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tions d'économie, de célérité, de précision? La pensée recule devant ce problème. C'est une triste loi peut-être, mais c'est une loi invariable que l'industrie, dans sa marche, ne tient compte ni des positions qu'elle renverse, ni des destinées qu'elle modifie. Il faut se mettre à son pas sous peine de rester en chemin. Elle accomplit son œuvre, qui est de faire mieux et à plus bas prix, de défrayer plus de besoins et des besoins plus raffinés, non pas en vue d'une classe, si intéressante qu'elle soit, mais en vue de toute la famille humaine. L'industrie est cela ou elle n'est plus l'industrie; livrée à ses instincts, elle ne fait pas de sentiment ou elle n'en fait que par un intérêt bien entendu. Et pourtant telle est l'harmonie qui s'établit entre les choses d'ici-bas, quand elles sont abandonnées à leur jeu naturel, que cet égoïsme de l'industrie, dirigé vers son propre bien, tourne en définitive au profit du bien commun, et qu'en se servant elle-même elle sert en même temps tout ce qui se trouve dans son ressort et sous son influence.

Appliquée à l'industrie du coton, cette vérité est plus que démontrée. C'est surtout dans cette industrie que le régime des manufactures peut et doit être étudié. Tant que l'atelier domestique y fut dominant, le nombre des bras employés ne put dépasser de certaines limites. La fabrication européenne occupait à grand' peine cinquante à soixante mille ouvriers; c'était une existence vegétative. Avec la manufacture, armée de procédés puissants, le champ s'ouvre à un million et demi d'ouvriers directs et à trois millions d'auxiliaires, sans compter les quatre millions d'Africains et d'Asiatiques voués à la culture de la plante. La question du nombre est donc largement et victorieusement résolue en faveur de la manufacture; en retranchant les parasites, elle a intéressé infiniment plus de monde à une profitable activité. Cette objection écartée, il s'en présente d'autres. Oui, dit-on, la manufacture n'exclut pas l'ouvrier, mais elle l'abrutit. Par son économie même, elle enchaîne toute liberté de mouvements, toute inspiration personnelle. L'homme dès lors n'est plus le maître de son métier, il en est l'esclave. Dès qu'il se trouve en présence de cette force qui anime les ateliers, il ne s'appartient plus, il n'est que le dernier rouage d'une machine qui accomplit sa tâche avec une régularité calculée et une persistance sans trève. Au lieu d'agir sur l'ensemble d'une besogne, il est voué au détail et son intelligence s'y émousse. Il est plutôt le surveillant que l'artisan de ces fils, de ces toiles qui s'étirent ou se tissent sous ses yeux. La matière agit pour ainsi dire par elle-même devant l'homme destitué ou du moins diminué dans son action. De là une sorte de déchéance et

une abdication de la volonté. Qu'on y ajoute le travail du cerveau toujours tendu vers une idée fixe, au milieu du bruit des appareils et d'une rapidité de mouvements à causer des vertiges, la température des ateliers et l'air chargé de duvet qu'on y respire, et l'on pourra juger si la main-d'œuvre manufacturière a modifié dans un sens favorable la condition des ouvriers qu'elle arrachait à la main-d'œuvre domestique.

Voilà le tableau que l'on fait de la manufacture, et à dessein je n'en ai pas affaibli les couleurs. Sur beaucoup de points ce tableau est rembruni, et plus nous irons, moins il sera exact. Dans ses débuts, la manufacture a pu se montrer indifférente pour les agents qu'elle emploie; aujourd'hui elle ne l'est plus. De grandes améliorations ont été apportées. Tout ce que j'ai visité en fait d'usines nouvelles fournit le témoignage d'un souci minutieux pour l'hygiène des ouvriers. La hauteur des pièces, leur aération, les précautions prises pour éloigner les influences nuisibles, attestent qu'il s'est fait là-dessus un notable progrès. Les fabricants ont pris au sérieux leur responsabilité et rangé parmi leurs devoirs le respect de la vie et de la santé de l'homme. A peine citerait-on là-dessus quelques exceptions. Il ne faut pas oublier non plus, quand on parle des inconvénients du régime de la manufacture, ceux bien plus graves dont l'atelier de famille a offert tant d'exemples. A quel ordre de travail appartenaient ces tisserands des caves de Lille, dont les misères souterraines ont été si souvent décrites? Au travail domestique. C'est du travail domestique aussi que dépendaient à Londres les cloaques de White-Chapel et de Spitalfields. Tous ces greniers sans feu où grelottent, dans les grandes villes, les artisans des industries disséminées, sont également du domaine du travail domestique. Restent les industries du travail des campagnes ; mais quand on a vu de près les chaumières où elles s'exercent, les unes près des tourbières et des marais, les autres ouvertes à tous les vents, presque toutes composées d'une seule pièce qu'encombrent les lits et les métiers, on se prend à douter que de pareils abris vaillent, pour la salubrité, les salles de la manufacture où la lumière et l'air circulent avec abondance. Il y a donc là, pour l'observateur impartial et qui ne se paie pas d'opinions convenues, un retour à faire vers les réalités, et ce sentiment prend d'autant plus de force que l'enquête est plus étendue.

