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de l'Europe ne seraient que trop portés aux guerres fréquentes, n'étaient les considérations économiques qui leur imposent une réserve dont, en général, il est difficile, dont, parfois, il est impossible de s'affranchir, fût-on même le souverain en apparence le plus absolu. Qui croirait, par exemple, que, sans les égards que forcément elle doit avoir pour la désastreuse situation économique de l'empire, l'Autriche, malgré tous ses autres embarras, aurait assisté les bras croisés à ce qui depuis la paix de Villafranca s'est accompli en Italie à son détriment? Et si le traité de commerce du 23 janvier 1860 n'a aucunement ramené « l'entente cordiale» entre la France et l'Angleterre, n'a-t-il pas contribué essentiellement à empêcher la rupture ouverte que semblaient provoquer tant de divergences de vues et d'intérêts sur d'autres points litigieux de la politique générale? En face de ces exemples, qu'il serait facile de multiplier, l'observateur impartial reconnaitra que si l'économie politique n'est point une garantie infaillible de la paix, elle est en tout cas l'un des obstacles les plus efficaces à la fréquence trop grande et à l'étendue démesurée des guerres.

C'est ainsi qu'en juge, entre autres, l'opinion éclairée de l'Allemagne, lorsque, malgré toute sa méfiance artificiellement renouvelée contre l'ennemi-né (erb-feind), elle se refuse à regarder, avec certains pessimistes, les ouvertures de la France comme une simple manœuvre ou comme un piége. Les docteurs en haine francophage, et ils sont assez nombreux,-ont beau s'écrier sur tous les tons: Timeo Danaos et dona ferentes! Tout son amour des classiques n'empêche pas l'Allemagne d'opiner que les concessions réciproques peuvent empêcher les brouilles trop promptes. Certes, si les raisons dites politiques doivent dans un prochain avenir armer les uns contre les autres les habitants des deux rives rhénanes, le traité franco-allemand ne les désarmera pas; mais s'il y a chance,-et pour notre part nous le croyons fortement, à voir s'évaporer toutes les harangues belliqueuses par lesquelles le nouveau, mais aucunement jeune, roi de Prusse croit devoir manifester son esprit juvénilement entreprenant et aventureux, les négociations commerciales actuellement pendantes contribueront largement à accroître ces chances.

Ajoutons toutefois que le traité de commerce proposé par la France, et accepté en principe par les États allemands, n'a pas besoin de ce surcroit d'intérêt et d'opportunité que lui prête la situation politique. En tout état de choses, les négociations respectives n'auraient pu qu'être favorablement accueillies par tous ceux qui ont à cœur le développement économique des peuples, le raffermissement des liens internationaux, le progrès de la liberté commerciale et du commerce avec elle. De la part de la France, en particulier, le traité franco-allemand serait la première et très-évidente preuve que la convention du 23 janvier 1860 ne

doit pas rester isolée, que les profondes réformes réalisées à sa suite dans notre régime douanier ne resteront pas une faveur exceptionnelle octroyée à l'Angleterre, mais deviendront la règle de notre politique commerciale. Pour la France et pour l'Allemagne, ce traité est destiné à faire cesser une situation commerciale vraiment regrettable et à peine explicable; à établir, entre deux États qui en fournissent les éléments en abondance, un vif courant d'échanges à la place d'un mouvement commercial faible aujourd'hui jusqu'à l'insignifiance presque.

