Images de page
PDF
ePub

plusieurs sont en fonction, celle de M. Hubner, entre autres, qu'a perfectionnée l'habile directeur de l'établissement de Dornach (1), M. Bourry. Elle est à mouvement circulaire et continu, et diffère par sa forme, par ses mouvements, des instruments accessoires qu'elle remplace. Elle a aussi dans son jeu une grâce et une originalité qui captivent. Peu répandue encore, elle semble rencontrer des entraves dans une de ces combinaisons de brevets qui sont l'un des embarras et des écueils de l'activité manufacturière.

Toutes ces peigneuses, celle d'Heilman à leur tête, n'ont été jusqu'ici appliquées qu'à la filature de fin, qui comprend les numéros audessus de 100. Cette filature de fin, que depuis 1834 la prohibition ne défend plus, offre cette particularité qu'elle a marché d'un pas plus rapide que la filature de gros qui jouissait d'un marché exclusif. C'est au peignage qu'elle doit une partie de ses perfectionnements. La matière des filés fins est le coton longue soie, et principalement celui que les Anglais désignent sous le nom de sea-islands. Ce coton provient des ilots dispersés sur les côtes de la Géorgie et de la Caroline du Sud, et croit dans des terres que les engrais salins et les conditions atmosphériques rendent favorables à cette culture. Il est en outre l'objet de soins minutieux et de dépenses qui ne sont couvertes que par l'élévation des prix. Rien n'est plus beau à l'œil, plus délicat au toucher que cette matière dont les fibres réunissent deux conditions qui semblent incompatibles, la résistance et la finesse. C'est plutôt à l'ensemble de ces qualités qu'à la différence des longueurs que tient la grande supériorité de ce lainage. Entre la longue soie et la courte soie, il y a à peine un pouce anglais de dimension en plus ou en moins, et cependant la courte soie ne vaut sur les lieux que 7 à 14 cents américains, tandis que la longue soie se paie 18 cents et jusqu'à 85 cents pour des lots de caprice. Le vrai mérite de ces derniers cotons est donc la délicatesse unie à la force, et c'est ainsi seulement qu'on peut produire ces filés qui comprennent l'échelle des numéros deux cents à six cents métriques, et rendent possibles des tissus qui étonnent moins par leur transparence que par leur solidité. Notre part dans cette fabrication a une importance que quelques chiffres feront ressortir. En 1837 nous n'employions que 2,000 balles de Géorgie longue soie; en 1859, nous en avons employé 12,000 balles. Ajoutons que la production totale de ce coton n'a jamais dépassé

(1) MM. Dollfus-Mieg et C. Cette maison s'est assuré par un traité l'usage de la peigneuse circulaire d'Hubner. Elle en a 43 de ce modèle.

45,000 balles, ce qui nous en attribue au delà du quart. L'obstacle à un plus grand développement est dans la culture qui, réduite à des îlots peu étendus, dégénère quand on la transporte, même sur le continent voisin. Toujours est-il que notre filature de fin a, dans ces matières de choix, un contingent qui atteste son activité et la place en très-bon rang. L'emploi de la peigneuse y a beaucoup contribué; elle a amélioré le produit en simplifiant le travail, et supprimé dans bien des cas le battage à la main qui est, de toutes ces opérations, la plus nuisible à la santé des hommes. Il reste un dernier pas à faire, et il est probable qu'on le fera. Ce peignage qui est acquis à la filature de fin, l'appliquera-t-on à la filature de gros? La question est à l'essai, comme j'ai pu m'en convaincre. En France et en Angleterre, on abaisse peu à peu le numéro soumis à ce traitement; le tribut payé au brevet, le coût des machines engendrent seuls quelque hésitation; on s'arrête où la convenance cesse. Le temps emportera ces empêchements, et lorsque tout coton sera peigné, une autre révolution s'opérera dans une industrie qui en a tant vu depuis un demi-siècle. Le nom d'Heilman en sera inséparable, et ce qui a manqué à sa vie, le succès, l'éclat, le suffrage public, se reportera naturellement vers sa mémoire,

