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marchandise comme s'effectuant dans le monde matériel sous l'empire exclusif des principes moraux.

Ici une juste part est faite à l'économie politique, qui plus loin va se trouver exposée de nouveau aux attaques de l'auteur. Dans l'échange moral, M. Rondelet étudie les conditions pratiques de cet échange, la constitution des valeurs, leur origine, leurs espèces, la monnaie, le billet de commerce ou le billet de banque, l'assignat, le bon du Trésor, etc.; puis, en second lieu, le mécanisme de l'échange moral, le crédit sur lequel il repose, les organes au moyen desquels il fonctionne, les banques privées et publiques, les comptoirs d'escompte, etc.; enfin, en troisième lieu, les lois qui le régissent, le prix de l'argent, le taux de l'escompte, l'intérêt légal, les opérations reconnues, tolérées ou interdites. Toutes les questions qui ressortent de ces divisions sont abordées avec le sûreté d'un sens moral vrai et éprouvé, mais qui n'est ni plus vrai ni plus éprouvé que celui avec lequel les résout l'économie politique. Seulement, l'économie politique, moins absolue que l'auteur, sait parfaitement séparer les spéculations coupables de celles qui sont loyales; elle ne condamne pas en masse tout ce qui se fait à la Bourse, par exemple, et ne qualifie pas ses opérations de brigandage; elle sait que la Bourse est utile; elle sait faire le départ entre le bien et le mal; elle sait, quoi qu'en dise l'auteur, distinguer ce qui sépare les bénéfices permis des bénéfices illégitimes. Il est peu de traités économiques, celui de Say comme celui de Rossi, dans lesquels l'agiotage ne soit condamné positivement et ouvertement critiqué.

Dans la troisième partie de son œuvre, M. Rondelet traite de la consommation, ce terme de l'économie politique; il commence par l'étude des besoins de l'homme, il en dit la nature et le rôle, il s'occupe séparément des trois formes sociales suivantes de nos besoins : la pauvreté réduite au nécessaire, l'homme aisé pourvu de l'utile, le riche jouissant du superflu. Il aborde la question du luxe vrai et du luxe faux. La consommation qui répond au nécessaire et à l'utile, il l'appelle consommation normale; celle qui répond au superflu, il la nomme consommation de luxe; et, enfin, faute d'un nom spécial, il donne à une troisième espèce de consommation le nom de consommation dange

reuse.

Dans la quatrième partie de son œuvre, l'auteur traite la question des impôts. Il a compris qu'il serait chimérique d'étudier les faits et les lois économiques comme si leur développement n'avait aucune solidarité avec les pouvoirs politiques et surtout avec les institutions administratives; l'État intervenant nécessairement comme fait, sinon comme droit, en dehors de la sécurité, dans la production de la richesse par les encouragements qu'il dispense, la sécurité qu'il garantit, l'impôt qu'il demande, il lui accorde une trop large influence, et nous pensons que l'auteur va trop loin dans cette intervention de l'État dans les faits économiques; la liberté est le stimulant le plus fécond en économie politique, et l'intervention trop accentuée du pouvoir, quelque loyale qu'elle soit, n'a jamais lieu sans le sacrifice d'une partie de cette vivifiante liberté.

L'intervention de l'État étant ou administrative ou financière, l'auteur étudie la nature de l'intervention administrative, les moyens par lesquels elle s'exerce; passant à l'intervention financière de l'État dans les faits économiques, il traite de la nature, de la raison d'être et des lois de l'impôt, relative

ment à la production, au commerce et à l'échange, puis à la consommation et à l'emploi du revenu. L'auteur apprécie successivement les cinq formes essentielles qui résument toutes les autres dans l'intervention administrative : tyrannie, indifférence, protection, encouragement, organisation. Il proclame cette vérité à laquelle on ne songe pas toujours assez, à savoir, que l'abus de la puissance administrative, l'excès de la centralisation n'est qu'un commencement de socialisme.

