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liation et de justice à laquelle beaucoup s'associent et qu'aucun ne désavoue. Prenons les choses au point où elles sont aujourd'hui et choisissons pour type l'Angleterre, où le travail des mains est mieux payé qu'ailleurs. Tôt ou tard et bon gré mal gré les manufactures du continent seront obligées de se mettre au même niveau. Nous voici à Manchester, en présence d'un salaire de 45 francs par semaine, et à Nottingham de 80 francs; c'est dans le premier cas 2,340 francs, dans le second 3,140 francs par an. Il s'agit, il est vrai, d'ouvriers de choix et de rétributions exceptionnelles. Descendons plus bas et arrivons aux 4 shillings par jour qui sont le salaire courant; c'est encore 1,500 fr. par an et au delà. Avec un semblable revenu, l'ouvrier se rapproche des classes moyennes et s'y confond; il n'est ni plus ni moins qu'un commis, qu'un employé, avec moins de servitudes de tenue. Dès lors le travail de la femme au dehors n'est plus d'obligation stricte; elle peut garder la maison, y vaquer aux soins du ménage, surveiller et élever les enfants; la paie du mari suffit à la dépense commune. La famille reprend ainsi sa constitution régulière; la femme y reste, elle est l'âme du foyer. Quant aux jeunes filles et aux garçons, la manufacture leur reste ouverte et les petits salaires qu'ils y touchent sont un surcroît pour la recette du ménage.

Ce n'est pas là une hypothèse, c'est un état de choses qui subsiste plus qu'on ne le croit. Dans les districts manufacturiers de l'Angleterre le cas est fréquent. A quelque heure du jour que j'aie frappé aux portes des ouvriers, rarement j'ai trouvé la maison déserte. L'eût-elle été qu'à certains détails, à l'ordre, à la propreté qui y régnaient, j'aurais deviné qu'une main vigilante n'était pas loin. Quelquefois, pour employer les heures libres, la femme se livrait à quelques préparations accessoires du coton qui n'ont pas la mécanique pour agent ou qui n'exigent que des instruments portatifs. Dans deux ou trois de ces logements, j'ai trouvé des machines à coudre qui servaient à exécuter des confections à bon marché.

Ces populations sont inventives; elles savent tirer de l'emploi du temps tout le parti qu'on en peut tirer et n'attendent pas qu'on les mette sur la voie pour s'ingénier et se suffire. De ces faits on peut conclure que la manufacture n'a pas altéré autant qu'on le dit les liens de famille, et si passagèrement elle y a apporté quelque trouble, il y a en elle de quoi les réparer. La puissance inouïe qu'elle a imprimée au travail, les richesses qu'elle en a fait jaillir, ne sont l'apanage ni de quelques classes, ni de quelques hommes; elles constituent une sorte de

fonds commun qui, dans sa répartition inégale, doit satisfaire au moins les besoins matériels et moraux de tous les intéressés.

Maintenant n'y a-t-il point pour la manufacture, au milieu de ces perspectives favorables, quelque côté plus sombre et plus menaçant? Il y en a plusieurs qui sont de simples détails et que, dans le cours de ce rapport, j'indiquerai à leur place; il y en a un surtout, plus général, et auquel dès à présent je dois m'arrêter. L'industrie du coton, pour m'en tenir à mon sujet, soulève un problème plus facile à écarter qu'à résoudre, c'est le problème de son approvisionnement. La matière qui l'alimente n'est pas toute portée sur les lieux; elle arrive de provenances lointaines à jour fixe et en proportion des besoins. Ainsi se passent les choses en temps régulier. Supposez un trouble dans l'approvisionnement; s'il est léger, quelques milliers de bras resteront au repos; s'il est profond, il faudra compter ces bras par millions. Un dérangement dans les récoltes serait déjà une calamité, mais ce n'est rien encore auprès de deux terribles événements qui peuvent un jour ou l'autre se jeter à la traverse de cette industrie; une guerre maritime, une modification dans le régime de l'esclavage.

On conçoit que, de loin en loin, le vieil esprit anglais s'irrite de l'empire que prend le coton sur les destinées du pays et des ménagements pénibles qu'il lui impose. C'est devant le coton qu'en 1846 les priviléges du sol rendirent les armes; c'est devant le coton que s'efface de plus en plus cette humeur guerroyante, jadis si prompte à saisir les moindres occasions de querelles et de défis. Le coton a besoin de la paix des mers et il a tant de bouches à nourrir, que, tout en s'en défendant, on lui cède. Redoutable chance en effet que de faire tant de misérables et de causer tant de ruines pour un point d'honneur! Bon gré mal gré la politique en est enchaînée. Dans plus d'une circonstance, des ménagements inattendus et une certaine hésitation ont remplacé le goût des aventures et les emportements d'autrefois. On dirait que, devant cette nécessité de l'approvisionnement, le ton est devenu moins fier et le caractère plus maniable. Il ne faudrait pas pourtant se fier sans réserve à une modération qui tient plus du calcul que de l'instinct; on s'exposerait à des surprises. Il arrive des cas où le soin de la dignité l'emporte sur l'intérêt et où le canon seul peut maintenir un droit ou venger une injure. Ce moment venu, l'Angleterre n'hésiterait pas. Alors commencerait pour l'industrie du coton une de ces crises qui sont comme les représailles de la fortune et s'appesantissent, de préférence sur ceux qu'elle a le plus favorisés. De quelque côté qu'éclatât le coup, il serait rude

