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gage : « Oui, l'intérêt a décru et peut décroître encore; mais cela des bornes. Et que diriez-vous d'un promeneur à l'exposition de animaux qui, remarquant que l'art de l'éleveur réduit de plus e plus au profit du reste du corps la tête de certains moutons d'un façon telle qu'il est difficile de prévoir où cela s'arrêtera, en clurait avec une naïveté hardie que le temps approche où les mou tons vont pouvoir se passer de tête tout à fait pour vivre, comm d'un luxe désormais superflu? Vous répondriez, sans vous croir paradoxal ni arriéré, que les moutons auront toujours une tête. E bien! de même le crédit portera toujours un intérêt..... On peu soutenir cela aussi sans se montrer ni paradoxal ni arriéré. Le crédi portera intérêt parce qu'il est moral qu'il en soit ainsi, parce qu'il es moral que l'épargne soit encouragée et la privation récompensée le crédit portera toujours un intérêt, parce qu'il courra toujours u risque par le fait de la moralité équivoque de certains emprunteurs Ainsi tous ces éléments moraux, le bien, le juste, l'imperfection mêm de notre nature, condamnent, pour ainsi dire, le crédit à ne jamais de venir gratuit, selon la promesse dont on a cru pouvoir bercer les popu lations trop confiantes et trop vite détrompées. »

Voici maintenant un autre projet, celui-là, sensé, se rattachant auss d'ailleurs à cette idée dont on a beaucoup abusé sous nos yeux, mais qui a des côtés justes, des aspects féconds, l'idée de rendre le crédit plus démocratique, c'est-à-dire sans doute plus accessible à l'homme qui possède pour unique avoir son intelligence et ses bras. Rien de plus souhaitable que l'accomplissement d'un pareil vou. Mais il ne faudrait pas se tromper sur les moyens. C'est presque toujours dans des combinaisons économiques, fort chimériques pour la plupart, que l'on cherche la solution de ce difficile problème : donner du crédit à celui qui ne peut fournir aucune garantie matérielle de sa solvabilité. Il faudrait la chercher avant tout dans la valeur morale de l'emprunteur lui-même, constatée, attestée par des témoignages favorables et par un ensemble de circonstances d'une appréciation délicate, sans doute, mais non peut-être impossible. Le crédit alors acquerrait, si je puis ainsi parler, sa plus haute expression spiritualiste. On prêterait sur l'ordre, sur l'activité, sur l'intelligence, sur la ponctualité, sur la probité délicate qui souffre de ne pas remplir ses engagements. Que l'on ne se hâte pas trop de crier à l'utopie. De pareils essais ont été faits avec succès et fleurissent encore dans plusieurs localités de l'Allemagne et de l'Ecosse; dans lesquelles? dans celles-là où la moralité du travailleur est la plus satisfaisante, dans celles-là où l'individu peut en quelque sorte se servir de caution à lui-même, et trouver d'autant plus facilement dans la classe aisée des répondants bénévoles. Combien de pareilles institutions ne compléteraient-elles pas heureusement pour

des populations dignes et laborieuses l'aide trop insuffisante des montsde-piété, qui sont moins des établissements de crédit que de bienfaisance, et qui ne prêtent que sur nantissement, à des taux qu'on a qualifiés d'usuraires! Depuis longtemps, en Italie, fonctionnent des institutions analogues à celles que nous appelons banques de prêts d'honneur. Ces banques comptent en France quelques tentatives, jusqu'à présent, il faut l'avouer, couronnées d'un succès médiocre. Que faut-il pour qu'elles réussissent? Peut-être seulement une moralité plus ferme dans la classe ouvrière et dans le petit commerce. Ne doutons pas qu'elle ne trouve l'appui d'une charité ardente dans les classes supérieures, heureusement en voie de seconder dans les sociétés de secours mutuels et dans les caisses d'épargne les bons vouloirs du pauvre désireux d'élever son sort par tous les moyens honnêtes.

Combien de preuves tirées du sein de cette civilisation moderne, dont il est un des plus puissants éléments, viennent attester que le crédit est un réel instrument de moralisation publique et privée! En vain quelques écoles qui se sont tristement appliquées à en fausser la notion voient-elles en lui une pierre d'achoppement entre les classes dont se compose la société. Il établit entre elles un lien de pacification et de concorde. Il confond le capital et le travail. Il les associe puissamment, il en fait comme une armée unie qui marche d'un pas persévérant et infatigable vers l'exploitation du globe. Il se montre également favorable à la solidarité des nations. Où le crédit ne tend-il pas à s'implanter? Quelle guerre ne rend-il pas plus difficile à décider, en même temps que plus facile à faire pour les puissances qui ne l'ont pas perdu par une politique imprudemment machiavélique, oppressive pour les nations tenues frémissantes sous le joug de la conquête? Quelle barrière enfin n'abaisse-t-il pas? Devant cette grande idée du crédit, tout s'efface dans une pensée de solidarité et d'union, même les oppositions de religion et de race en ce qu'elles ont eu jusqu'ici de plus violemment hostile.

