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là pour un pays une masse énorme de temps dissipé en vain, une masse de forces vives détournées d'un emploi plus fructueux? Est-ce que rien ne se perd dans ce perpétuel frottement? Il est vrai que, pour justifier ce mouvement de va et vient, on a imaginé une assez belle raison, qui ferait, peu s'en faut, autant de héros des hommes qui jouent à la bourse : on a dit qu'il existe, dans les profondeurs de la nature humaine, un grand et noble penchant qui la tire du train vulgaire de la vie pour la pousser aux aventures. Par là, dit-on, se produisent les Fernand Cortès et les Vasco de Gama. Il est regrettable que cette raison n'ait pas été appréciée à sa juste valeur par les gouvernements qui ont défendu la roulette et la loterie à de pauvres gens, lesquels ne savaient pas eux-mêmes à quel degré de sublimité ils s'élevaient en poursuivant un quaterne. Assurément, nous faisons grand cas du penchant à l'aléatoire qui a frayé tant de voies nouvelles; mais comme tous les penchants, il a ses abus. Comme tous les penchants, on peut l'appliquer grandement, noblement, on peut l'appliquer petitement. Vous sentez, dites-vous, un penchant irrésistible qui vous entraine vers les émotions aventureuses. Soit. N'avezvous donc plus, comme Vasco de Gama, la ressource des voyages lointains, ou, comme Condé et Turenne, même comme de simples et braves officiers de fortune, la ressource des champs de bataille? J'entends: cela vous convient peu. Faites-vous donc pêcheur, faites-vous mineur. - Mais non. C'est Labruyère qui l'a dit : « Giton a le teint frais... » Il est enjoué, grand rieur, libertin, ajoute l'irrévérencieux moraliste. Bref, Giton aime ses aises. Qu'il cesse alors d'invoquer le goût immodéré qui l'emporte vers les périls. Le danger, le risque couru! Que l'on en coure dans ce genre de paris, cela n'est que trop certain. Mais je n'ai pas à nommer les pratiques ingénieuses qui permettent au joueur de profiter largement de la chance lorsqu'elle est heureuse, et d'en réduire de beaucoup les périls lorsqu'elle tourne contre lui.

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Jugeons avec sang-froid les bourses de commerce. Il ne saurait être question ici de leur faire leur procès. Leur utilité, messieurs, n'est pas contestable. On en trouverait peut-être une preuve ou du moins une présomption dans leur antiquité, fort antérieure à l'institution des banques de circulation et des opérations savantes du crédit moderne. Comment méconnaître leurs services, soit qu'on les envisage comme bourses de marchandises, dans lesquelles se concluent des marchés avec une grande économie de temps et des facilités diverses pour les vendeurs et les acheteurs, rapprochés les uns des autres, soit qu'on les considère comme lieu de placement commode pour les fonds disponibles et comme marché régulateur des capitaux? Loin donc qu'il faille fermer les bourses, comme nous y invitent des réformateurs trop zélés, nous persistons à penser, en dépit de tout ce qui nous y blesse, qu'il faudrait encore les inventer aujourd'hui si elles n'existaient pas. Ce ne saurait être une raison pour ne pas recon

naître que tout ce qui se passe dans ces sanctuaires du crédit public et privé n'a pas, tant s'en faut, le même caractère respectable, pour ne pas avouer qu'il se trouve la des oracles qui mentent, pour ne pas proclamer bien haut avec la notoriété publique que les opérations fictives manifestent trop souvent une déplorable tendance à l'emporter sur les opérations sérieuses, que le charlatanisme et la crédulité s'y donnent rendez-vous, enfin qu'une inexpérience cupide vient fréquemment y faire des écoles ruineuses. Quoi! il y a là des joueurs qui, comme on l'a dit, voient dans les cartes, et la moralité publique ne s'en offenserait pas! Il y a là des coalitions qui déjouent la loi, et l'économie politique accorderait son laissez-passer à ces actes déloyaux! Il y a là des titres qui ne reposent sur rien que sur l'imagination fertile de quelques industriels; il y a là des affaires grossies par toutes les habiletés de la réclame; il y a là des bénéfices énormes sans augmentation et même avec diminution du capital, et tout cela serait accepté par l'économie politique comme licite! Non, il faut rendre cette justice à la science économique. Elle a condamné, par l'organe même de ses premiers maîtres, ces jeux dangereux. Elle y a signalé des atteintes funestes à la production. Elle a montré qu'ils dérangent d'une façon déplorable l'équilibre de la richesse au profit de l'habileté sans scrupules. Elle a flétri ces gains faciles, qui engendrent des mœurs plus faciles encore. Elle a fait voir les dépenses improductives et ruineuses venant presque toujours à la suite de ces stériles opérations. Depuis qu'un célèbre Écossais, dont la renommée, en dépit de ses facultés supérieures, participe moins de Christophe Colomb découvrant un nouveau monde, que de ce fabuleux Icare qui, pour s'être confié à des ailes de cire, tomba, d'une chute lamentable; depuis que Law implanta chez nous l'agiotage, cette histoire n'a pas changé. Les mêmes causes ont ramené les mêmes effets. Le jeu a toujours démoralisé ses adeptes. La fureur de s'enrichir sans aucune peine a produit les mêmes bassesses dans les classes élevées, le même exemple démoralisant dans les classes inférieures. Les fortunes mal acquises ont été presque toutes mal dépensées ou promptement dévorées. La sensualité grossière ou raffinée, la vanité de l'enrichi, le dégoût, devenu de plus en plus commun du travail modeste, qui rapporte peu et lentement,― enfin sur ce fond de matérialisme satisfait, de sinistres éclairs se détachant, ici des faillites, là des suicides, voilà ce qui est resté l'accompagnement obligé de ces saturnales de l'agiotage.