à essuyer. L'approvisionnement, dans les proportions qu'il a prises, a besoin de mers sûres et libres; tout ce qui serait retranché de cette liberté et de cette sécurité, aboutirait à autant de charges pour la manufacture et à autant de souffranees pour les populations auxquelles elle donne le travail et le pain.

Une modification dans le régime de l'esclavage ne porterait pas à cette industrie une atteinte moins profonde. On sait ce que devient, entre les tropiques, la production agricole, quand les bras africains n'y sont pas assujettis sous le fouet du maître. Saint-Domingue, la Jamaïque, nos Antilles témoignent de ce qu'on peut attendre d'esclaves émancipés. La culture du coton porte donc en elle une plaie secrète; sa fortune est le produit d'un odieux abus de la force, qui disparaîtra tôt ou tard devant l'arrêt de l'opinion et la révolte des consciences. Aux troubles qu'excite cette redoutable question on peut en mesurer la gravité. Que de positions attachées, dans les États du sud de l'Union, à cette production de près de cinq millions de balles que les bras des noirs tirent chaque année de la terre! C'est de près d'un milliard de francs qu'il sagit. Et en Europe que d'existences en dépendent! Là-bas les déchirements, une guerre civile, un partage violent; ici un appauvrissement général et des misères populaires, telles sont les conséquences d'une modification dans un régime qui se fonde sur le trafic et l'exploitation de toute une race. Quels que soient les préjudices attachés à un affranchissement, la conscience publique ne saurait fléchir. Toute autre considération s'efface devant le respect de la créature humaine, si inférieure qu'on la suppose; l'œuvre de réparation est commencée; on peut en troubler la marche, elle n'en aboutira pas moins. L'honneur des civilisations y est engagé; la morale chrétienne le commande. Ainsi cette industrie du coton, si prospère et si confiante, se gouverne pourtant entre deux écueils. Que la guerre maritime éclate, que l'esclavage disparaisse, et à une longue période de faveur succéderont les épreuves de l'adversité.

On le voit, il y a, dans ce sujet, des points par lesquels il s'élève et qui touchent à des intérêts d'un ordre supérieur. J'avoue que ce sont ceux vers lesquels je me suis senti le plus vivement attiré et qu'ils ont été pour moi comme un soulagement au milieu de matières assez arides. Dans l'étude des industries qu'embrassait ma mission, c'est l'homme que j'ai eu principalement en vue, c'est sa destinée dans ce qu'elle a de volontaire, dans ce qu'elle a de forcé; ce sont ses mœurs, ses habitudes, ses facultés, ses sentiments. En présence de deux espèces d'activité, l'une qui résulte de l'asservissement des forces de la nature, l'autre qui

provient d'agents responsables et libres, il y avait lieu d'examiner comment cette double activité se combine et se confond dans le même but. Il m'a été également donné de pouvoir comprendre dans des observations comparées des races très-distinctes, ayant chacune leurs qualités et leurs défauts, de les rapprocher, de les juger à l'œuvre, de voir ce qui leur manque et ce qu'elles ont en excès, de rechercher les signes et les causes d'une infériorité ou d'une supériorité relatives, soit que ces différences tiennent au sang, au tempérament, au régime, aux coutumes et aux traditions. Appliqués à des industries analogues et portant sur ceux qui les exercent, ces rapprochements ont une utilité facile à apprécier. Si la lice est désormais ouverte, il est bon que l'on sache parmi nous sur quels points il convient de porter l'effort pour diminuer les distances entre nos industries et les industries étrangères, et par quels amendements sur nous-mêmes nous en arriverons, non-seulement à supporter sans dommage, mais encore à faire tourner en notre faveur les chances d'une rivalité. C'est cette suite d'impressions que j'aurai à soumettre à l'Académie, en les rattachant à l'exposition des faits et des renseignements statistiques que j'ai recueillis. Mon travail, pour les pays observés, sera classé dans l'ordre suivant: la France, la Suisse, l'Allemagne et l'Angleterre.

La suite au prochain numéro.

