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graduellement en pratique et utilisée dès aujourd'hui, l'appropriation des paysans se ferait naturellement et à mesure que leur bien-être augmenterait.

Tous les droits civils seraient, bien entendu, accordés aux paysans qui, devenus libres, se civiliseraient par la jouissance de leurs droits; et, à mesure que l'éducation économique et religieuse se développerait chez eux, on les verrait graduellement se régénérer et se vivifier au point de vue de l'intelligence.

La législation et l'administration suivraient, par leur développement propre, le développement même de la classe agricole, et l'on verrait alors la plus grande comme la plus salutaire des réformes s'effectuer en Russie, et cela sans commotion aucune.

Pour l'espérer, je le répète, il faut naturellement admettre que l'instruction du peuple se perfectionnera en même temps que sa situation propre s'améliorera.

Sa volonté une fois rendue libre ne saurait néanmoins se passer de tuteurs. Il faut alors que les propriétaires instruits et le clergé régénéré, quand il le sera entièrement, concourent, chacun pour leur large part, à l'œuvre de l'émancipation et en assurent les effets.

Enfin, c'est avec l'aide du gouvernement, de la noblesse locale, de l'administration locale, de l'église et de l'école, que l'émancipation pourra porter tous les fruits qu'elle recèle dans son sein.

Mais les divers appuis dont je parle et la confiance des intéressés, deux choses qui sont nécessaires en ceci, ne pourront jamais s'obtenir si l'on brusque la mesure qui est proposée (1).

Il en serait encore de même si l'exécution n'en était pas soumise à des conditions telles que, par une action mesurée, graduée, sage et éclairée, les intérêts des paysans soient sauvegardés et l'autorité des seigneurs ne soit jamais compromise, jusqu'à ce qu'on en soit arrivé à une solution pratique et à une organisation intérieure satisfaisantes. A. JOURDIER.

(1) Depuis que ces lignes sont écrites, plusieurs modifications importantes, réclamées ici ou ailleurs par nous, ont été apportées au projet du Comité: ainsi, l'élection, qui devait avoir lieu, localement, par les paysans, restera temporairement confiée aux seigneurs ; la quantité de terre qu'on devait donner aux serfs affranchis sera diminuée d'un quart sur la proposition du prince Paul Gagarine. Il faudrait du temps et plus de place que nous n'en avons pour démontrer que c'est encore là une bonne mesure. La connaissance officielle du manifeste, qui aura lieu avant le 15 avril, semble-t-il, nous révélera peutêtre d'autres bonnes choses. On assure que les travaux du conseil suprême ont été clos le 25 février, et que ce n'est que pour des raisons particulières à Pétersbourg que la promulgation de l'ukase a été ajournée au commencement du grand carême russe qui commence le 17 mars de notre style.

REVUE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES

MORALES ET POLITIQUES

SOMMAIRE.

Mémoire de M. Giraud et communication de M. Cochin sur l'esclavage. - Étude sur Macaulay, par M. le baron Ch. Dupin. Fragments communiqués par M. Cousin sur le cartésianisme. Mémoire de M. Du Chatellier. MM. Reybaud et Guizot. Prix Halphen. et Dunoyer. - Élection. - Nécrologie.

Rapports de

Rapports de MM. Ad. Garnier, Lélut

L'histoire et le droit public ont plus occupé les séances de ces derniers mois que les questions économiques. Déjà la grande discussion sur le droit de visite et la course, soulevée l'an dernier à propos du mémoire de M. Franck sur Selden, avait ramené l'attention de l'Académie sur tout ce qui touche à la liberté des mers et en particulier sur la traite des noirs. M. Giraud, dans un mémoire qui a occupé plusieurs séances, a repris cette grave question de l'esclavage avec l'autorité qui s'attache à tous ses travaux. Il nous a montré l'Angleterre, devenue aujourd'hui l'adepte si fervente de l'abolition, jadis en possession du monopole de la traite et s'assurant les bénéfices de cet odieux commerce par des traités, des stipulations avec les autres puissances; il nous a fait voir que, sous l'apparence du travail libre, le gouvernement anglais avait rétabli d'une manière détournée le travail forcé, par des engagements que la nécessité où on les avait placés obligeait les noirs à contracter. Les curieux détails fournis par M. Giraud, sans rien enlever aux droits de l'humanité, empêcheront de prendre le change sur certaines mesures qui avaient une apparence toute philanthropique, et ne se trouvent être en réalité que des échappatoires fournis à ceux dont les profits reposent sur le travail des noirs.

