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son devoir et les besoins de son époque. Il n'y eut, sur ce point, qu'une voix parmi les gens sensées et honnêtes.

On crut aussi que, pour la réforme annoncée, le ministère avait un plan arrêté et un programme de conduite bien déterminé.

Il est évident qu'avant tout il fallait simplifier toute la machine administrative; introduire une stricte économie dans toutes les dépenses gouvernementales et diminuer le personnel de l'administration.

On n'y déplaça cependant que quelques hauts fonctionnaires: par exemple, le ministre de l'intérieur et le chef des voies de communication; on éloigna ceux qui étaient impopulaires ou incapables;

On changea quelques hommes sans améliorer suffisamment le système d'administration.

Cependant il fallait agir.

On organisa d'abord des comités locaux. Ceux-ci furent invités à envoyer des délégués à Saint-Pétersbourg, et ces délégués purent être tous entendus par une commission spéciale dite de rédaction, qui fit un volumineux travail dont voici en peu de mots le résumé :

« La question de la liberté personnelle du paysan est intimement liée aux relations qui sont établies entre lui et la terre qu'il occupe.

« Il faut donc déterminer à quelle condition le paysan sera libre et cultivera, car il est né avec la persuasion que la terre lui appartient.

« Cette pensée est comme innée chez lui; elle est entrée dans son esprit comme entrent dans la mémoire des enfants les légendes, les contes de nourrices et les récits qui ont traversé toutes les phases de leur vie. Cette croyance est chez le paysan russe un sentiment qui remonte presque aussi haut que l'idée de Dieu et qui a résisté à toutes les vicissitudes de son existence séculaire.

« Dans d'autres sociétés, le gouvernement a pu déterminer tout à la fois les conditions de la liberté personnelle et de la propriété par des actes successifs, et pour ainsi dire en tâtonnant.

« L'expérience n'était faite alors nulle part, et l'on ne pouvait pas, comme on le peut aujourd'hui, embrasser toute la carrière qu'il y avait à parcourir d'un seul coup d'œil.

« Des crises imprévues ont accompagné presque toujours toute extension de droits accordée aux paysans, quand cette extension a eu lieu graduellement.

« Sous ce rapport, la Russie est plus heureuse que toute autre nation, ou doit l'être, si elle profite des expériences déjà Taites chez elle; elle peut, en effet, embrasser d'un seul coup d'œil toute la série des chemins qu'elle doit parcourir pour compléter l'émancipation et l'expropriation du paysan par le rachat, pour déblayer sa route de tous les obstacles, e

assurer ainsi une entière liberté aux forces productives de la classe émancipée !...

«Toute mesure provisoire prolongerait des situations tendues; le paysan ne se contenterait plus aujourd'hui d'une législation temporaire. La noblesse craindrait pour plus tard de nouveaux sacrifices, etc., etc.

« Tout en annonçant comme indispensable le but final de la réforme, le comité n'exclut pas cependant la marche graduée dans l'exécution. »

La réforme proposée par le Comité comprend trois questions principales :

1° Les droits individuels qui doivent être accordés aux paysans et à tout individu libre du pays.

Comme le droit de mutation, d'achat et de vente, comme tous les droits de la famille qui sont réservés à chaque individu, lesquels, laissés indéterminés, peuvent s'étendre en raison du développement de l'existence même des paysans.

2o Question économique : fixation du lot de terre accordé au paysan, et d'après ce lot, fixation des obligations en argent ou en travail imposées au paysan, vis-à-vis du propriétaire.

La commission dit avoir pris le fait actuel, l'appropriation (sous forme d'usufruit), comme base de ses évaluations.

Pour donner à ces évaluations une possibilité d'application, la commission a partagé la Russie en trois zones :

A, la zone à terrain noir;

B, la zone à terrain ordinaire;

C, la zone des steppes.

Pour chacune de ces zones elle a supposé de quatre à sept types locaux, et c'est d'après la double condition d'un de ces types d'une des zones, que le travail ou le payement en argent des obligations des paysans a été fixé.

