Images de page
PDF
ePub

à chaque instant à ce qui semblerait au premier abord le domaine tout positif de la raison et du froid calcul! Ses plus légers frissons, comme ses crises, sont un avertissement pour l'homme d'État. Il est un des thermomètres les plus sûrs, les plus incorruptibles de l'état réel des choses et de l'opinion, qui se fait jour par cette issue. Est-il nécessaire enfin de prouver combien cette thèse de philosophie économique d'une nature si haute est aussi, comme on dit, une thèse d'actualité? Il suffit d'écouter ce qui se répète autour de nous. Le crédit est tour à tour exalté sans mesure et condamné sans justice. La spéculation, qui tient au crédit de si près, est tantôt absoute dans tous ses écarts, tantôt réprouvée dans tous ses actes. Où est le vrai? Où est le faux? Il faut bien reconnaître qu'en tout cela les principes sont trèsvoisins des applications les plus quotidiennes.

Ce qui constitue l'infériorité apparente du crédit, en fait, messieurs, la grandeur morale; il n'est point créateur. Réfléchissons- y un moment. Si, comme beaucoup de personnes le croient, multiplier les billets, c'était multiplier les richesses; si le crédit, comme l'imaginent avec une si folle audace les utopies qui s'abritent sous son nom respecté, avait la vertu de créer des capitaux; s'il possédait cette baguette magique qui fait jaillir du sol aride l'eau en abondance pour toutes les lèvres altérées, c'en serait fait de sa moralité, comme de celle même de la destinée humaine; car la question spéciale d'économie politique n'a, en vérité, sachons-le bien, ni moins de portée ni moins d'étendue. Le crédit, doué d'un tel degré de puissance, ne supposerait plus, en effet, ni travail ni épargne antérieurs. A quoi bon ces efforts si pénibles, ces privations souvent si dures, ces sacrifices répétés sans cesse et que renouvellent toutes les générations dans leur passage sur la terre, prix douloureux auquel s'achète la richesse et se forment les capitaux! La richesse coulerait inépuisable d'une source artificielle. La monnaie ellemême deviendrait inutile. Ce serait un Eldorado. On ne verrait plus de ces crises qui ébranlent périodiquement l'industrie. Les États obérés ne figureraient plus que dans le passé, et il ne serait plus question que pour mémoire de ministres des finances dans l'embarras !... Rêve séducteur pour l'incapacité : par lui une planche à assignats tiendrait lieu de génie; rêve commode à la paresse qui remplacerait avantageusement par un enfant sachant manier des caractères d'imprimerie les Colbert et les Robert Peel. Mais qui ne sent que la réalisation d'un pareil rêve serait une honte et une décadence? Elle ferait de l'homme un roi fainéant, bientôt réduit au désespoir par sa toute-puissance. A ce maître de l'univers, disposant de toutes choses par le moyen de machines qui fonctionneraient en quelque sorte toutes seules, et par l'intermédiaire encore plus merveilleux d'un instrument de circulation assez puissant pour mettre à sa portée toutes les jouissances, à ce monarque de la création, il

ne resterait d'autre ressource que de s'abêtir après ces prodiges de génie, que de mourir d'ennui au milieu des impuissantes images de sa grandeur et de sa félicité.

En quoi donc consiste l'efficacité tant vantée du crédit? Comment, impuissant pour son compte à créer une seule charrue, une seule machine, vient-il en aide si utilement à l'agriculture et à l'industrie? Tout son secret, et il est assez beau dans sa simplicité, assez fertile en résultats, pour justifier les éloges les plus enthousiastes, c'est d'empêcher les chômages fréquents du capital, c'est de faire passer les instruments de travail entre les mains les plus capables de les mettre en œuvre. Qu'importe qu'il n'ait point produit lui-même la charrue si, grâce à lui, elle est passée des mains du forgeron inhabile à cultiver la terre aux mains actives du cultivateur? Qu'importe qu'il n'ait point lui-même produit la machine si, sans lui, le filateur ou l'entrepreneur de chemin de fer n'eût pu la tirer de l'atelier du mécanicien? La circulation du sang dans le corps humain joue-t-elle un moindre rôle pour l'entretien de la vie que les fonctions nutritives elles-mêmes? Combien de capitaux, songez-y, sans le crédit, resteraient improductifs! Sans les délais et les avances que le crédit leur laisse, les producteurs grands et petits seraient condamnés à suspendre cent fois leurs travaux. Que de métiers s'arrêteraient! Que d'ouvriers seraient sans ouvrage! Une multitude d'idées fécondes, destinées à renouveler la face du monde et à créer des sources abondantes de bien-être pour les classes les moins aisées, resteraient sans application. Par la baisse de l'intérêt, célébrée avec tant de magnificence par Turgot, le crédit offre une ressource croissante à l'esprit d'entreprise, et produit l'abaissement des prix, condition de toute amélioration dans le sort des masses populaires, signe infaillible et moyen indispensable de tout progrès économique. Il faut compter pour peu le mal que font éprouver de temps à autre à la production les crises de crédit, en comparaison de l'atonie et des désastres qui résulteraient de son absence.