L'économie politique n'a jamais concouru à la déchéance des individualités provinciales; elle a toujours, et en tout temps, réclamé l'initiative des pouvoirs locaux sous le contrôle paternel du pouvoir central; elle veut que les gouver nements soient circonspects dans les encouragements qu'ils attribuent à une industrie ou à une autre. « Les récompenses, les honneurs, les distinctions, dit l'auteur, le doux retentissement de la publicité, les avertissements éclairés et énergiques, une parfaite exactitude, une impartialité irréprochable, une authenticité à toute épreuve dans la statistique des renseignements, ce sont là autant de moyens qui paraîtront éminemment capables d'atteindre ce but sans le dépasser; ils se réduisent, en effet, à provoquer la spontanéité de l'initiative individuelle, à diriger l'attention publique sur un essai ou une découverte; c'est moins récompenser soi-même qu'inviter le consommateur à examiner et l'inventeur à produire; l'État se contente de jouer le rôle d'un intermédiaire également utile à l'un et l'autre, sans faire violence au jugement et à la bourse de l'acheteur, sans y puiser de sa propre main au profit du manufacturier. » M. Rondelet dit avec raison que ces sages réserves n'ont pas toujours été la règle des gouvernements en matière d'intervention économique; il eût applaudi, s'il eût pu les connaître, aux réformes qui se sont accomplies depuis la fameuse lettre du 5 janvier et le traité avec l'Angleterre, qui, suppri mant toute prohibition et affranchissant toutes les matières premières, réalisent pour la France les incontestables bienfaits de la liberté commerciale.

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Dans les chapitres de l'impôt, il aborde la question par des généralités fort sensées et suit les diverses transformations qu'il a subies, puis il cherche dans quelle mesure chaque espèce d'impôt, qu'il s'adresse à la production, à l'échange ou à la consommation, répond aux deux conditions morales qui dominent cette matière, l'équité à l'égard de l'individu et l'intérêt économique de la société.

L'auteur termine son intéressant ouvrage en disant que l'économie politique et la morale ont eu lieu de se repentir de leur séparation, et que les penseurs qui veillent sur les destinées humaines du siècle ont proposé une réconciliation. Mais, mon Dieu! les penseurs éminents dont il est question n'ont pas eu un seul instant l'idée de proposer une réconciliation, attendu qu'il n'y avait ni brouille, ni divorce entre l'économie politique et la morale. L'Institut, pour rentrer dans le langage réel, a proposé pour sujet de prix la question suivante : Déterminer les rapports de la morale avec l'économie politique. Il n'y avait pas là de réconciliation demandée, il y avait bien au contraire le fait admis et bien caractérisé de l'alliance de la morale avec l'économie politique, proclamée comme existant en réalité; les auteurs devaient partir de ce fait notable, culminant, et étudier des rapports qui existent et non des rapports qu'il serait désirable de voir exister. L'auteur, d'un bout à l'autre de son livre, a pris la

question à contre-sens. Il est sorti de cette erreur un ouvrage paradoxal remarquable par l'élégance soutenue du style, mais d'une logique douteuse et qui présente des données trop absolues sur des matières économiques que l'auteur semble n'avoir pas suffisamment approfondies.

De ce que les principes de la morale ne sont pas à chaque page invoqués dans les traités d'économie politique, s'ensuit-il que les économistes les répudient? Que dirait-on d'un homme qui prétendrait qu'un chimiste nie la physique parce qu'il n'en parle pas à chaque page dans un livre sur la chimie? Non, il n'y a pas divorce entre la morale et l'économie politique, M. Rondelet l'a suffisamment prouvé dans son second ouvrage intitulé les Mémoires d'Antoine. L'auteur, après avoir posé les principes de l'économie politique dans son premier livre, a consacré le second à l'application de ces mêmes principes. Là nous n'avons plus que des éloges à formuler, l'œuvre est remarquable de tout point; seulement nous eussions voulu plus d'énergie, plus de vigueur au caractère du héros; il nous paraît un peu manquer de cette puissante initiative qui mène au bien, au milieu d'un monde mauvais. Dans ce nouvel enseignement de l'économie politique, néanmoins l'auteur a vulgarisé, nous pouvons le dire, les notions essentielles de la science et les préceptes de la morale; il se place au milieu de l'intéressante famille des ouvriers, et là, dans un langage toujours élégant et clair, il sait donner à ses notions une forme qui les rend saisissables pour tous. Il a voulu que l'économie politique fût une science pratique appelée à asseoir son autorité par la justesse de ses vues et la sûreté de ses enseignements; il a voulu présenter à tous les regards le bien qu'a fait la science, et rendre saisissables et pratiques les vérités qu'il avait discutées et démontrées, en principes, dans son premier ouvrage. Cette habile vulgarisation de la science a fixé l'attention de notre premier corps littéraire. En effet, l'Académie française a décerné à son auteur l'un des prix Montyon, pour l'ouvrage le plus utile aux mœurs, aux applaudissements de tous.

