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combien l'esprit et la vie de famille contribuent au maintient de l'ordre social et de l'ordre moral, s'alarment de cette situation. Jusqu'ici les faits ne semblent pas de nature à dissiper ces alarmes. Si l'on interroge les statistiques du ministère de la guerre sur le recrutement, on voit que, sous l'influence des agglomérations manufacturières, il y a dépérissement de la force physique, à ce point que, si la vie agricole ne venait servir de contre-poids, le recrutement de l'armée pourrait se trouver un jour sérieusement compromis. D'un autre côté, si l'on consulte les statistiques de la justice criminelle, on voit que c'est surtout dans les grands centres manufacturiers que se révèlent les progrès de la démoralisation et de la criminalité.

Je ne suis point pessimiste, j'ai foi dans le développement de la civilisation, et si l'atelier collectif de la manufacture est une conséquence nécessaire de ce développement, je ne saurais croire qu'il fût dans sa tendance inévitable de contrarier et de compromettre le progrès moral de l'humanité. Je me demande donc d'abord si, tout en reconnaissant l'utilité de l'atelier manufacturier, il n'y a pas eu toutefois de l'exagération dans l'importance qu'on lui a donnée. L'atelier domestique et l'atelier manufacturier, au lieu de se détruire l'un par l'autre, ne sont-ils pas plutôt appelés à se concilier, à se compléter et à occuper chacun une place utile dans le mouvement général de la production. Mais comme dans tous les cas l'atelier manufacturier doit occuper une place considérable, je me demande si le législateur, qui, dans sa sollicitude pour protéger la vie physique, a fait tant de lois sur les ateliers insalubres, ne doit pas aussi se préoccuper de préserver la société et les individus des dangers imminents de l'insalubrité morale. Ne doit-il pas franchir le seuil de la manufacture pour y introduire quelques garanties morales et préservatrices qu'exige cette vie en commun des éléments dispersés de la famille ? Cette question semble déjà résolue par un précédent, celui de la loi qui a réglé la durée du travail des enfants dans les manufactures. Il y a quelque chose de plus à faire : quand la manufacture absorbe la vie de famille dans sa vie en commun, il y a là un fait trop considérable pour que le législateur reste indifférent aux perturbations morales qui peuvent en résulter. On ne peut méconnaître que les chefs de ces grandes manufactures ont en quelque sorte charge d'âmes, et on ne saurait trop honorer les noms de tant d'hommes qui ont compris que leurs manufactures leur imposent un devoir moral; ils savent dignement le remplir par plusieurs mesures préservatrices, et notamment par les soins qu'ils apportent à séparer les âges, à éviter le mélange des sexes, à empêcher aux heures de l'expiration du travail les sorties simultanées qui engendrent tant de démoralisation. M. Reybaud a eu raison de louer ces sages précautions, mais peut-être a-t-il laissé trop à entendre que c'était un mérite commun à tous les établissements manufacturiers. Il y a malheureusement des exceptions. C'est ce qui me porte à croire qu'on ne doit pas se borner à conseiller et à prêcher aux chefs manufacturiers l'accomplissement du devoir moral qui leur impose des garanties tutélaires et indispensables à prendre pour empêcher la corruption mutuelle de la vie en commun de la manufacture. Il faut que la loi substitue l'obligation légale à l'obligation morale, mais, bien entendu, avec la plus grande réserve et la plus sage circonspection.

C'est sous ce rapport que j'espère que l'excellent mémoire de M. Reybaud

aura des conséquences qui s'étendront au delà de la sphère académique. Ce qui m'inspire cette confiance, c'est un heureux précédent que je me plais à rappeler et qui honore l'un de nos savants confrères, M. Villermé, ainsi que l'Académie elle-même. Il y a plusieurs années, M. Villermé fut chargé d'une sorte d'enquête par l'Académie sur la situation de la population ouvrière dans les manufactures. Les faits constatés par le consciencieux travail de notre confrère et les observations judicieuses dont il sut les accompagner en ce qui concernait plus spécialement la durée du travail des enfants dans les manufac tures, produisirent sur l'opinion publique une impression si vive, qu'elle contribua beaucoup à déterminer la présentation de la loi sur la durée du travail des enfants dans les manufactures.

Je suis très-convaincu que le beau travail de M. Reybaud ne produira pas une impression moins profonde sur le pays, et qu'il pourra contribuer à faire sentir au législateur la nécessité de ne pas s'en tenir à la loi sur la durée du travail des enfants, et à le convaincre que la dispersion de la famille jetée au milieu de la vie en commun de la manufacture exige toute sa sollicitude.