Quant à cet abaissement de l'intelligence qui s'accroîtrait à mesure que la tâche se divise et que l'homme est plus étroitement rivé à un détail, c'est là une conjecture plutôt qu'une vérité d'expérience. On présume cet abaissement, on ne le démontre pas. Il faudrait établir,

par exemple, que le tisseur à la main, par le fait qu'il agite la navette et pousse le battant du métier, est d'une classe supérieure à celle du tisseur à la mécanique qui assiste, sans y concourir, à ce double mouvement. Ceux qui connaissent les faits pencheraient plutôt pour la présomption contraire. Employer ses muscles à plusieurs opérations au lieu d'une n'a rien qui soit de nature à élever les facultés; le corps s'y déforme sans que l'esprit y gagne. A ce compte les métiers les plus imparfaits, ceux qui exigent le plus d'efforts, seraient aussi ceux qui aiguiseraient le mieux les aptitudes intellectuelles. On voit où conduit cette donnée quand on la pousse jusqu'au bout. Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que l'ouvrier de la manufacture est ce qu'on le dépeint, un rouage dans un mécanisme. Ce fileur, qui a mille broches à conduire, n'est pas un simple rattacheur de fils; il a une autre tâche qui, pour être moins apparente, n'en est pas moins réelle. L'instrument qui allége sa besogne relève de lui plus qu'on ne le croit; il doit en connaître les organes, en étudier le jeu et savoir au besoin par où il pèche. Tout cela suppose des calculs, des connaissances, une certaine instruction technique. L'intelligence est donc toujours en éveil sans qu'il y paraisse. Si l'énergie musculaire a moins de champ pour s'exercer, en revanche la promptitude du coup d'œil, l'habileté de la main doivent être poussées au dernier degré qu'elles puissent atteindre. Non, il n'y a rien là qui ressemble à une déchéance et le soulagement des bras n'aboutit pas à un engourdissement de l'esprit. L'ouvrier n'appartient, pas à son instrument; c'est son instrument qui lui appartient; il le juge, le suit dans sa marche, et lui imprime un temps d'arrêt quand il se trompe. Au fond, dans tout ceci, c'est un principe qui est en cause, celui de la division du travail. On reproduit, sous d'autres formes, l'épigramme de l'homme qui aurait passé soixante ans de sa vie à faire des têtes d'épingles. La division du travail n'a pas à s'inquiéter de ces attaques, sérieuses ou non. Ce qu'est devenue l'industrie depuis qu'elle y prévaut, chacun le sait et le voit; ce qu'elle a fait pour les populations d'ouvriers n'est pas moins évident, et l'examen le plus superficiel prouve qu'elle a élevé plutôt qu'abaissé le niveau des intelligences.

Il reste encore, dans ce côté positif des choses, un point à éclaircir. Comment, dans quel sens, la manufacture a-t-elle agi sur le salaire? A-t-elle sur ce chef empiré ou amélioré la condition des classes qui en vivent? Ici les faits sont si concluants qu'aucune contestation n'est possible. Depuis que le grand atelier est aux prises avec le petit, le prix de la journée a constamment augmenté chez l'un et diminué chez l'autre.