Nous voyons par la lecture de M. Giraud qu'on a pu soutenir avec quelque fondement que l'émancipation, entreprise dictée sans doute par des sentiments d'humanité, aboutit en fin de compte à la misère générale. Cette objection, bien qu'affaiblie par des exemples récents, se reproduit cependant avec tenacité, et la plupart des personnes auxquelles elle est opposée, habitant loin des colonies, n'étant point informées d'une manière précise des résultats qu'y a eus l'émancipation, se trouvent souvent embarrassées pour y répondre.

M. Auguste Cochin a voulu parer à ce danger et raffermir des convictions que pourraient ébranler certains arguments spécieux. Dans une

notice, soumise par lui à l'Académie, il a présenté avec autant de clarté que de concision les Résultats de l'abolition de l'esclavage dans les colonies de l'Angleterre et de la France.

L'émancipation date déjà, dans les colonies anglaises, de 1834; dans les nôtres, de 1848, et cependant, depuis ce laps de temps, les sombres prévisions des adversaires de cette mesure ne se sont pas à beaucoup près réalisées. On a fait sonner bien haut les désordres qui eurent lieu en 1848; mais, comme l'observe M. Cochin, qu'est-ce que de pareils désordres comparés à ceux dont l'Europe était devenue le théâtre, à ceux qu'il était naturel d'attendre après une révolution si peu préparée? Les Anglais ont été plus prudents; ils ont procédé lentement, et l'émancipation a eu des conséquences bien moins graves pour l'ordre que le maintien de l'esclavage n'en avait dans certaines colonies, à la Jamaïque, par exemple, où, de 1702 à 1832, vingt-sept insurrections de noirs avaient répandu l'incendie et le massacre. Mais cependant les colonies ont souffert, elles ne se sont point encore relevées d'un état de marasme généralement attribué à l'abolition. D'abord, remarque le savant publiciste, ce malaise des colonies était déjà ancien et elles se plaignaient bien avant l'abolition de l'esclavage. Ensuite, il est important de distinguer deux effets qui se sont confondus, parce qu'ils procédaient de deux causes qui ont agi à la même époque, la liberté commerciale et l'émancipation des nègres. A l'influence de la loi de 4846 sur les prix (baisse de 13 fr. 75) se joignit par malheur la grande crise commerciale de 1846 et 1847, et la détresse coloniale était à son comble, lorsque intervint, au commencement de 1848, l'enquête sollicitée par lord Georges Bentinck; la loi du 4 septembre 4848 ajourna à 1854 l'égalisation des droits, mais en maintenant le dégrèvement. Au lieu de couvrir encore quelque temps d'une protection justifiée la convalescence des colonies, le gouvernement anglais les exposa donc, moins de dix ans après l'émancipation des esclaves, à la concurrence presque sans limites de producteurs produisant à meilleur marché. - La France ne livra pas ses colonies à la concurrence étrangère, mais elle les exposa, soit avant, soit depuis l'abolition de l'esclavage, à une lutte bien plus dangereuse, à la concurrence sur le sol même de la métropole, à celle du sucre indigène. Tandis qu'en 1848 on abolissait l'esclavage, il n'y avait pas une année que le sucre colonial et le sucre de betterave, l'un dont la production avait à peine augmenté depuis vingt ans, l'autre dont la quantité avait triplé, étaient arrivés à l'égalité des droits.

Les circonstances n'étaient donc pas favorables pour les intérêts des colons; de plus, il s'en faut beaucoup qu'on ait exécuté ce qui avait été promis. M. Cochin fait voir que tout a conspiré pour rendre la situation plus mauvaise, et cependant les colonies n'ont point succombé; elles ont simplement traversé une crise, dont quelques-unes, la Réunion,

par exemple, se sont promptement relevées. Le publiciste français trace, à l'aide des documents authentiques, un tableau de la situation. actuelle et fait voir que, tandis que la condition des noirs s'est notablement améliorée, l'état économique tend à revenir à l'équilibre.

D'ailleurs, les bons résultats de l'abolition ne sauraient être complets avant qu'on se soit sérieusement occupé de l'éducation du noir et qu'on l'ait arraché à une dégradation qui demeure encore pour tant de gens la justification de la servitude.

Cette éducation de la race noire, en dépit de bien des préjugés, les faits nous la montrent possible, et l'humanité n'est pas heureusement ici en désaccord avec la réalité.

Tout cela ressort avec force de la lecture de M. Cochin, qui rappelle judicieusement que le blanc n'est arrivé lui-même à sortir de la barbarie, que par une lente éducation qui a été l'œuvre de la prudence et du temps.