M. DE LAVERgne. Je ne prétends pas dire qu'il n'y ait absolument rien à faire dans la voie indiquée par M. Charles Lucas, mais je crois qu'il faut être très-sobre de lois et de règlements en ce qui concerne l'industrie. Il est extrêmement difficile de déterminer le point où il faut s'arrêter pour ne pas porter atteinte à la liberté du travail. Est-ce à dire que le but indiqué par M. Lucas ne puisse être atteint d'une autre manière? Il appartient à l'opinion publique de faire ici ce que ne peut pas faire la loi. C'est par des publications comme celles de M. Reybaud qu'on peut diriger l'opinion publique sur ces sortes de questions; il faut inspirer aux fabricants, non des obligations légales déterminées par un texte, mais des obligations morales qui se prêtent à la variété des circonstances, et nous voyons que sous ce rapport les efforts de nos prédécesseurs n'ont pas été perdus. Tout fabricant qui se sent sous l'œil de la publicité porte une attention plus marquée à l'état moral et matériel de ses ouvriers.

Rien ne prouve d'ailleurs que le mouvement normal de l'industrie livrée à elle-même ne doive pas ramener dans une certaine proportion au travail domestique que l'on considère avec raison comme une garantie de moralité. Le travail en commun exige de vastes capitaux, de vastes bâtiments, de grands outillages. Nous voyons déjà des exemples assez nombreux de fabricants qui ont un véritable profit à faire travailler à domicile. Cette tendance se manifeste sur plusieurs points de la France et même de l'Angleterre. Tout n'est pas dit encore en fait de découvertes mécaniques, et le même génie de la concurrence qui a poussé depuis le commencement du siècle aux grands ateliers, peut très-bien revenir désormais aux petits, comme moins coûteux. Le travail des femmes, surtout, peut très-bien s'accommoder de cette forme nouvelle de la division du travail.

Rien ne prouve non plus que le salaire agricole doive être nécessairement inférieur au salaire manufacturier. L'égalité entre les deux salaires est au contraire l'état normal; on y arrivera par la nature des choses, si le rapport entre les deux industries n'est pas altéré artificiellement. Sur les points de la

France et de l'Angleterre qui ont reçu à la fois un grand développement agricole et un grand développement industriel, les deux salaires sont identiques, et il ne peut pas en être autrement, dès que les bras sont laissés libres de se porter à volonté sur les emplois les plus lucratifs. Laissons agir les lois économiques, en les éclairant par l'étude et par la discussion; elles répareront d'elles-mêmes et plus sûrement que la loi le mal accidentel qu'elles peuvent faire, autant du moins que le permet l'imperfection inévitable de notre nature.

M. PASSY. Je n'ai à présenter qu'une courte observation, c'est que nous sommes une académie, et qu'il n'entre nullement dans notre mission d'examiner et de discuter l'opportunité de telle ou telle mesure législative. Jusqu'à quel point s'étend le droit de l'Etat en ce qui touche le règlement intérieur des manufactures? Je serais sur cette question d'un tout autre avis que mon honorable confrère M. Lucas, et s'il fallait discuter, j'aurais à produire bien des raisons contraires à celles qu'il prend pour fondement de ses opinions. Mais, je le répète, un tel débat ne serait pas à sa place dans cette enceinte, et c'est la seule remarque que je veuille soumettre à l'Académie.

M. DUMON. Le plus grand obstacle à la substitution de l'industrie domestique à l'industrie manufacturière, substitution si désirable au poiut de vue de l'ordre et de la morale, vient principalement de la différence du prix de la force motrice. Dans l'état actuel des choses, l'industrie manufacturière a, grâce à la machine à vapeur, cette force motrice à bien meilleur marché. Mais la machine à vapeur n'est pas applicable à l'industrie domestique; elle est à la fois trop puissante et trop chère pour les travaux qui s'accomplissent dans l'intérieur d'une famille. Une révolution est peut-être prochaine sous ce rapport; on est à la recherche de moteurs aussi maniables que la vapeur, et qui donnent la force en plus petite quantité et à plus bas prix. Il paraît qu'on a fait un grand pas dans cette voie. Les personnes compétentes parlent avec éloges d'un moteur nouveau, dont le principe est dans la dilatation du gaz, produite par la combinaison, à l'aide de l'étincelle électrique, du gaz hydrogène qu'on peut facilement emprunter au courant qui circule souterrainement dans les rues pour le service de l'éclairage, et à l'oxygène, qui existe dans l'air atmosphérique. Ce n'est pas ici le lieu de décrire cette machine; il suffira de dire, à l'appui de mon observation, que c'est l'appareil le plus simple possible, qu'il n'exige ni feu ni foyer ni cheminée; qu'il est très-facilement transportable, et qu'il peut s'établir sans inconvénient non-seulement dans un atelier, mais même dans une chambre habitée. Si les espérances conçues se réalisent, il est probable qu'un appareil de ce genre pourra fournir à une famille un moteur économique et suffisant, et lui laisser la libre disposition de ses bras pour la main-d'œuvre intelligente et délicate, ce qui constitue le grand avantage de l'industrie manufacturière. Le nouveau moteur est donc digne de l'attention de l'économiste et du moraliste, comme de celle du physicien et de l'industriel, et c'est pourquoi je prie notre savant confrère M. Reybaud de s'informer des applications qui en seront faites, dans le cours des intéressantes observations dont il vient d'exposer le plan à l'Académie.