L. REYBAUD.

A la suite de la lecture de la première partie du rapport de M. Reybaud, des observations ont été présentées par plusieurs membres de l'Académie; nous les reproduisons en substance:

M. Ch. LUCAS. J'ai entendu avec le plus vif intérêt la première partie de l'excellent rapport que mon honorable confrère M. Louis Reybaud vient de lire à l'Académie, rapport si remarquable par l'élévation de la pensée, la justesse des aperçus, la sûreté des appréciations et l'éclat du style. Si je crois devoir présenter quelques observations, ce n'est donc pas assurément pour diminuer l'importance de ce beau travail, mais au contraire pour m'efforcer d'en faire ressortir la valeur et d'en étendre la portée. Mon honorable confrère et ami, dans la mission qui lui avait été confiée par l'Académie sur l'étude de l'industrie du coton, n'a pas oublié qu'il appartenait à la section de morale, et il s'est empressé de vous dire que ce n'était pas seulement de la question industrielle qu'il s'était préoccupé, mais encore et surtout de l'homme et de sa destinée. L'industrie du coton est celle qui a incontestablement le plus contribué à substituer l'atelier collectif de la manufacture à l'atelier domestique de la famille. Il y avait donc là une grande étude morale à faire dans le cours de la mission confiée à mon honorable confrère, des faits précieux à recueillir, d'importantes observations à développer. M. Reybaud a

considéré cette étude sous le point de vue d'abord de l'influence qu'avait pu exercer le déplacement du chef de famille, transporté du sein du foyer domestique au milieu de l'atelier collectif de la manufacture; il s'est demandé s'il y avait dans l'association du travail de l'ouvrier à celui des machines, diminution de la valeur de l'homme et de l'exercice de ses facultés intellectuelles. Il ne l'a pas cru et il a fort bien développé les motifs de sa conviction que je partage. J'irais même plus loin peut-être je crois que notre mouvement industriel, loin de rendre l'homme, comme on le répète si souvent, esclave de la machine, doit tendre au contraire à élever sa fonction et à grandir son rôle dans le mouvement de la production agricole, industrielle et manufacturière. Au lieu de la filature au rouet, du bobinage et du dévidage, où s'étiolait la force physique et intellectuelle de l'ouvrier, j'aime mieux le voir appelé à surveiller les mouvements des broches dans la filature mécanique. Je dirais que même sous le point de vue agricole, l'introduction des machines entraîne un progrès de développement intellectuel pour l'ouvrier des campagnes. Il faut à la machine à battre des ouvriers plus intelligents que le batteur en grange, et les machines à moissonner doivent être mises en mouvement par des mains plus habiles que celles qui suffisent au maniement de la faucille. Je suis trèsconvaincu qu'au sein de nos grandes manufactures, ces admirables inventions de la mécanique, qui semblent en quelque sorte spiritualiser la matière en lui imprimant le mouvement de l'activité humaine, l'ouvrier se sent en quelque sorte élevé dans sa nature. Si ce n'est pas son génie personnel; c'est toujours celui de l'homme qu'il sait être l'auteur de ses merveilleuses inventions, et, comme homme, il sent qu'il y a là quelque chose qui agrandit la nature humaine à ses yeux; il le sent encore mieux comme ouvrier, quand il se rappelle que tant de simples ouvriers comme lui figurent parmi les noms de ces célèbres inventeurs. Non, l'impression que l'ouvrier doit recevoir de ce mouvement des machines, ce n'est pas celui de l'asservissement de l'homme à la matière, mais de la matière à l'homme, et de l'agrandissement progressif du rôle de l'homme dans le développement de la production.

Je suis donc très-convaincu, avec mon honorable confrère M. Reybaud qu'il n'y a pas à regretter, sous le rapport du développement intellectuel, le déplacement du chef de famille passant de l'atelier domestique à l'atelier collectif de la manufacture. Mais en est-il ainsi sous le rapport moral? C'est ici que les doutes les plus graves s'élèvent dans mon esprit, surtout en arrivant à un autre déplacement que M. Reybaud ne pouvait omettre de signaler, celui de la famille elle-même.

Ce n'est pas seulement, en effet, le père de famille, mais la mère, puis enfin les enfants qui désertent le foyer et le travail domestique pour se jeter dans le travail manufacturier. Que penser de cette dispersion de la famille, je dis plus, de ce remplacement, non plus seulement du travail domestique par le travail manufacturier, mais de la vie même de la famille par la vie en commun de la manufacture? C'était assurément là le côté moral le plus important à étudier dans la mission confiée à notre honorable confrère. Il nous dira sans doute, dans le cours de son remarquable mémoire, les faits qu'il a recueillis, avec l'autorité et l'esprit toujours si judicieux de ses observations personnelles. On ne saurait méconnaître que tous les hommes sérieux qui savent apprécier

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