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serait réduire la production de moitié ou des trois quarts et par conséquent condamner à mort la moitié ou les trois quarts de la population actuelle, et la reste à la misère et à la barbarie. Mais non-seulement l'appropriation du sol donne le plus de produits matériels, mais elle est pour le propriétaire la source d'une infinité de jouissances intellectuelles qui n'existeraient pas en dehors de cette institution. L'homme qui cultive ou habite ses champs y éprouve des sensations toutes différentes que s'il en était simplement le fermier ou le locataire. La preuve en est dans la différence de prix, à égalité de revenu, des propriétés foncières et des titres de rente les plus solides, différence qui exprime jusqu'à un certain point la valeur des jouissances immatérielles créées par l'appropriation personnelle du sol.

Cette appropriation est donc excellente à un double titre: excellente pour les propriétaires, car ils y trouvent des jouissances particulières qui lui font préférer ce genre de propriété à tout autre; excellente pour ceux qui ne sont pas propriétaires, car c'est elle qui donne le plus de produits et à meilleur marché.

Les conséquences de l'appropriation du sol, combinées avec l'hérédité et la prescription, suffisent parfaitement pour en justifier l'institution, sans s'inquiéter d'autres résultats accidentels qui, suivant le point de vue où on se place, peuvent paraître étranges, bizarres, révoltants même. Par l'hérédité, la propriété passe quelquefois dans des mains indignes, par la prescription dans des mains coupables, pourquoi le nier, puisque cela est vrai? Mais ce sont là des inconvénients nécessaires, inévitables, qui tiennent à la nature des choses et qui ne peuvent être amoindris ou annihilés qu'à la condition d'être remplacés par d'autres inconvénients autrement graves, autrement funestes.

Inutile de m'étendre davantage sur ce sujet, parce que c'est un point sur lequel tous les économistes sont d'accord. En un mot, l'utilité publique de l'appropriation du sol se prouve; la justice de la distribution de la richesse qui en résulte ne peut pas se prouver, parce que effectivement la justice n'en est ni la base, ni le point de départ, ni le but.

J. Dupuit,

Inspecteur général des ponts et chaussées.

La fin au prochain numéro.

DE L'INFLUENCE DES DROITS DE DOUANE

ET DE

LA CONCURRENCE ÉTRANGÈRE

SUR LES PRIX ET LA CONSOMMATION

Dans un article inséré au Journal des Économistes (mars 1859) j'ai essayé de démontrer que les droits différentiels ne produisent pas l'effet qu'on leur attribue; je me propose aujourd'hui de présenter quelques faits de nature à prouver aux protectionnistes que les droits de douane ne leur font pas tout le bien, ni laconcurrence étrangère tout le mal qu'ils pensent. Si, aux arguments exposés avant moi avec tant d'autorité et d'éclat, j'ose ajouter quelques nouvelles considérations, c'est que le temps a marché depuis lors, les événements se sont succédé et leurs conséquences se sont développées. L'expérience n'a pu que confirmer la vérité des doctrines défendues par les éminents champions de la liberté du commerce; aussi n'est-ce pas en faveur de ce principe fondamental que je viens ici rompre une lance. Sa cause est gagnée. Ce que je voudrais, c'est examiner quelques faces moins connues de la question, dans l'espoir que de cette étude jaillira quelque lumière qui contribuera peut-être à éclairer ceux qui sont restés dans le camp opposé.

La théorie des prix est d'une simplicité élémentaire; on peut l'exposer en peu de mots. Les prix, nous enseigne la science économique, sont déterminés par le rapport entre l'offre et la demande; ils ne peuvent pas rester d'une manière permanente au-dessous des frais de production; leur limite supérieure est fixée par les moyens d'échange ou d'achat des consommateurs.