Les négociations aujourd'hui pendantes sont enveloppées de cet impénétrable mystère dans lequel la diplomatie continue à se complaire, là encore où l'objet des négociations n'a rien ou presque rien à faire avec la «< haute politique » et touche par contre de la façon la plus directe aux intérêts de tout le monde. Nous n'essaierons pas de soulever le voile que les discussions du Parlement prussien, peut-être aussi celles de notre Corps législatif, ne tarderont pas à déchirer; nous pourrons alors en parfaite connaissance de cause apprécier les stipulations sur lesquelles doit à l'avenir se baser le commerce franco-allemand. Pour aujourd'hui, il s'agit de faire ressortir d'une manière générale l'opportunité et la portée éventuelle de la convention projetée, en montrant quelle est, en elle-même, l'importance commerciale du Zollverein, et quelles sont à ce moment la nature et l'étendue de ses échanges avec nous. Sur l'un et l'autre point nous laisserons autant que possible la parole aux chiffres; ils sont des plus éloquents.

II

Le Zollverein, dont les premières bases ont été jetées dans les années 1818 à 1829 par l'incorporation douanière à la Prusse de quelques « enclaves » appartenant à divers petits États allemands, et dont l'organisation et le fonctionnement définitifs datent du 1er janvier 4834, embrasse aujourd'hui au delà des trois quarts du territoire de la Confédération germanique, depuis surtout que l'ancien Steuerverein, qui comprenait les États de Hanovre, d'Oldenbourg et de SchaumbourgLippe, a fusionné avec le Zollverein (1 janvier 1854). Il y a cependant encore plusieurs parties de l'Allemagne, assez importantes, qui restent en dehors de ses limites : ce sont les villes libres de Hambourg, Breme et Lübeck, le Schleswig-Holstein et la principauté de Liechtenstein. Une convention signée le 26 janvier 1856 a créé des rapports plus faciles entre la ville de Brème et l'Union douanière; le traité de commerce signé le 19 février 1853 pour la durée de 12 ans (1854 à 1865) a pour but de faciliter et de multiplier, par des faveurs réciproques, les rapports entre l'Autriche et le Zollverein, et de préparer la fusion douanière plus ou moins complète des deux territoires.

Dans ses limites actuelles, le Zollverein compte au delà de 33.5 millions d'habitants; d'après les recensements officiels exécutés à la fin de chaque troisième année pour servir de base à la répartition des revenus douaniers entre les différents Etats fédérés, la population du Zollverein, de 23,478,120 habitants qu'elle avait été le 1er janvier 1834, s'est élevée successivement:

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soit en 25 ans un accroissement de 40,064,347 habitants ou de 42.80/0. Une large part cependant (4,363,045 hab.) en revient à l'extension du territoire douanier par les adhésions successives de différents États allemands; l'accroissement intrinsèque, par les progrès naturels de la population, est de 5,701,332 hab. ou de 24.3 0/0. En supposant que les progrès aient été, durant les deux dernières années, les mêmes que durant l'époque écoulée entre les recensements triennaux de 1855 et 1858, la population du Zollverein dépasserait aujourd'hui sensiblement le chiffre rond de 34 millions d'àmes. C'est à peu près la population de l'Autriche depuis la perte de la Lombardie; c'est un sixième de plus que la population de la Grande-Bretagne.

L'importance commerciale d'une contrée ne dépend pas, à la vérité, du chiffre absolu de la population; la force productrice et consommatrice, et partant la faculté d'échange des 30,000,000 habitants de l'Angleterre est peut-être dix fois supérieure à celle que possèdent les 62,000,000 habitants de la Russie d'Europe. Si le Zollverein, à cet égard, n'atteint pas à la hauteur de l'Angleterre, il est fort au-dessus de la Russie, et approche peut-être du niveau de la France. Il n'est pas aisé toutefois d'être fixé là-dessus avec cette exactitude que réclament la statistique et l'économie politique modernes, — grace à l'état fort arriéré des statistiques officielles du Zollverein. Entre autres, l'on n'y trouve pas trace d'une évaluation en argent des quantités importées et exportées; l'on est ainsi dans l'impossibilité absolue de se faire une idée tant soit peu précise, soit du montant du commerce international pour une époque donnée, soit de son mouvement ascendant ou descendant. C'est la statistique privée, et surtout l'infatigable et consciencieux docteur Otto Hübner (1), qui essaient de combler cette lacune; leurs évaluations

