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cité à propos de celle que j'ai émise sur cette question et sur le principe même de propriété. Je vais essayer de l'exposer et de la défendre dans cet article avec les développements que ne permettaient pas de lui donner les conversations mensuelles auxquelles j'ai pris part.

Qu'il me soit permis d'abord de faire remarquer que, dans ces conversations, M. Courcelle-Seneuil et moi avons été les seuls à soutenir cette doctrine (1). Cette solitude, cet abandon, au milieu des hommes distingués qui nous écoutaient avec si peu de faveur, enfin l'importance du sujet, m'imposent le devoir de ne négliger aucun détail, aucune objection, aucune conséquence, et seront une légitime excuse de la longueur de cet article, qui répond à des volumes.

Deux opinions bien tranchées sont émises sur le principe de propriété l'une le fait dériver d'un droit antérieur à la loi, que celle-ci ne fait que constater; l'autre ne voit dans toute espèce de propriété qu'une conséquence de la loi, et ne reconnaît de propriété que là où il y a une loi pour la définir et la limiter. Cette dernière opinion, celle que je défends, était celle de Pascal, de Montesquieu, de Bentham, de Mirabeau, de Toullier et des anciens légistes en général; c'est encore celle de la législation qui nous régit, car le code civil définit la propriété (article 544) le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements.

Si une doctrine qui avait pour elle de si grandes autorités est aujourd'hui à peu près abandonnée, cela ne tient pas, comme on le prétend, aux progrès des idées philosophiques ou économiques, mais uniquement à ce que, dans nos temps de troubles politiques, la propriété a été vivement attaquée et que, dans leur effroi, ses partisans n'ont reculé devant aucune exagération pour la défendre. Comme toutes les institutions humaines, la propriété a ses avantages et ses inconvénients, son côté fort, son côté faible; il va sans dire que c'est par ce dernier côté que ses adversaires l'ont attaquée. En démontrer les avantages, en reconnaître les inconvénients, faire voir que les uns dépassaient beaucoup

(1) Je dois dire cependant que M. Cherbuliez m'a fait l'honneur de m'écrire à la date du 18 avril 1859 : « Lors de la discussion qui a eu lieu l'année dernière dans la Société d'économie politique, sur le droit de propriété, vous avez soutenu l'opinion que je regarde comme la seule vraie, et vous l'avez soutenue seul avec une franchise qui n'était pas sans courage, vu le ton général qu'avaient imprimé au débat les orateurs qui vous avaient précédé. Donc, il en est jusqu'à trois que je pourrais citer.

les autres, que ceux-ci étaient d'ailleurs inévitables et moindres que dans tout autre système d'exploitation de la richesse, telle aurait dû être la tâche de la science calme et tranquille; mais telle n'a pas été celle que se sont donnée les défenseurs de la propriété. Ils ont cru imprudent, dangereux de faire à leurs adversaires la moindre concession; ils ont tout nié, tout contesté, sans s'inquiéter ni de l'histoire, ni des principes, ni des conséquences. Ils ont dit que la propriété était juste, parce qu'on leur disait qu'elle ne l'était pas; ils ont dit qu'elle était de droit naturel et antérieur à la loi, parce qu'ils ont eu peur qu'elle ne tombât avec elle; enfin, se défiant de la puissance humaine, appelant Dieu au secours de leur idole, ils ont dit qu'elle était sacrée ! et leur doctrine a eu un immense succès... parmi les propriétaires; puis, le calme politique rétabli, on a vu surgir de toutes parts des prétentions à ces droits sacrés. Ma machine, ma découverte, le sujet de mon tableau, de ma statue, ma musique, mon livre, ma pièce de théâtre sont à moi, a-t-on dit de tous côtés. Nous ne voulons ni priviléges, ni brevets, ni droits limités dans le temps ni dans l'espace, car notre droit est antérieur à la loi. La mine est à moi, a dit le propriétaire foncier, car qui a le dessus a le dessous, cela va de soi. La mine est à moi, a dit l'inventeur, car c'est une richesse que j'ai créée. La mine est à moi, a dit l'État. Et au milieu de ce conflit de prétentions, d'opinions, d'intérêts, les défenseurs du droit naturel se sont divisés, accordant la propriété plus ou moins complète les uns à ceux-ci, les autres à ceux-là, et leur division sur un pareil sujet a donné un étrange spectacle. Car, comme le fait remarquer avec raison M. Baudrillart (1), avec lequel je regrette de ne pas me trouver d'accord sur le fond de la question, « le droit naturel est une intuition spontanée de la conscience et comme une partie de cette lumière dont il a été dit qu'elle éclaire tout homme venant au monde. Les partisans de l'utile ont donc le droit de s'étonner que cette lumière innée laisse autant d'obscurité sur tant de questions de droit naturel, et ils attendent vainement que leurs adversaires si nombreux veuillent bien se mettre d'accord.