On somme l'économie politique d'indiquer le remède. Est-il dans les mœurs? Est-il dans la loi? Dans quelle mesure et à quel titre peut-il s'y trouver? L'économie politique est-elle en mesure de répondre à ces questions? Je le crois, pour mon compte, à condition qu'on n'exige pas d'elle un de ces remèdes violents qui empêchent toute espèce d'écart et ne souffrent aucun abus. Lorsque l'on ouvre une bourse, il faut se

résigner à l'avance à l'idée qu'il se commettra là des actes répréhensibles, dont un certain nombre conjurera la répression, de même que, lorsqu'on ouvre une tribune libre, on peut être sûr à l'avance qu'il y sera dit des choses folles, qu'il y retentira des paroles dangereuses. La philosophie, la religion elle-même, les manifestations les meilleures de l'esprit humain et de l'activité humaine entraînent une certaine somme d'abus inévitables. Un peuple qui voudra supprimer tous les abus ne deviendra jamais libre. Il faut les modérer, ces abus, il faut les resserrer dans un lit étroit. Mais, ne l'oubliez pas, soit par un esprit exagéré de conservation sociale, soit par un goût immodéré de la perfection, c'est se faire utopiste, et bientôt tyran, que de prétendre extirper tout mal en ce monde, et de ne vouloir se contenter qu'au prix de l'idéal réalisé par une humanité vouée à l'imperfection.

Empêcher tout agiotage d'avoir lieu serait une entreprise chimérique. Comment interdire les marchés à terme? « Pour défendre les marchés à terme, a dit un des censeurs les plus acerbes de la Bourse, il faudrait arrêter les oscillations de l'offre et de la demande, c'est-à-dire garantir à la fois au commerce la production, la qualité, le placement et l'invariabilité du prix des choses, annuler toutes les conditions aléatoires de la production, de la circulation et de la consommation des richesses, en un mot supprimer toutes les causes qui excitent l'esprit d'entreprise : chose impossible, contradictoire (4). » L'abus est donc, dans une mesure difficile à fixer, lié au principe, à telle enseigne, que, pour atteindre l'abus par toutes voies de prévention, coercition, interdiction, exception, on fait violence au principe: «pour se guérir de la maladie, on se tue. » Que peut-on donc faire à l'égard de ce mal? On peut, je le répète, en diminuer beaucoup les ravages, en réduire, dans une proportion énorme, l'étendue et l'intensité. On le peut, et comment? On le peut en éclairant les individus sur les vraies conséquences économiques de ce mode chanceux de chercher la fortune. On le peut par les moyens généraux dont dispose la morale pour intéresser l'honneur à se garder des opérations de l'agiotage. On le peut en faisant en sorte que les lois qui président aux transactions dont les bourses sont le théatre, ôtent des armes à l'agiotage au lieu de lui en prêter.

Et d'abord, l'économie politique peut faire entendre aux imprudents des conseils qui tiennent autant du sens commun que de la science. Si l'agiotage mène à mal même la plupart des habiles, si pour un qui réussit mille échouent, si les succès des plus illustres sont le plus souvent de courte durée et sujets à de tristes revers, à de redoutables expiations, qui donc ira se faire le poursuivant de ces bons numéros que peu de gens sai

(1) P.-J. Proudhon. Manuel du spéculateur à la Bourse.

sissent, et qui glissent des mains qui croient le mieux les tenir? Quant aux non habiles, qui forment l'immense majorité, qu'une réflexion les préserve. Qu'ils se disent bien qu'ils risquent d'avoir affaire à des gens qui jouent avec des dés pipés, et qu'ils sont seuls contre des forces coalisées. Qu'ils se souviennent d'une histoire contée dans les Mille et une Nuits, autorité qu'on peut bien citer à propos des rêves du crédit imaginaire. Lorsque Sindbad le marin pénètre dans une île inconnue, il y rencontre un hôte perfide, nommé le Vieillard de la mer, acharné à la perte des malheureux navigateurs. C'est en prenant l'air le plus inoffensif et le plus engageant que le terrible vieillard détermine Sindbad à le charger sur ses épaules. Mais alors il ne le làche plus, et le force à le porter partout où il veut. Que nos braves travailleurs des villes et des campagnes qui subissent, dit-on, parfois, certaines fascinations étranges, se gardent de l'île inconnue et du Vieillard de la mer!