MM. DUNOYER, COUSIN, Michel CHEvalier et ReybaUD font observer que le

débat viendra en temps plus utile, quand le rapport sera achevé, les dernières parties devant expliquer et compléter ce que les premières ne peuvent qu'indiquer d'une manière sommaire.

CH. VERGE.

DU CRÉDIT ET DE LA SPECULATION

DISCOURS D'OUVerture du cours D'ÉCONOMIE POLITIQUE AU COLLÉGE DE FRANCE.

En nous retrouvant ici pour nous livrer à nos études accoutumées, comment ne pas témoigner avant tout la satisfaction qu'a fait éprouver aux amis de l'économie politique le grand événement commercial appelé par eux depuis si longtemps? Grâce au traité de commerce avec l'Angleterre, une nouvelle ère économique s'est ouverte pour notre pays. La France est appelée dans un prochain avenir à déployer devant le monde, en acceptant la loi de l'universelle concurrence, cette supériorité industrielle dont elle a déjà donné tant de preuves. Une prétendue faiblesse ne servira plus à abriter de trop réels priviléges. La production, excitée par une émulation généreuse, y retrempera ses armes. La consommation y gagnera du côté du bien-être. Tous les bons citoyens, tous les esprits que n'aveuglent pas les intérêts privés se réjouissent hautement de cette sage et populaire mesure prise par notre gouvernement.

Dans de telles circonstances, l'importance des études économiques a moins que jamais besoin d'être démontrée. Elle s'impose pour ainsi dire. L'économie politique est invoquée sous son nom par les pouvoirs publics. Naguère ils la tenaient peut-être pour un peu suspecte, même en la faisant enseigner. Les jeunes gens qui aspirent aux places n'ont plus rien à craindre en se montrant pénétrés de cette science hier encore presque séditieuse, et peuvent en tirer parti pour leur avancement. Avec quelle ardeur on peut présumer qu'ils la cultiveront désormais!

Perfectionner nos procédés de travail, améliorer nos voies de communication et en général tous les moyens de circulation de la richesse, en y comprenant le crédit, telles sont, messieurs, les conditions que nous imposent, en présence d'éventualités nouvelles, la fortune et l'honneur même du pays.

Je me propose cette année de vous entretenir de ces grands sujets

qui sont éternellement de circonstance pour l'économie politique, mais qui présentent un caractère particulier d'à-propos. Le travail n'est-il pas devenu comme le synonyme de la civilisation elle-mème? L'étude du travail et de ses lois, n'est-ce pas la société presque tout entière passant sous l'œil de l'économie politique? La circulation de la richesse rendue plus facile, plus rapide, ne forme-t-elle pas à la fois un des objets les plus importants que puisse se proposer la science économique en même temps qu'un des caractères éminents, une des gloires du XIXe siecle? Parmi tant d'époques justement vantées qui, sous des formes différentes, ont toutes manifesté la grandeur de l'humanité, quel siècle en effet pourrait entrer en comparaison, pour le développement des moyens de communication, avec le siècle privilégié qui a fait servir deux puissants agents matériels à la transmission des produits, des hommes et des idées? Le crédit, sur lequel je compte spécialement aujourd'hui appeler votre attention, est lui-même un moyen plus rapide aussi qui permet à la richesse de circuler à moins de frais. A ce point de vue, les services qu'il rend sont présents à tous les esprits. Par lui, les richesses les plus encombrantes sont rendues portatives au plus haut degré. Le léger morceau de papier qui représente de grandes valeurs n'est même pas, vous le savez, toujours nécessaire pour opérer cette merveille. A l'aide de simplifications ingénieuses, par des transferts, par de simples virements, il supprime une foule de déplacements dispendieux et de transactions compliquées. Il fait en un mot, avec non moins de puissance et d'une façon non moins prodigieuse, si l'on veut bien y penser, les mêmes conquêtes sur le temps que la vapeur a réalisées sur l'espace.

Dans les cours qui ont précédé celui de cette année, je me suis appliqué, particulièrement en ce qui concerne la production, à vous montrer l'étroit rapport qui unit l'économie politique à la morale. Ce rapport ne me paraît nulle part, je vous l'avouerai, plus visible que pour le crédit. Ici, messieurs, il n'est pas besoin de reporter sa pensée par des détours plus ou moins longs sur des principes qui, plus ou moins directement, influent sur les phénomènes économiques. La relation est directe, immédiate, complète, permanente, jusque-là qu'il n'est presque point une question concernant le crédit qui ne soit en quelque sorte convertible en une question de morale. Où est, je vous prie, l'usage légitime du crédit qui n'ait une vérité morale pour fondement et pour garantie? Où est l'abus du crédit signalé par l'économie politique qui ne suppose l'oubli ou le sacrifice des mêmes vérités de l'ordre moral? Quel fait se complique de plus d'éléments qu'on pourrait appeler psychologiques? Quelle susceptibilité nerveuse, pour ainsi dire! Comme tout contact du dehors l'émeut, l'ébranle rapidement! Comme il s'ouvre et se ferme au moindre souffle! Comme l'imagination se mêle 2 SÉRIE. T. XXIX. — 15 janvier 1861.

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