Dans le tissage, nous trouvons, au début, les mêmes lenteurs que dans la filature. Il n'existait ni dans l'Alsace, ni dans les Vosges, quand la fabrique d'indienne fut fondée à Mulhouse. Les toiles venaient du dehors ou du midi de la France, toiles communes, quelquefois mélangées de lin et de coton. Il y eut bien à Cernay, en 1750, un atelier de tissage pour des filés préparés à la main; mais il eut peu d'imitateurs dans le cours du siècle, et longtemps l'industrie des toiles peintes vécut d'emprunts. Une seule exception est à citer, c'est celle du tissage en couleur qui, en 1762, s'établit au cœur des Vosges, dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines, et qui devait rester l'attribut de cette intéressante localité. Pour les tissus de consommation courante, il faut franchir les années intermédiaires et arriver à 1805, époque où Jérémie Meyer introduisit à Mulhouse la navette volante, déjà connue ailleurs. L'usage de cet instrument qui assurait un produit plus parfait et moins coûteux, donna naissance à l'atelier commun qui, distribué par groupes au sein des campagnes, devint bientôt dominant. Des départements de l'ancienne Alsace, il gagna les départements voisins, les Vosges, la Haute-Saône, la Meurthe et plus tard le Doubs. Tout se bornait encore aux toiles destinées à l'impression et aux métiers à bras; ce ne fut que plus tard, et de 1820 à 1830, que parurent les premiers articles desti

nées à la vente en blanc, depuis la cretonne jusqu'à la mousseline, depuis le croisé simple jusqu'au tissu façonné. L'emploi du métier mécanique date également de la même période. Les expériences commencèrent en 1823, et les populations rurales n'y assistèrent pas sans trouble ni sans murmure. Vingt mille métiers à la main se trouvaient menacés par cette innovation. Aussi les bras qu'on recrutait pour y concourir ne s'y prêtaient-ils qu'avec répugnance. Il n'y eut pas comme ailleurs des violences à réprimer, il n'y eut que de l'inertie. Les fils se brisaient, les machines s'arrêtaient sans qu'on pût savoir si c'était la faute des hommes ou des outils. L'expérience et le temps modifièrent ces dipositions ; d'habiles contre-maîtres vinrent du dehors, et sur les lieux des mains se formèrent. Dès 1830, on comptait en Alsace plus de 2,000 métiers mécaniques; des machines y existaient déjà pour apprêter et parer des fils. L'élan était donné; il ne se ralentit plus. En 1846, la région de l'Est avait 20,000 métiers mécaniques contre 15,000 métiers à la main; en 1857, 34,000 contre 11,000; en 1860, 38,000 contre 9,000. Encore parmi ces derniers faut-il comprendre ceux qui n'ont qu'un travail incertain et qui sont condamnés à de fréquents chômages. Il faut, en outre, tenir compte de la manière dont s'est comporté le métier mécanique à ces divers degrés d'avancement. Au début, il battait à peine de 80 à 90 coups à la minute, avec beaucoup de temps d'arrêt ; peu à peu il en est venu à battre 100, 110, 120 coups à la minute dans un service presque continu. C'est aujourd'hui le terme moyen des établissements médiocrement montés. J'ai vu à Mulhouse des métiers qui battaient régulièrement 180 coups pour des tissus légers de 90 centimètres de largeur; pour des largeurs moindres, on a poussé en Angleterre le mouvement jusqu'à 220 et 240 coups par minute. L'activité a été ainsi accrue d'un tiers dans le premier cas, de moitié dans le second. Ce sont là des vitesses vertigineuses, et il serait prudent de n'en point abuser. La limite raisonnable est de 150 à 160 coups par minute; au delà l'attention de l'ouvrier s'émousse et le séjour de l'atelier, par le bruit qui règne, devient presque intolérable.

On le voit, le tissage mécanique tend à se substituer en Alsace comme ailleurs au tissage à la main. Sur les 42,000 ouvriers qui vivent de l'un et de l'autre, le tissage mécanique en occupe 30,000, le métier à la main 12,000 seulement. Il est des travaux plus achevés qui resteront à ce dernier comme un aliment qui ne peut lui être ravi; le gros travail, le travail courant ira de plus en plus où la convenance l'appelle. Même sur les matières délicates, l'empiètement est déjà sen