Un ancien ouvrier charpentier rentré depuis quelques années dans son village, après avoir habité les villes et un peu le monde, raconte les principaux événements de sa vie et les enseignements qu'il en a tirés. Il s'adresse à ses anciens camarades qui sont ouvriers comme il l'a été lui-même, non dans le langage du savant, trop profond pour être saisi par tous, mais dans celui d'un simple artisan qui est arrivé à connaître par la pratique et la méthode naturelle, qui consiste à marcher du connu à l'inconnu, les causes et les conséquencesdes choses économiques.

L'auteur prend l'ouvrier à l'école du village et le conduit à travers la vie du travailleur jusqu'au succès qui couronne une existence modeste et utile, régulièrement dirigée dans les sentiers du bien, mais à travers des écueils menaçants qu'il lui fait éviter par un sens moral net et par un profond sentiment du devoir. Le jeune ouvrier s'éclaire peu à peu au contact des hommes et des choses, ses idées se transforment, il comprend les devoirs et les droits qui en sont les corollaires.

Nous avons combattu loyalement l'idée fondamentale du premier ouvrage de M. Rondelet, parce qu'il niait l'alliance de la morale et de l'économie politique; ici, nous ne pouvons plus qu'approuver, car l'œuvre réalise notre pensée tout entière; elle est une preuve de plus de cette alliance que nous voulons, que

nous aimons et qui a toujours été la préoccupation des esprits droits qui savent comprendre l'économie politique.

Les questions de l'impôt, de la contrebande, de la fraude dans le commerce sont abordées avec habileté, elles naissent naturellement du récit, sans effort etsans embarras; puis vient une grosse affaire, c'est l'intervention de l'Etat; l'auteur n'a pas de peine à démontrer le danger de cette absorbante apparition il déclare que ce puissant colosse n'est pas fait pour tenir la place de l'individu, qu'il ne doit point agir pour lui que là où il lui serait impossible de distinguer ou de maintenir ses propres intérêts.

Les anciennes corporations ne trouvent pas grâce, bien entendu, devant l'auteur, il en démontre la mauvaise organisation qui retardait les développements du progrès et entravait la liberté de l'individu en lui ôtant toute initiative.

La liberté du commerce intérieur préoccupe le jeune ouvrier, mais il trouve la solution du problème dans une de ses pérégrinations hors de Paris, à Mâcon, où des mutins avaient arrêté des bateaux de blé.

Les machines, sur l'action desquelles il est si difficile de faire entendre raison à la plupart des ouvriers, apparaissent dans l'œuvre de M. Rondelet, et leurs effets bienfaisants y sont démontrés et prouvés avec une inéluctable logique.

D'heureuses pages sur le littoral de la France nous montrent toute la puissance merveilleuse des échanges et du grand principe de la liberté du com

merce.