Cette divergence d'opinions, cette incertitude n'est pas la seule conséquence fâcheuse de cette erreur de doctrine, car il n'est guère de problème économique dont elle n'ait embarrassé ou retardé la solution, et de principe économique qu'elle n'ait altéré dans ces derniers temps. Pour défendre la propriété intellectuelie, on a nié les inconvénients du

(1) Du principe de propriété, t. VIII du Journal des Économistes, p. 321.

monopole; pour défendre la propriété du sol, on a dit que la terre n'avait d'autre valeur que celle que lui donnait le travail : il n'est sorte de droits qu'on n'ait réclamés pour le propriétaire : celui de détruire sa propriété pendant sa vie, celui d'en disposer comme bon lui semble après sa mort. Il y a donc peu de questions où il soit plus nécessaire de rétablir les vrais principes établis par les grands penseurs du dixseptième et du dix-huitième siècle, et je regrette vivement que de plus savants ne se soient pas chargés de cette tâche difficile.

ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ du sol.

L'appropriation individuelle du sol a de tels avantages pour la Société, qu'on a fait pour elle ce que les anciens faisaient pour leurs héros ou leurs rois on lui a cherché dans la nuit des temps des ancêtres dignes d'elle. On a dit qu'aux premiers âges de l'humanité, le travail et la justice avaient engendré la propriété; que l'homme qui le premier avait découvert un champ, en avait arraché les ronces et les épines, tué ou chassé les serpents qui rampaient à la surface, avait acquis par là des droits incontestables sur ce champ, devenu pour ainsi dire son œuvre; que le fils, qui avait coopéré à l'œuvre du père, s'en était naturellement trouvé saisi après sa mort, qu'il y avait là des droits établis, que la loi, plus tard, n'avait plus fait que reconnaître; que le propriétaire était maître du champ comme de sa personne, dont ce champ n'était pour ainsi dire que le prolongement. On ne pouvait certes trouver de plus noble origine à la propriété ; mais il en est de cette généalogie comme de beaucoup d'autres, il lui manque une qualité essentielle, la vérité.

Les premiers âges de l'humanité n'ont pas eu d'historiens; mais, par des investigations semblables à celle de la géologie, qui a retrouvé l'histoire des révolutions du globe dans l'ordre des diverses couches dont se compose la croûte terrestre, dans les empreintes qu'ont laissées des races d'animaux à jamais disparues, l'économie politique est parvenue à refaire l'histoire de ces premiers temps, en étudiant les conditions nécessaires à l'existence de l'homme isolé et en société, en recherchant les lois suivant lesquelles la population s'accroît, s'arrête ou diminue, en comparant l'état social des peuples dont la civilisation est plus ou moins avancée.

Et d'abord l'état de la terre avant la culture n'était pas du tout celui qu'on nous dépeint aujourd'hui, et c'est là une des nombreuses erreurs

où ont été conduits les partisans du système que nous combattons. M. H. Passy en a fait un tableau plus vrai et plus exact dans son excellent article de la Rente du sol. (Dictionnaire de l'économie politique.) Il suffit d'ailleurs de se rappeler les pays qu'on a parcourus et de réfléchir un peu pour se convaincre que la terre n'était pas partout couverte de ronces et d'épines, En effet, tous les arbres, tous les fruits, toutes les plantes aujourd'hui cultivées existaient alors et croissaient spontanément, non pas partout, mais dans le climat le plus propre à leur développement. L'homme n'a rien créé, pas plus dans le règne végétal que dans le règne animal. Toutes les espèces d'animaux qui subsistent aujourd'hui sont contemporaines de l'homme. Il y avait alors, à l'état sauvage, il est vrai, des moutons, des taureaux, des buffles, des sangliers, des chèvres, des coqs, des poules, tout ce qui peuple nos étables, nos basses-cours, nos champs, nos bois, nos prairies.