On a vu l'ouvraison de la campagne arriver peu à peu à cette limite où elle ne défraie plus les besoins, quarante, trente et jusqu'à vingt centimes pour quinze à seize heures de travail. En même temps l'ouvraison des villes, dans les établissements bien montés, s'élevait d'une manière constante et dans des proportions qui surprennent même les personnes les mieux au courant des faits. Prenons les fileurs pour exemple. En France, il y a vingt ans, le salaire ordinaire variait de 1 fr. 75 à 1 fr. 80, et pour les meilleurs ouvriers atteignait 2 fr. 25. Aujourd'hui les bons fileurs ne gagnent pas moins de 3 fr. 50 à 4 fr. et par exception 5 fr. pour 12 heures de travail. En Angleterre la hausse a été plus rapide encore. Dans la grande manufacture, le taux de 5 shillings par jour est aujourd'hui dominant; l'ouvrier hors ligne gagne 6 à 7 shillings. C'est sensiblement 45 fr. par semaine pour 60 heures de travail. On cite même à Nottingham, dans l'industrie des tullistes, des salaires de 60 francs par semaine. En rapprochant ce gain de l'ouvrier anglais des mesures récentes qui ont réduit pour lui le prix de toutes les denrées alimentaires, on peut se faire une idée de ce qu'est aujourd'hui, chez nos voisins, la condition des classes manufacturières et s'expliquer comment les agitations, dont les districts du Nord étaient autrefois le siége, ont fait place au plus complet apaisement. Telle est l'influence qu'a exercée, sur ces redoutables questions, le régime de l'industrie collective. Elle a grandi, elle a prospéré en rétribuant mieux ses services. L'industrie domestique, au contraire, ne s'est maintenue qu'au détriment de ceux qui lui restaient fidèles. Il est facile d'en tirer l'horoscope de ce qui les attend l'une et l'autre. Aucune considération de sentiment ne prévaudra sur le contraste de ces situations. Une loi s'en dégage et s'affermira par l'expérience, c'est que plus le travail se perfectionne, plus il devient rémunérateur pour tous ceux qui y concourent. Cette donnée simple et rassurante n'aura pas triomphé sans combat. Naguère encore, des hommes très-éclairés, de Sismondi entre autres, ne voyaient, dans cette organisation de l'industrie, qu'une arme de plus, mise entre les mains des forts pour réduire les faibles à merci et un vasselage destiné à reproduire les violences et les iniquités de celui d'autrefois. Les faits ont démenti ces craintes ; il n'y a eu ni oppresseurs ni opprimés. La liberté des mouvements a rétabli l'équilibre entre ceux qui commandent le travail et ceux qui l'exécutent. Aucune classe n'a pu s'attribuer, à l'exclusion des autres, les bénéfices des procédés nouveaux; la concurrence y a mis bon ordre. En même temps qu'elle défendait le consommateur contre des prétentions exagérées, elle obligeait

les chefs d'industrie à compter avec leurs plus humbles coopérateurs. Par calcul si ce n'est pas par goût, elle leur imposait des sentiments de justice, de discrétion, quelquefois même de générosité.

Ainsi, pour ce qui touche à la condition matérielle des ouvriers, le régime de la manufacture conserve une supériorité manifeste sur le régime qu'il est destiné à remplacer; il l'emporte pour le nombre des bras qu'il emploie, pour la nature de la tâche qu'il assigne, pour le taux des salaires qu'il distribue. En est-il de même de la condition. morale? Ici je touche à des questions délicates sur lesquelles je ne m'appesantirai pas. Le thème me semble épuisé, les plaidoyers abondent et le temps seul videra le procès. Le point sur lequel on a le plus insisté et avec raison, c'est que la manufacture brise la famille et en disperse les éléments dans la vie la plus décousue et la moins régulière qu'on puisse imaginer. L'autorité des chefs, la surveillance des enfants, les avantages et les garanties d'une existence en commun, disparaissent devant cette désertion obligée et journalière du foyer. Quel remède à cela? Il faut rendre cette justice aux chefs d'industrie qu'ils ont, par de sages règlements et un patronage officieux, cherché à suppléer aux inconvénients d'un régime où les liens naturels sont tout au moins affaiblis, qu'ils ont séparé les sexes, empêché les sorties simultanées, maintenu dans leurs établissements une police qui contient ou réprime les écarts pendant le travail. Ils ont en outre multiplié les institutions qui entretiennent l'empire des bonnes habitudes, les caisses de secours mutuels, les écoles spéciales, les asiles de vétérance. Quelle que soit la vertu de ces palliatifs, la famille n'en reste pas moins dispersée. Peutêtre l'est-elle aussi aux champs, quand le père est au labour et que les enfants sont à la garde du troupeau; mais la vie rurale a des préservatifs tandis que la vie des ateliers n'a que des piéges. Comment donc rendre à la famille industrielle les garanties qu'elle semble avoir perdues, la reconstituer, la remettre en possession d'elle-même ? Est-il vrai que la manufacture soit impuissante pour cela et qu'il n'y a qu'à se résigner fatalement aux conséquences qu'elle amène. C'est à examiner.

On a vu quelle est, dans le travail collectif, la marche du salaire. Tout concourt à prouver que le dernier mot n'est pas dit là-dessus et que l'activité manuelle, dans une consommation croissante, sera de mieux en mieux rétribuée. Il n'est point de chef d'industrie, vraiment digne de ce nom, qui n'applaudisse à ce mouvement et ne s'y prête dans la mesure que comportent ses intérêts. C'est une œuvre de conci

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