Dans un des nombreux entretiens qui raffermissent dans la vérité l'esprit trop incertain, trop vacillant peut-être, du héros de cette charmante histoire, et où sont abordées les questions brûlantes des salaires, du capital, de l'intérêt et de l'hérédité, l'interlocuteur démontre que ceux qui demandent le partage des biens ou quelque chose d'analogue, ont en vue un but chimérique auquel ils ne craignent pas de sacrifier la justice, la vérité, la raison; ce but, c'est l'égalité absolue, utopie irréalisable. L'auteur ne nous semble pas avoir assez développé sa démonstration; il aurait dû ajouter que cette égalité absolue, négation de la vérité, ne serait qu'une prime audacieusement accordée à l'ignorance, à la perversité, au vice et à l'inconduite, et que vouloir autre chose que l'égalité devant la loi, l'égalité d'admission à tous les postes, à capacité égale, c'était le renversement des lois naturelles.

Mais l'œuvre est terminée : l'ouvrier, au sein de son ménage, au milieu de ses enfants, jouit des calmes années que lui ont préparées sa bonne conduite, ses excellents principes et son amour du vrai; il moralise autour de soi et arrive aux honneurs municipaux; puis il visite la grande exposition universelle de 1855, là il porte son attention sur la catégorie des objets utiles à bon marché. C'est là qu'il voit la concurrence véritable et fructueuse, celle qui lutte au profit du consommateur. La concurrence, pour lui, c'est la vie à bon marché, c'est le nerf de l'industrie, c'est ce qui la met en mouvement, la soutient et l'anime, c'est le progrès dans la société comme la vapeur est le mouvement dans la machine. Produire à bon marché, c'est faire un cadeau à celui qui vous achète.

Tels sont les deux ouvrages de M. Rondelet; l'un est le corollaire de l'autre, si le premier pose à tort, comme en problème, l'alliance de la morale et de

l'économie politique, l'autre est l'ingénieuse réfutation des assertions hasardées de l'auteur lui-même qui déclarait la morale absente de l'économie politique. Le second ouvrage est la vulgarisation des notions de l'économie politique pure et vraie, c'est-à-dire intimement liée à la morale; nous pouvons donc en appeler de l'auteur du Spiritualisme en économie politique à l'auteur des Mémoires d'Antoine : l'un venge l'autre éloquemment et gracieusement de ses accusations mal fondées. JULES PAUTET.

LE DOUBLE ÉTALON
ÉTALON MONÉTAIRE

Au moment où les Chambres françaises, avides de prendre leur rcvauche d'un silence involontaire de dix ans, retentissent des discussions les plus animées et les plus élevées, où les parlements d'Angleterre, d'Italie et de Prusse agitent des questions qui intéressent le repos, le prochain avenir de l'Europe, on croirait presque impossible qu'une assemblée législative puisse s'arrêter sérieusement et longuement à une question « d'intérêt local » où ne figurent ni le pape, ni le sultan, ni la bonne entente des puissances occidentales, ni l'alliance dite sainte des cours du Nord. Voilà pourtant ce qui vient d'arriver en Belgique. Une question purement intérieure et (comble de l'incroyable!) purement économique a réussi non-seulement à occuper plusieurs séances de la seconde chambre; elle a profondément passionné les esprits dans le pays entier, et provoqué presque une crise ministérielle!

Le temps et l'espace nous font également défaut pour apprécier au-jourd'hui, comme ils le méritent, les remarquables débats, auxquels la question monétaire vient de donner lieu dans la Chambre des députés de Bruxelles; ces débats ont abouti au vote du 5 mars où, par 64 voix contre 44, la Chambre a prononcé le rétablissement du cours légal· de la monnaie d'or. Peut-être trouverons-nous plus tard l'occasion d'y revenir; la question restera « brûlante » tant que la France n'aura pas pris une résolution définitive quelconque pour sortir de la situation équivoque où la place son double étalon de fait. Mais nous ne voulons pas tarder de rendre hommage aux hommes éminents qui, avec une rare vigueur et non moins de talent, ont soutenu les principes que nous continuons à regarder comme les seuls vrais, les seuls conformes aux enseignements de la science économique; nous désirons en même temps redresser certaines opinions erronées, qu'une lecture inattentive ou incomplète des débats semble avoir fait naître sur le fond même de la question si passionnément débattue.

2 SÉRIE. T. XXV.

15 mars 1861.

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