Dans la pratique, il est souvent très-difficile de faire la part de chacun des éléments qui ont concouru à la fixation d'un prix; il est bien plus difficile encore de former des conjectures sur les prix qui résulteront des éléments que l'on combine ou que l'on voit se combiner. Les prévisions les mieux calculées sont souvent démenties par les faits, les déductions les plus logiques se trouvent en défaut. Ce n'est pas la faute des lois qui président aux échanges, car les lois naturelles ne changent pas et sont toujours nécessairement suivies de leur effet. C'est l'homme qui a de la peine à démêler les fils de ces combinaisons multiples, et à remonter

au point de départ de chacun d'eux. Aussi est-ce peut-être une tâche trop lourde pour un seul homme que d'embrasser l'ensemble des circonstances qui influent sur les prix. Un observateur très-distingué, Tooke, y a consacré une longue vie, sans réussir complétement et même sans aborder toutes les questions. Aussi ai-je cru devoir me borner dans cette étude à examiner quelques points relatifs à l'influence des droits de douane et de la concurrence étrangère, deux causes qui agissent tantôt séparément, tantôt en commun sur les prix. On en trouvera le résumé à la fin de l'article, et c'est peut-être par le résumé qu'il faudrait en commencer la lecture.

I

Lorsqu'on étudie les effets du tarif des douanes, il faut avant tout distinguer les droits assis sur des matières qui n'ont pas de similaires dans le pays, des taxes imposées sur des marchandises qui entrent en concurrence avec celles qu'on produit à l'intérieur. Les droits sur les marchandises sans similaires sont purement fiscaux. Dans le plus grand nombre de cas, la totalité du montant de ces taxes s'ajoute au prix. Cette addition a toujours lieu quand la production n'est pas illimitée : la demande dépasse alors l'offre et le consommateur prend l'impôt à sa charge. Lorsque, au contraire, la production de la denrée taxée est illimitée, l'importateur est quelquefois obligé de supporter une partie de l'impôt. Il le fera, si le bénéfice qui lui reste suffit encore pour le rémunérer.

Je n'examinerai pas ici le côté financier des taxes de consommation, c'est-à-dire, comment on peut à la fois rendre l'impôt le plus productif possible et favoriser la consommation, et je passe aux droits assis sur des marchandises entrant en concurrence avec les produits (bruts ou fabriqués) du pays.

II

La première loi qu'on rencontre lorsqu'on recherche les effets des droits de douane sur les marchandises entrant en concurrence avec les produits du pays, c'est celle de la proportionnalité. En d'autres termes, les taxes ont une influence d'autant plus forte ou plus faible sur les prix, que les quantités importées sont plus ou moins considérables relativement à la production intérieure.

Ainsi, en supposant que le tarif impose une marchandise à 30 p. 100 de sa valeur, s'il n'entre qu'un vingtième ou même un dixième de la production, il est possible que les prix à l'intérieur n'en soient pas affectés. Le producteur étranger s'accommode parfaitement des prix

élevés et ne cherche tout d'abord nullement à les faire descendre. Tels les premiers Européens qui abordèrent à la côte de Guinée ou en Amérique, ne se firent aucun scrupule de donner de la verroterie et d'autres objets presque sans valeur, pour leur pesant d'or.

-

Mais si l'importation augmente et atteint, par exemple, un cinquième de la production, la concurrence que se font entre eux les importateurs -car il n'entre pas dans leurs vues de peser sur les producteurs nationaux fera fléchir les prix, non pas d'un cinquième, mais peut-être d'un dixième. C'est seulement dans le cas où l'accroissement de l'importation continuerait de progresser que la concurrence extérieure deviendrait assez ardente pour causer une baisse plus rapide, contre laquelle viendrait alors réagir l'augmentation de la consommation, tant dans le pays producteur que dans celui qui reçoit la marchandise.