Je viens d'esquisser une des utilités fondamentales du crédit, celle qui consiste à favoriser, à développer le travail et avec lui toutes les vertus qu'il engendre et qui s'y rattachent de près ou de loin. Je ne ferai que rappeler une chose connue de tous en disant qu'il n'est pas moins favorable à l'épargne. S'il naît de l'épargne, on peut dire de lui qu'il ne se montre point ingrat envers sa mère. Il s'ingénie à lui rendre les mêmes services qu'il en a reçus. Il ne fait point les petits ruisseaux, mais il les change en rivières. Il leur prépare pour ainsi dire le lit où ils cou lent. Il est le réservoir qui les empêche de se tarir. Par là il ôte bien des prétextes à la tentation. Un dialogue éternel s'engage chez l'homme entre l'ange et la bête. La lutte de ces deux ennemis peut, grâce au progrès, devenir moins apre et moins violente, mais elle doit durer

[ocr errors]
[ocr errors]

jusqu'à la consommation des siècles. Vis dans le présent, dit la bête. - Songe à l'avenir, reprend l'ange. — Jouis, dit la bête. - Prive-toi, répond l'ange. Pense à toi, dit la bête. Pense aux autres, songe aux tiens, songe au devoir, murmure la conscience. Sa voix n'a-t-elle pas besoin d'être fortifiée? Le crédit y aide. Il présente à l'épargne des placements sûrs. On allait céder à quelque penchant grossier ou frivole; on s'arrête. Dieu l'emporte, le mal est vaincu.

Tout cela, messieurs, est-il bon, salutaire, favorable à l'individu, favorable à la société? En vérité, je le crois. Je n'imagine même pas qu'on puisse penser le contraire. Et pourtant... Oui, il s'est rencontré (que ne s'est-il pas rencontré en ce monde et en ce siècle?) des écrivains pour accuser les banques et les institutions de crédit en général d'être des instruments de démoralisation. Elles ramènent la pensée à cette chose vile, le bien-être. Elles offrent des appâts à la spéculation. Que des publicistes de l'école radicale et révolutionnaire, convaincus que l'épargne est un moyen misérable, personnel, égoïste, insuffisant, de résoudre le problème social, se laissent entraîner à tenir un pareil langage, je le comprends; mais qu'il soit tenu par des publicistes graves, religieux, n'est-ce pas plus étrange? Quels sont-ils donc, ces moralistes austères qui semblent d'un autre âge et d'une autre humanité que la nôtre? L'un est un homme des plus éminents de l'époque de la Restauration, l'illustre M. de Bonald. M. de Bonald voit presque dans les banques une œuvre du démon. Il est vrai qu'il traite de la même manière les grandes capitales, et, le croirait-on? l'innocent télégraphe. Qu'eûtil dit s'il eût vu fonctionner le télégraphe électrique? L'autre est un de nos contemporains, un orateur éloquent, M. Donoso Cortès. Il ne traite pas mieux tout ce mouvement de la circulation et en général l'économie politique, dans laquelle il lui plaît de signaler une science d'épicuriens. Science d'épicuriens, en effet, qui s'occupe de la faim de ceux à qui le pain manque. En face de ces aberrations, on se demande où donc avaient les yeux ces grands moralistes? Est-ce qu'ils s'imaginaient par hasard qu'on pouvait faire disparaître les moyens qui facilitent l'épargne en la rendant féconde, sans entraîner un immense préjudice moral pour nos sociétés laborieuses? Est-ce qu'ils comptaient enter la vertu sur l'imprévoyance, la sainteté sur l'oubli des devoirs de l'honnête homme et du père de famille? On répugne à le croire. Que faisaient-ils donc? Ils déclamaient sur ce qu'ils n'avaient pas sans doute consacré beaucoup d'heures de leur vie à étudier. Tort trop commun, en France et ailleurs, pour ne pas nous paraître véniel, mais tort trop préjudiciable pour que nous ne le signalions pas avec énergie quand nous le rencontrons sur la route de notre science.

Nous n'avons parlé jusqu'à présent qu'avec éloge du crédit et des opérations qui s'y rattachent. Peut-être nous accuse-t-on déjà de nous livrer

nous-même à l'utopie, ou du moins de n'envisager que le beau côté de cette brillante médaille. Tel est, en effet, l'écueil. Le crédit exerce un prestige sur les intelligences les plus calmes. Tandis que le travail est sévère comme une réalité, le crédit semble séduisant comme une promesse. Si l'on pouvait employer ici ces expressions, on serait tenté de dire que le travail en économie politique représente la prose et le crédit la poésie. C'est un grand poëte, en effet, à sa manière, un merveilleux enchanteur qui a mille ressources à son service. Il y a des moments où, comme un dieu, il semble faire quelque chose de rien; c'est alors surtout qu'il faut s'en défier.