A côté des prescriptions de l'économie politique et des conseils de la prudence, se place l'œuvre des mœurs pour réformer les excès de l'agiotage, Que dirions-nous ici que chacun ne supplée aisément? L'œuvre des mœurs ne se fait pas toute seule, c'est nous qui la faisons. Qui nous empêche de nous montrer dédaigneux pour les profits trop faciles, sévères pour les fortunes mal acquises? L'estime et la considération sont des faits essentiellement libres; on ne saurait les surprendre ni les forcer. Peut-être sommes-nous tous un peu trop Philinte à cet égard. Peut-être cède-t-on trop facilement à de grossiers prestiges. Sachons tenir une conduite plus virile et plus conséquente. L'estime est une monnaie idéale à laquelle est parfois un peu trop réduit le travail honnête, celui de l'intelligence et de la science tout comme celui des bras; au moins ne la lui ménageons pas; réservons la-lui; c'est sa propriété, c'est sa récompense! Songeons que les siècles se jugent eux-mêmes par le caractère des objets qu'ils ont aimés, honorés. Est-ce que le XVIIe siècle ne faisait pas plus de cas de Boileau, est-ce que le XVIII® n'en faisait pas plus de Rousseau pauvre, que de tous les Turcaret de l'époque? Loin de nous la pensée d'exclure la richesse des titres à la considération! Qu'elle soit le fruit noblement employé de l'héritage, ou la représentation de grands efforts et de grands services, elle y donne un droit certain. L'industrie, le commerce, la banque, n'ont pas à craindre de voir cette légitime part de considération leur faire défaut de notre temps.

La loi peut aussi beaucoup pour mettre un frein aux abus de la spéculation illicite. A elle de redoubler de surveillance et de rigueur contre certains faits et certaines manoeuvres, et de prévenir une partie du mal par une bonne législation des sociétés en commandite et des sociétés anonymes. A elle de limiter certains monopoles et certains priviléges. Si le nombre trop restreint d'une catégorie d'agents a produit l'éléva

tion exorbitante des charges, si une fonction toute personnelle s'est changée abusivement en une société en participation composée de com→ manditaires dans laquelle il arrive parfois que le titulaire se trouve le moindre intéressé, que la loi fasse son œuvre ! Le moins qu'on puisse. exiger d'elle, c'est qu'elle n'aggrave pas le mal qu'elle a pour tâche de modérer (1). Mais laissons, messieurs, ces questions d'application pure que complique malheureusement l'existence même de monopoles qui ne sauraient disparaître en un jour: revenons en hâte aux principes.

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L'étroite conformité de la morale et de l'économie politique en ce qui concerne le crédit ne vous paraît-elle pas établie déjà par tout ce qui précède? Trouve-t-on une seule pratique que l'économie politique condamne qui ne soit condamné d'abord par cette puissance supérieure? En est-il une même qu'elle tolère, qui put être supprimée sans qu'il en résultat pour la liberté une sorte de mise en tutelle que la morale est loin d'avouer, sans risquer d'ajouter simplement au mal l'hypocrisie de plus? On aurait trop à faire pour épuiser la thèse que j'ai voulu seulement ébaucher devant vous. Il faudrait suivre toute l'histoire du crédit. Que signifie, par exemple, ici le bon marché, là la cherté des capitaux, sinon qu'ici la sécurité est grande et qu'elle est faible ailleurs, sinon qu'ici les emprunteurs sont probes et là qu'ils le sont moins, sinon qu'ici il a du sérieux, de la solidité dans les caractères et dans les habitudes commerciales, et là que ces vertus et ces pratiques font défaut? L'austère Caton, le farouche Brutus prêtaient, dit-on, à des taux qui atteignaient 40 pour 100. Cela peut prouver seulement le trouble qui résulte des guerres civiles, trouble favorable d'ailleurs à l'improbité. Mais en Californie, dans le pays de l'or, on voit l'intérêt s'élever à des taux extraordinaires; qu'est-ce que cela veut dire encore une fois, sinon que l'on a devant soi une population fort mêlée, dans laquelle la mauvaise foi ne manque pas? Dans telle contrée, je vois des banques libres fonctionner avec profit pour les populations. J'applaudis, et je n'ai pas besoin de m'informer si ces populations sont honnêtes. C'est à l'aide du même principe que l'économie politique répond à bien des utopies sur le crédit, et se met en quête de bien des améliorations. Exemples. Voici un novateur qui se fait fort de donner du crédit à tous ceux qui en veulent. Le numéraire est un tyran qu'on détrône par un décret. Le même novateur a remarqué que le taux de l'intérêt est allé toujours en décroissant, et il en conclut que l'intérêt doit tomber à zéro. L'économie politique se tourne vers lui et lui tient ce lan

(1) Voir sur les spéculations de bourse en général et sur les remèdes à l'agiotage, les articles de M. Louis Reybaud, insérés dans le Journal des Écononomistes, juin et juillet 1856, et le numéro d'octobre 1860.

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