sible; l'emploi des régulateurs, combinés avec le casse-fil, a permis de tisser mécaniquement les étoffes légères qui exigeaient naguère l'emploi de la main; les cartons Jacquart, appliqués au coton, ont rendu possible l'exécution des articles façonnés. C'est là l'instinct de l'industrie et c'est aussi sa vertu; elle obéit à une destinée qui n'a rien d'arbitraire. Tout ce qui est à sa portée, elle s'en empare, s'en fait une arme ou un attribut, l'adapte à ses fins, et se croit justifiée quand elle a servi la communauté en se servant elle-même. Qu'elle ait ses abus, personne n'en disconvient, et quelle institution humaine en est exempte? Qu'on essaie de les atténuer, d'y opposer quelques digues, tous les cœurs bien placés y applaudiront. Mais qu'on n'oublie pas non plus que la condition constitutive de l'industrie, que le secret de sa fortune qui est indirectement la nôtre, sont dans la liberté de ses mouvements. Elle n'est ce que nous la voyons, que depuis qu'elle a mieux eu, avec la conscience de son objet, le choix de ses moyens. C'est aux résultats surtout qu'elle veut être jugée. En Alsace, pour le tissage mécanique, ces résultats sont de nature à contenter les esprits les plus exigeants. Pour ne prendre que des termes récents, la production qui, en 1846, n'était que de 130 millions de mètres valant 60 millions de fr., s'élevait en 1857 à 240 millions de mètres, valant 100 millions; elle est aujourd'hui de 300 millions de mètres d'une valeur de 120 millions. Sur ces quantités, le cinquième tout au plus est affecté soit à la consommation directe, soit à la fabrication de l'Alsace; le reste prend diverses directions et défraie la vente en blanc, ou les impressions d'autres provinces de la France. En citant ces faits, ne les séparons pas de ce qu'ils représentent. Ces mètres d'étoffes, qui chaque année s'ajoutent par millions à ceux des inventaires précédents, n'ont rempli que la moindre partie de leur office lorsqu'ils ont contribué largement à la fortune de l'entrepreneur d'industrie ou à l'activité plus intéressante encore des ouvriers qui les exécutent. Pour apprécier ce que la communauté en tire, il faut franchir les portes de l'atelier et suivre le produit dans sa destination, juger à quels humbles besoins il s'adresse, comment il les éveille, les sollicite par des prix constamment réduits, et dans quelle mesure il contribue à la santé, à l'aisance et à la tenue des populations.

Maintenant si l'on récapitule les forces qui, dans le rayon de l'Alsace et des départements qui y confinent, appartiennent aux trois industries dont le coton est l'aliment, on arrive à un total général de 85,000 ouvriers employés et de 15,000 chevaux de vapeur. La valeur d'ensemble atteint, dans les estimations les plus modérées, 260 millions. Ce n'est

pas le dernier mot de cette production. On a vu comment elle procède et quels en sont les points faibles. A mesure que le produit se raffine, elle est en avant non-seulement des provinces rivales, mais des pays étrangers. Dans l'impression elle excelle et n'a qu'à s'inspirer d'ellemême; dans le tissage elle se met lentement au pas des bons modèles; dans la filature elle a plus de distance à regagner. Le métier automate n'est que l'exception, même pour les bas numéros; il deviendra prochainement la règle. L'importance des établissements a également besoin d'être accrue pour élargir la base des frais généraux et en diminuer la charge. Sur les 107 filatures que comprend la région de l'Est, il y en a 86 dont le travail roule entre 3,000 et 20,000 broches; sur les 21 qui restent, 11 vont à 30,000 broches, 5 à 40,000, les autres sont des unités de 50, 60, 70, 80 et 90,000 broches. A ce sujet, une question a été soulevée et a fourni dans la dernière enquête la matière d'un débat intéressant. Il s'agissait de savoir si l'avantage de l'exploitation est toujours en raison de sa puissance; en d'autres termes s'il convient, en matière de filature, d'augmenter infiniment le capital d'instruments et la somme de travail. On citait le comte de Lancastre comme ayant poussé ce système jusqu'à des proportions monstrueuses dans des établissements qui mettaient en activité 150,000, et jusqu'à 240,000 broches à la fois, et on s'en appuyait pour dire qu'il serait bien difficile de soutenir le choc de forces aussi écrasantes. Des renseignements ont été donnés, des explications ont été fournies, et il en est ressorti deux vérités, une vérité de fait, une vérité d'expérience. La première c'est que ces établissements gigantesques n'existent qu'en projet, et que les établissements de proportions plus modestes n'en éprouvent aucune alarme; la seconde, c'est qu'il y a une limite où l'accroissement du travail dans la même enceinte n'influe plus d'une manière sensible sur les frais généraux et présente en outre des inconvé nients qui empirent la situation. Il semble établi, par exemple, qu'une manufacture de 60,000 broches, pourvue des meilleurs engins, est un type qui n'a rien à redouter des exagérations du nombre, si loin qu'on les pousse. En Angleterre, dans les districts du coton, ce type domine comme j'ai pu m'en assurer. Quand on le dépasse, ce n'est pas avec la pensée de produire à meilleur compte, mais de produire davantage. On cède à une nécessité particulière sans avoir la prétention de peser sur autrui. Il y a donc là une mesure que les pays en retard peuvent regarder comme fixée; on sait jusqu'où il convient d'aller pour se faire une position inattaquable. La règle existe, du moins pour le moment; au 15 février 1861.

2 SÉRIE. T. XXIX.

12

« PrécédentContinuer »