Prenons un exemple. On sait que la loi du 27 juillet 1822 imposa les bestiaux à raison de 50 fr. par tete de bœuf gras, et les autres en proportion. Or, en 1822 le prix moyen d'un kilogramme de bœuf s'élève, au marché des Prouvaires, à 0.97; en 1823, la moyenne fut de 98 c.; en 1824 et 1823, de 97 c., et si nous prenons les moyennes des trois périodes quinquennales, 1821-1835, nous trouvons (4):

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Ce n'est que dans la période suivante que, par l'effet d'autres causes que les droits de douane, le prix de la viande de bœuf atteint 4 fr. 08 c.

Faisons maintenant ce qu'on appellerait dans les assemblées délibérantes la contre-épreuve.

En 1853 (décret du 14 septembre) la taxe de 50 fr. par tête de bœuf fut remplacée par un droit, purement nominal, de 3 fr. Par suite, on paya par vache, génisse, bouvillon 1 fr., par veau, mouton, porc 25 c. Il en résulta immédiatement une augmentation d'importation. De 4850 à 1852 (3 années) la moyenne de l'importation avait été de 1,653 bœufs, 2,550 taureaux, 9,603 vaches, 1,058 génisses, 14,103 veaux, 92,933 moutons et brebis, et 2,806 porcs. A partir de 1854 nous constatons les chiffres suivants :

Bœufs......

Taureaux....
Vaches...

1855.

1857.

1854. 1856. 1858. 1859. 28.963 40.344 35.160 39.961 21.213 22.173 3.046 3.190 2.718 2.725 1.940 2.418 54.842 73.726 66.171 59.141 42.757 53.512

(1) Documents relatifs à la question de la boucherie. Publ. off. 1856.

Génisses, etc.. 9.155 13.234 8.874 6.962 4.859 6.160 Veaux....... 28.524 33.462 30.725 31.343 31.051 30.704 Moutons, etc.. 272.595 309.143 327.305 390.396 339.142 455.361 Porcs.. 35.907 35.852 35.028 47.385 58.600 68.259

L'accroissement de l'importation est donc bien évident; pourtant les prix de la viande n'ont pas cessé, comme chacun sait, de hausser. Ils ont été pour le bœuf, sur le marché des Prouvaires, en 1854 de 0.93, en 1852 de 0.95, en 1853 de 1.07, en 1854 de 1.17, en 1855 de 1.22.

Si la concurrence étrangère n'a pas pu arrêter la hausse, c'est que le contingent qu'elle apportait sur le marché était d'une proportion trop faible pour influencer les prix. Le nombre des bœufs abattus est actuellement d'environ 600,000 par an, le nombre des vaches amenées à la boucherie dépasse peut-être déjà 800,000; on doit compter, en outre, en nombre ronds 2,700,000 veaux, plus de 6 millions de bêtes à laine et 4 millions de porcs. Que signifient alors les nombres cidessus.

La décroissance qu'on remarque dans les chiffres de l'importation à partir de 1857 révèle encore une autre loi que j'indiquerai ici par anticipation c'est que souvent la concurrence étrangère diminue parce que les prix augmentent dans le pays producteur par l'effet même de l'exportation.

111

On vient de voir que l'influence de l'importation sur les prix dépend des quantités proportionnelles qu'elle peut jeter sur le marché; mais la quantité absolue exerce un effet qui lui est propre. Lorsque la marchandise importée est consommée en de faibles quantités, les offres se font et s'exécutent facilement; au contraire, lorsqu'il s'agit d'une denrée qui se consomme par grandes masses, qui est d'une nature encombrante, la difficulté des transports suffit souvent pour limiter l'importation. Nous trouverions ainsi une seconde loi, que nous nommerons la loi des masses encombrantes.

Comment expliquer, si ce n'est par la difficulté des transports la permanence d'une inégalité des prix de 30 0/0 et au-dessus qu'on rencontre dans le même pays, d'une province, d'un département à un autre. Ainsi, en 1858 (1), le prix moyen du blé a été établi ainsi pour les dix régions de la France:

(1) En remontant de quelques années en arrière, les écarts sont bien autrement considérables.

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