(4) Dans son excellent Jahrbuch für Volkswirthschaft und Statistik, dont le septième volume a paru, il y a peu de jours, à Leipzig.

sont basées à peu près sur les éléments dont se sert en France la commission spéciale instituée à cet effet, pour fixer chaque année la valeur actuelle de nos échanges avec l'étranger. D'après ces évaluations, que les hommes les plus compétents en Allemagne regardent comme approchant autant que possible de la réalité des faits, voici quelle a été, en chacune des années 1850 à 1858, la valeur de l'importation et de l'exportation dans le commerce spécial, ainsi que celle du transit:

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Exprimée en monnaie française, la valeur de l'importation et de l'exportation réunies (transit non compris), en 1858, s'élève à 2 milliards 521.3 millions de francs; le mouvement d'échanges français, dans le commerce spécial également, s'est élevé en 1858 à 3 milliards 450 millions de francs. La population de la France n'étant que de 2 millions d'habitants ou de 1/17 supérieure à celle du Zollverein, le rapport entre le commerce extérieur du Zollverein et celui de la France s'établit à peu près comme 2:3. Mais s'il reste ainsi une marge fort large encore au Zollverein, le tableau qui précède atteste au moins que son commerce n'est rien moins que stationnaire. De 1850 à 1858, malgré la rechute amenée en cette dernière année par la grande crise de 1857, les importations ont augmenté de 139,869,037 th. ou de 770/0; les exportations, de 187,882,586 th. ou de 102 0/0; l'ensemble du mouvement commercial, de 317,751,623 th. ou de 89.6 0/0. Tout en tenant compte de l'accroissement en étendue et en population que le Zollverein a éprouvé entre 1850-58, notamment par suite de l'incorporation du Steuerverein, le progrès reste assez marqué; ainsi, calculée par tête d'habitant, la valeur du mouvement commercial est de 12 thalers seulement en 1850, tandis qu'il dépasse les 20 thalers en 1858, soit un accroissement de plus de deux tiers. En 1834, la proportion n'avait été

que de 40.6 thalers, et la plus forte proportion atteinte avant 1848 etait restée au-dessous de 14 thalers par tête.

Les chiffres qui suivent donneront une idée approximative de la nature de ce mouvement commercial, c'est-à-dire des objets sur lesquels il porte en première ligne; nous avons, à cet effet, relevé sur les tableaux de 1858 les dix articles qui ont fourni les plus fortes valeurs à l'importation et à l'exportation :

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La valeur totale étant en 1858 de 321.6 et respectivement de 350.8 millions de thalers, ces dix articles représentent 47.8 0/0 de l'importation et respectivement 50.8 0/0 de l'exportation, c'est-à-dire à peu près la moitié pour celle-là et au delà même de la moitié pour celle-ci. Et même en ne prenant que les cinq articles que leur rang d'importance place en tête de nos deux colonnes, l'on obtient une valeur de 98,618,000 th. à l'importation et de 446,403,500 th. à l'exportation, soit 30.6 et respectivement 44.7 0/0. Les cotons et fils de coton, les laines et lainages, et les cafés représentent donc le tiers presque de toute l'importation du Zollverein; les soieries, les laines et lainages, les froments et légumes, fournissent au delà des 2/5es des valeurs exportées.

Ceci tendrait à dire, autant que les chiffres d'une seule année autorisent des conclusions générales, que les produits industriels, les produits notamment de ces branches de l'activité économique auxquelles on applique de préférence la dénomination de grandes industries manufacturières, acquièrent une importance constamment croissante dans les exportations du Zollverein; c'est, en effet, ce qui ressortira mieux encore du tableau que voici, résumant pour une époque de 25 ans les exportations du Zollverein en « produits achevés » (Ganz-Fabrikate), c'est-à-dire en articles qui ne laissent plus rien à faire à l'industrie, et

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