Ainsi, pour éclairer nos idées par un exemple, nous dirons ceci : Si le propriétaire de la zone à terre noire donne 3 désiatines à son paysan, il peut exiger de lui un payement annuel de 9 à 10 roubles argent. Le paysan paye ainsi plus ou moins, suivant qu'il occupe plus ou moins de terrain.

En conséquence, la commission a établi, d'après des données rassemblées par elle, un maximum et un minimum du terrain qu'il conviendra de donner au paysan.

En tout cas, la cabane et l'enclos appartiennent à ce dernier, qui doit les racheter par un travail ou par des payements successifs.

Si le paysan ne peut pas payer, il remplit ses obligations en corvées. Celles-ci sont évaluées par la commission, en argent, par exemple à

20 kopecks (4), pour un jour de travail d'été, et à 15 ou 10 kopecks, pour un jour de travail d'hiver.

Pour une propriété à terrain noir, le seigneur perd environ, dans l'évaluation des corvées, de 1/4 à 1/3 des jours de travail, qui sont actuellement exigibles par la loi dite des trois jours de corvée par semaine, qui a été rendue par Paul Ier, le 5 avril 1797.

Tout paysan censitaire (2) peut se racheter.

Le gouvernement lui prête de 70 à 80 0/0 à cet effet.

Il doit payer d'abord 20 0/0 au maître, et, à partir de ce moment, il n'a plus à payer que ses redevances au gouvernement, lequel est ainsi substitué au lieu et place du seigneur. Le paysan se trouve naturellement alors libre, mais endetté avec 2 à 3 désiatines de terre; il a une propriété, mais une propriété hypothéquée pour 80 0/0 de sa valeur. Il n'est par conséquent qu'un cinquième de propriétaire et non un propriétaire tout entier, à moins que, par lui-même, il ne puisse s'acquitter.

Dans le code ou le projet de code dont il est question ici, on entre dans les plus minutieux détails sur toutes ces questions d'appropriation et d'obligation.

Une législation spéciale statue sur le sort des petits propriétaires qui possédaient moins de vingt-un paysans. Ceux-ci doivent être colonisés et leurs terres doivent être rachetées par le gouvernement.

Plus de 50,000 propriétaires, comme nous l'avons vu plus haut, sont dans cette catégorie. Il ne faudra pas moins de 20,000,000 de roublesargent (3) pour les libérer.

D'autres dispositions législatives sont relatives aux domestiques qui doivent être également libérés aussi, mais en deux ans seulement.

Dans des règlements particuliers, on statue sur quelques exceptions aux lois qui concernent les rapports des paysans et des seigneurs, no-.

tamment :

Dans les provinces de la petite Russie et les provinces qui ont été jadis polonaises.

Quant à la condition des paysans de la Bessarabie, aux paysans de la Sibérie et des pays du Don, et dans l'Empire, aux travailleurs des fabriques et des mines, elle est également soumise aux règlements particuliers.

3o Question administrative. Dans le règlement qui l'organise on trouve les sept instances et même huit de plus que précédemment. Ces instances sont d'abord :

(1) Le kopeck vaut 4 centimes.

(2) Celui qui paye une rente en argent (l'obrock). (3) Le rouble-argent, au pair, vaut 4 fr.

1o et 2o Le chef de la commune rurale et son ancien ou staroste. 3o et 4° L'arrondissement et son chef.

5° et 6o L'arbitre et sa chancellerie.

7 Le tribunal de district.

8° Le décastère du chef-lieu.

Telle est très-sommairement l'opinion émise par la commission. Son grand vice, suivant nous, est de vouloir tout faire d'un seul coup.

Dans un pays si grand, où il y a des situations si diverses, il faudrait au contraire procéder petit à petit.

Ainsi, à notre avis, dans la première phase de l'émancipation et pendant toute la durée d'une période qui pourrait être de huit années, se prépareraient et mûriraient, par une action toute pratique et toute locale, les éléments des législations définitives qui seraient promulguées ultérieurement.