Pour que les animaux, pour que les races faibles et sans défense contre leurs nombreux ennemis pussent subsister et se perpétuer, il fallait que la terre leur présentât des moyens d'existence faciles. Sa surface n'était donc pas alors ce chaos inhabitable qu'on nous dépeint avec de si affreuses couleurs. L'erreur de ceux qui se la représentent ainsi tient à l'aspect actuel des terres incultes et à tous les travaux qu'exige leur défrichement. Ils ne réfléchissent pas que c'est précisément parce qu'elles étaient une exception, alors comme aujourd'hui, qu'elles sont restées vierges de tout travail humain; si elles eussent été semblables aux autres, il y a longtemps que la charrue en eût fait la conquête.

A côté de ces terres incultes, que nous avons conservées à leur état primitif, des terres naturellement plus fertiles, auxquelles le travail de l'homme n'a souvent presque rien ajouté, produisaient spontanément l'herbe dont certains animaux ont besoin pour se nourrir; il y avait des arbres, des plantes dont la racine, la tige, la fleur ou le fruit pouvait servir immédiatement de nourriture. On peut affirmer qu'il en était ainsi, parce que si cela n'avait pas été, les espèces d'animaux que nous possédons, l'homme lui-même, auraient péri, comme les animaux antédiluviens, lorsque les révolutions du globe les ont placés dans un milieu où leur existence n'était plus possible. Cependant, M. Jules Simon établit entre la société et le laboureur ce dialogue:

« Ce champ est à moi, dit le laboureur, je l'ai arraché aux ronces et aux serpents; je l'ai remué, arrosé, semé, sarclé; sur un roc nu et dépouillé, j'ai créé par mes sueurs une terre fertile.

Toi, laboureur, répond la société, je ne te donne pas ton champ,

car il t'appartient avant que j'existe; mais je te le garantis, car je ne suis pas autre chose que la force collective mise au service du droit. » Qu'on me permette d'introduire dans ce dialogue un troisième personnage qu'on pourrait appeler le bon sens, et qui viendrait dire :

O laboureur! tu prétends que ton champ était un roc nu et dépouillé qu'il a fallu remuer, arroser, sarcler pour lui faire produire quelque chose. Eh bien! tu te trompes; car, avant de remuer, d'arroser ce roc, tu vivais; ton bœuf, ton chien, ta chèvre, tes moutons vivaient, et de quoi viviez-vous, si toute la terre était un roc nu et dépouillé? Les ronces, les épines font très-bien dans le discours; mais c'est une triste nourriture, même pour les serpents. Et puis j'avoue que je ne comprends pas comment, en remuant, arrosant, sarclant ce roc, tu peux lui faire produire quelque chose. Tu y a mis tes sueurs, dis-tu : c'est fort bien; mais cela ne suffit pas encore, il a fallu y mettre de la terre végétale. Cette terre, tu ne l'as pas crééc, tu l'as prise dans le champ voisin. Le propriétaire de ce champ, quand je vais lui demander ses titres de propriété, ne pourra donc pas me faire la même réponse que toi; car, la pioche à la main, je vais lui prouver qu'il a trouvé dans son champ ce que tu prétends avoir créé dans le tien. Puisque tu représentes la propriété foncière, donne-moi des arguments qui puissent servir aux propriétaires de prairies, de forêts, de marais, de terrains à bâtir, etc.

« Quant à toi, société, qui te dis plus jeune que le laboureur, tu te rajeunis de quelques siècles. Vieille déjà quand le premier laboureur vint au monde, tu avais vu déjà son père le pasteur et son aïeul le chasseur. Il y avait même alors entre tous tes membres un lien plus étroit, plus serré que celui qui existe aujourd'hui. Ce n'est pas dans les poëtes, mais dans Malthus qu'il faut lire l'histoire de tes premières années, que tu parais avoir oubliée. Ce n'est pas précisément l'âge d'or que tu y trouveras, mais une affreuse et horrible vérité. »

La société est aussi ancienne que l'homme, car pour se perpétuer, il faut que le père et la mère puissent pendant de longues années suffire aux besoins de l'enfant. Or, la famille est le germe de la société. La famille sauvage ne sachant demander sa nourriture qu'aux fruits spontanés de la terre, à la chasse, à la pêche, entourée d'animaux contre lesquels elle est obligée de se défendre, se concentre autour de son chef, parce que chacun de ses membres serait impuissant pour vivre seul.

Daniel de Foë nous a peint les souffrances et les peines de l'homme isolé en lutte avec la nature; mais Robinson est un homme civilisé qui connaît les propriétés des plantes et de la matière; outre ce capital intel

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