Ce que l'on accuse dans le crédit, c'est la spéculation. Ce mot semble contenir et résumer tous les griefs. Voyons s'il n'y a pas lieu d'abord de distinguer l'usage de l'abus. La spéculation honnête, qu'est-ce au fond, messieurs? C'est la part de l'imagination et du calcul dans la sphère de la production; ce n'est pas moins que le souffle du progrès qui passe sur le monde pour le féconder. Elle est le génie de l'industrie; elle est l'âme de l'invention; elle est au travail routinier ce que l'inspiration est aux facultés moyennes de jugement et de raisonnement. Pleine d'élans admirables qui font faire à l'humanité des pas de géant en un clin d'oeil, elle est sujette aussi à des accès de fièvre et de folie, écarts et délires de la force qui ne doivent pas la faire condamner. Pour juger de la spéculation avec équité, il faudrait énumérer la liste inépuisable de ses conquêtes. Ils spéculaient, ceux qui inventaient, perfectionnaient, appliquaient à la filature, au tissage, à la locomotion le mécanisme à la vapeur; ils spéculaient, ceux qui découvraient de nouveaux gisements aurifères dans des régions éloignées ; ils spéculaient, ces colons qui livraient à la culture de nouvelles terres, au prix de mille dangers; ils spéculaient, ceux qui imaginaient le billet de banque, appelé à rendre d'incalculables services; ils spéculaient, ceux qui inventaient la coupure par actions des valeurs industrielles destinées à donner aux plus humbles épargnes de la propriété éparpillée, la puissance des capitaux agglomérés, tout en leur laissant la mobilité qui les rend réalisables au gré du besoin. Où est la grande découverte utile à la masse des hommes, où est l'application en grand des idées scientifiques les plus fécondes qui n'ait eu et qui n'ait encore bien souvent la spéculation pour aiguillon? Le commerce n'est-il pas une perpétuelle spéculation? Faut-il donc l'interdire aussi? Faut-il priver l'humanité de ses services? Faut-il le soumettre à de ridicules et impossibles maximum? Que l'on ne vienne pas dire en effet que le mal de la spéculation c'est de donner lieu à de gros bénéfices. Sans ce stimulant, comment existerait-elle et, sans elle, qu'adviendrait-il? Tout rentrerait dans le sommeil, la production se traînerait péniblement au lieu d'avoir des ailes. Plus de fortunes éclatantes, il est vrai; mais c'est là un

résultat bien peu enviable, si les ressources sur lesquelles vit le genre humain sont du même coup profondément atteintes, si la misère seule gagne du terrain. Qu'est-ce d'ailleurs que ces gros bénéfices tant accusés ? L'économie politique ne recule pas devant l'impopularité d'une explication loyale: cès bénéfices représentent les pertes égales éprouvées par des compétiteurs moins heureux, ils représentent la rémunération d'un risque couru; c'est une sorte de pêche aux perles. Oui, assurémont, nous invoquons le travail et l'épargne comme les dieux lares de l'économie politique ; mais l'inquiète ardeur du mieux, mais le calcul, mais la chance même, mais tous ces éléments plus capricieux, plus spontanés, plus aléatoires, mais ces ferments puissants qui accélèrent le mouvement et centuplent la vie ne doivent pas être exclus des sociétés laborieuses au nom d'une tempérance excessive. Autant vaudrait bannir toutes les passions de l'âme humaine; vous n'auriez plus alors une société agitée, nous l'avouons, vous auriez une société engourdie, Lequel vaut mieux? L'histoire a prononcé maintes fois sur cette question.

Il faut donc absoudre et souvent glorifier au nom de l'intérêt général de l'humanité la spéculation qui invente, s'ingénie, travaille, court des risques et s'enrichit en enrichissant tout le monde. Il faut l'absoudre et la glorifier avec d'autant moins de scrupule que, s'il y a lieu de parler de ses triomphes, il y aurait lieu aussi de s'apitoyer sur ses épreuves et sur ses revers. Inventeurs et savants réduits à la misère, essayeurs d'idées nouvelles, martyrs de votre génie vrai ou faux, et vous, générations infortunées d'actionnaires, qui ne manquez jamais de payer la rançon de tout progrès industriel, vous pouvez dire si tout est bonheur dans cette spéculation qu'on envie.

Etendrons-nous la même indulgence sur cette spéculation qui no se compose que de jeux et de paris? L'économie politique, comme on l'on y a plus d'une fois conviée, jettera-t-elle son manteau sur l'agiotage? Dans la spéculation telle que je viens de la définir, il y a une force productive, des effets profitables pour la masse. Dans ces jeux et ces paris établis sur la hausse et la baisse des fonds publics et des autres valeurs, la science économique se demande, non sans inquiétude, où est cette puissance de production. Nous voici, l'un et l'autre, devant un tapis vert vous vous enrichissez, je me ruine; tant mieux pour vous, Mais la société qu'a-t-elle gagné? Votre main droite pourrait se donner le passe-temps, pendant une année durant, de prêter à votre main gauche sans que cette gymnastique fatigante ait rien produit que du mouvement. Je ne vois donc pas le gain pour le public, mais je vois la perte. Que des milliers de personnes se livrent, depuis le 4 janvier jusqu'à la Saint-Sylvestre, à cet exercice de se passer de main en main des valeurs, les unes gagnant, les autres perdant! Est-ce que ce n'est pas

« PrécédentContinuer »