La plupart des objections présentées par les défenseurs de l'esclavage, et mises en avant par l'intérêt mal entendu de maîtres ne songeant qu'au présent, ont reçu un éclatant démenti de l'expérience, quand on a laissé l'expérience se faire dans les véritables conditions. qui peuvent en assurer le succès.

J'ai déjà signalé, dans un précédent compte rendu, l'intéressante communication faite par M. le baron Ch. Dupin sur les études critiques et historiques publiées par Macaulay. J'ajouterai ici, sur les vues qu'a présentées l'honorable académicien, quelques observations que le grand nombre des mémoires qu'il me fallait analyser dans ma dernière Revue, m'avaient fait omettre.

Ce n'est point un simple résumé de ce que Macaulay publia, sous le voile de l'anonyme, dans la Revue d'Edimbourg, que M. le baron Ch. Dupin a entrepris de faire; c'est un examen critique de la manière dont le célèbre historien anglais a jugé certains auteurs et représenté les événements qui marquèrent dans l'Hindoustan l'établissement de la domination britannique. Le savant académicien compare les assertions de Macaulay à celles d'autres historiens de l'Inde moderne, notamment au plus impartial de tous, James Mill. Et il montre avec évidence que le grand tort de l'illustre auteur des Essays est d'avoir été un homine de parti. Ajoutons que c'est un défaut commun en Angleterre, défaut inhérent à une qualité éminemment anglaise, le patriotisme.

Le patriotisme, il faut bien le dire, c'est un esprit de parti, c'est l'esprit du parti de son pays. Mais si le patriotisme est un devoir auquel nous devons subordonner nos actes, s'il est un puissant et respectable mobile sans lequel un pays ne saurait accomplir de grandes choses, il est un danger pour l'historien, surtout du moment où il devient exa

géré et où il conduit à dénaturer les faits et à excuser les crimes. C'est ce qu'a trop souvent fait Macaulay dans son appréciation de la conduite de Robert Clive et du procès de Warren Hastings. M. le baron Ch. Dupin commence par nous donner un spécimen du caractère exclusif et quasi extravagant que prennent parfois les jugements de Macaulay, comme, par exemple, lorsqu'il apprécie Machiavel et Montesquieu, dont il tente vainement de dénigrer les mérites. Mais, dans ses jugements sur Clive et Warren Hastings, Macaulay a fait plus, il a eu sans cesse recours au sophisme pour justifier des actes injustifiables. M. le baron Ch. Dupin, par une étude impartiale des faits, met en évidence la monstruosité de la conduite de la Compagnie et les moyens odieux auxquels les Anglais eurent recours. L'historien anglais n'a été, lui, préoccupé que de la pensée de justifier ses actes et de sauver l'honneur de ses héros, parce que ces prétendus héros avaient bien servi les intérêts de l'Angleterre (1).

M. Cousin, qui s'occupe depuis longues années de l'histoire de la philosophie cartésienne, a communiqué, dans deux séances, deux fragments intéressants de cet important travail. Le premier avait pour sujet Spinosa et son système. On sait qu'on a accusé le cartésianisme d'avoir produit Spinosa; on a fait de ce philosophe l'enfant terrible de la doctrine de Descartes et l'on s'est servi des erreurs du premier pour battre en brèche la philosophie du second. Admirateur de Descartes, M. Cousin l'a défendu, en montrant toute la distance qui sépare de lui le penseur hollandais. Cette lecture a donné lieu à une vive discussion entre l'éminent philosophe français et deux de ses confrères, MM. Damiron et Franck, jadis ses disciples, mais dont les idées ne s'accordent pas en tout point avec les siennes.

Nous ne dirons rien d'un débat où les questions les plus abstraites de la métaphysique ont été agitées, et nous passerons au second fragment communiqué par M. Cousin à une séance subséquente.

Dans cette lecture, le savant académicien a défendu Descartes contre les envieuses accusations de Leibniz. La vie du philosophe de Hanovre, la nature de son génie, la tendance de ses conceptions, l'éminent écrivain nous les a retracées dans une de ces vives peintures, où le caractère abstrait de la matière n'enlève pas à l'expression sa pureté, son élégance et son coloris. Nous ne parlerons pas des redoutables problèmes

(1) M. Macaulay a fourni aussi à un autre membre de l'Académie le sujet d'une étude piquante. M. C. Dareste de la Chavanne, son correspondant à Lyon, ouvrait, en novembre dernier, son cours à la faculté des lettres de cette ville, par un discours intitulé: Macaulay et l'histoire contemporaine, dont il a fait hommage à l'Académie, et dans lequel on retrouve les qualités de ce brillant professeur.

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