut une part. La vogue était alors aux toiles de Perse; il s'agissait d'imiter ce genre en lui donnant plus d'éclat, plus de variété, plus de grâce dans les dispositions. De là cette fabrique d'indiennes où Mulhouse devait exceller et où Jouy allait trouver les éléments d'une fortune qui ne survécut pas à son fondateur. Le mérite de l'invention n'appartenait pourtant ni à l'une ni à l'autre de ces localités; c'était un emprunt fait à l'Allemagne et à la Suisse, qui fournirent, avec les procédés, les contre-maîtres chargés de les appliquer. Ces hommes apportaient dans ce travail délicat des qualités précieuses, la patience, l'application, l'esprit de suite. La France y ajouta, pour Mulhouse, quand cette ville y eut été réunie, pour Jouy dès le début, une qualité plus rare encore, et qui semble être son attribut particulier, le sentiment du goût. En s'appropriant cette fabrication, elle l'eût bientôt adaptée à son génie. Elle y introduisit les ressources de l'imagination, la touche de l'art, l'originalité et l'élégance des modèles, l'harmonie de

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