On pourrait, par exemple, procéder ainsi :

1° De 1861 à 1865, au plus tard, préparations à la législation pour les gouvernements industriels de l'Empire.

Cette législation aurait pour principe le cens en argent et le rachat. Nous estimons que 3,300,000 paysans seraient soumis à cette législation.

2o De 1861 à 1869 au plus tard, pendant huit ans au maximum, on préparerait l'avenir des quatre millions de paysans qui sont en général corvéables, en leur donnant le moyen de passer du cens en argent et, petit à petit, au travail libre.

En 1869, et avant s'il est possible, paraîtrait la législation qui statuerait définitivement sur tous les points.

3° De 1864 à 1869, toujours comme date extrême, se préparerait également l'embarrassante législation qui concerne les 2,800,000 paysans seigneuriaux des provinces dites polonaises, et alors serait également promulguée la loi définitive d'émancipation, au plus tard en 1869.

En attendant, les 450,000 paysans qui sont actuellement possédés par les 50,000 pauvres propriétaires, seraient rachetés, et les 600,000 paysans des gouvernements transvolgaiens et des gouvernements à forêts du nord, seraient également libérés et appropriés au régime nouveau. Cette réforme prudente, où l'on procéderait avec poids et mesure, aurait pour le gouvernement et pour le pays les plus grands avantages. 1° En concentrant son action sur une seule région à la fois, le gouvernement pourrait agir financièrement et administrativement d'une manière plus efficace.

2° L'émancipation s'effectuerait ainsi d'une manière différente, suivant les besoins qui sont si complétement différents dans les diverses régions de l'Empire.

Ainsi, la partie agricole, dont la transition de l'état actuel à la corvée

déterminée et au travail libre doit se faire très-lentement, ne peut pas avoir pour s'opérer moins d'une à huit années si on veut qu'elle la réalise convenablement et sans perturbation aucune.

Or, toute perturbation de la vie économique de cette région, en produirait fatalement une autre dans tout l'empire.

On ne doit donc pas jouer de telles parties quand on peut si facilement s'en dispenser.

3o Les moyens financiers qu'il importe impérieusement au gouvernement de rassembler ne sauraient être mis à sa disposition dans une période par trop courte.

Par exemple, il faut au moins émettre en tout pour 260,000,000 de roubles-argent d'obligations, d'après le calcul très-approximatif que voici :

A pour le rachat des 450,000 paysans de la petite propriété, au moins......

B pour aider de 70 à 80 0/0 les 3 millions de paysans censitaires à 100 roubles seulement, soit..

Total.....

20.000.000 r.

240.000.000

260.000.000 r.

C'est donc, et je dis au moins, 260,000,000 de roubles-argent d'obligations qu'il faut émettre, lesquelles obligations, réparties sur huit années, donneraient, si l'on veut, un chiffre total de 32,500,000 par an.

De plus, les budgets de l'intérieur, de la justice, des travaux publics, de l'instruction publique, de l'agriculture, ou autrement dit des domaines, devront être augmentés graduellement, comme je l'ai déjà dit ailleurs. Cela seul nécessiterait au moins une dépense de 10 millions de roubles-argent par an.

Or, dans la position actuelle du trésor, il serait impossible de lui imposer immédiatement l'obligation de payer une pareille somme, et de la lui imposer pour chaque année.

Il faut du temps pour accroître les ressources dudit trésor, d'autant plus que, s'il y a en Russie des ministères qui dépensent, il n'y en a pas un seul qui, réellement et d'une manière efficace, s'occupe du développement des richesses, si ce n'est peut-être le ministère des domaines.

Les considérations toutes financières qui précèdent rendent même impossible, à vrai dire, la mesure de l'émancipation telle qu'elle a été proposée, si on veut à tout prix l'exécuter uniformément et sans retard.

Si, au contraire, on suit le plan esquissé ci-dessus, la Russie verrait en moins de dix ans la réalisation pratique la plus salutaire et la plus féconde que l'on puisse désirer du projet d'émancipation conçu par Alexandre II.

La liberté individuelle étant proclamée immédiatement en principe,

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