Il existe une école nombreuse qui voudrait que l'État se chargeât du crédit. Comme elle invoque à la fois les considérations morales et les considérations économiques, je ne saurais la passer sous silence en terminant. A l'en croire, c'est à l'État qu'il appartient d'épargner aux individus les écoles, les chances d'erreurs dans l'achat et dans la vente de leurs produits, dans le placement et dans l'emploi de leurs capitaux. L'économie politique résiste à ces prétentions. Au risque d'y compromettre sa popularité, dans ces moments où l'État apparaît aux masses sous les traits d'une Providence, elle enseigne que l'homme ne s'instruit que par ses erreurs, comme l'enfant n'apprend à marcher qu'au prix de ses chutes, qu'une prudence non plus qu'une conscience d'emprunt ne saurait le soutenir longtemps, que c'est une faiblesse et un leurre de

compter pour se conduire sur la sagesse des autres et non sur la sienn propre. Admettons, en effet, que l'État ait le droit qu'on lui accord Que pourra, messieurs, en présence du crédit à donner, à organise sa faillible sagesse? Elle ne fera que s'embarrasser, que s'embrouille devant cette tâche d'une complication infinie... Dans sa prétention fo lement philanthropique de substituer l'ordre parfait à la liberté, l'Éta ne fera qu'aboutir à un désordre épouvantable. Si l'État, avec ses fond tionnaires et ses bureaux lents à se mouvoir, dont les cartons sont le tom beau de tant d'affaires, si l'Etat est incapable de se faire le producteu et le commerçant universel, s'il lui est impossible de remplacer ce tac de l'intérêt personnel, cette sûreté du moins relative, cette activité tou jours en éveil, seule propre à pourvoir aux besoins si nombreux et s variables des sociétés humaines, seule en état de dégager le prix vra des services et des transactions successives auxquelles le moindre pro duit a donné lieu avant d'arriver à la consommation, comment donc l même incapacité ne s'appliquerait-elle pas au crédit pour les même causes? Est-ce que le crédit offre moins de diversité dans les cas qu 'n'en présentent la production et la vente? N'en offre-t-il pas peut-êtr encore davantage? Ses formes ne sont-elles pas aussi multipliées que le besoins si divers auxquels il doit satisfaire? L'offre et la demande s'y laissent-elles plus qu'ailleurs ramener à des règles arbitraires et maîtriser pa une autorité extérieure? Est-il rien qui exige plus de flexibilité dans les mouvements, plus de liberté dans les déterminations, plus de sûrete délicate dans les appréciations souvent toutes personnelles auxquelles i

est tenu de se livrer?

Plaçons plus haut encore que dans ces impossibilités notre raison suprême de combattre l'utopie de l'Etat créditeur. L'économie politique n'est point une science empirique. Elle a un idéal. Son idéal est celui-là même que poursuivent les sociétés modernes, sous la double impulsion du christianisme et de la philosophie. Il consiste à investir la personne humaine de la plénitude de ses facultés et de ses droits, sous la réserve que l'usage en sera contenu par le sentiment du devoir et par la justice réciproque. La tâche de l'Etat est sinon uniquement, du moins avant tout répressive. A lui de poursuivre par la pénalité les attentats commis contre les propriétés et les personnes. Son immixtion dans le domaine de l'activité humaine a pour limite naturelle le respect de l'individu libre ét responsable. La liberté du travail et de l'échange fait partie intégrante de ce noble idéal. On nous épargnera le reproche banal adressé à l'économie politique, d'être une science favorable à l'individualisme, à l'égoïsme, parce qu'elle fait profession de croire que la société est faite pour les individus, et non que les individus existent en vue d'une société abstraite qui les jetterait dans un moule de convention au gré du législateur. Elle estime que l'important

est moins encore ce que font les hommes que ce qu'ils sont. Les automates les plus parfaits. accomplissant ce que nous faisons, nous autres hommes, au prix d'un travail chaque jour renouvelé et de plus d'une imperfection, ne valent pas le dernier des humains. La plus belle charrue ne saurait entrer en comparaison avec le plus humble laboureur. La force qui produit les effets leur est supérieure de toute la supériorité de l'humanité sur les choses. C'est cette force, messieurs, qu'il faut avant tout avoir en vue, parce que c'est une force vivante, une force morale, une force perfectible, et dont la perfection consiste à se développer, à se maîtriser, à s'approprier de plus en plus le vrai et le bien, et à rayonner de ce centre invisible sur le monde extérieur par la conquête et par la domination de la matière. Un économiste illustre, M. Mill, l'écrivait récemment :

« Un État qui sacrifie l'élévation et pour ainsi dire l'élasticité intellectuelle des citoyens à un peu plus d'habileté administrative; un État qui, même avec des vues bienfaisantes, rapetisse les individus pour en faire des instruments plus dociles, verra un jour, quoi qu'il fasse, qu'avec de petits hommes on ne fait pas de grandes choses. La perfection mécanique, à laquelle il accorde tout, finira par ne lui servir de rien, faute de cet élément vital qu'il a chassé pour que la machine marchat plus aisément (1)! » Notre mission la plus élevée, à nous qui comprenons toute la grandeur et toute la sainteté de l'idée de l'État, c'est d'en combattre l'idolâtrie. Idolâtrie toute païenne, en effet, que tant d'écoles qui croient parler au nom du progrès ont, avec si peu d'intelligence de l'esprit moderne, reprise à leur compte. La conviction des peuples paiens, la pensée maîtresse de Rome comme de la Grèce, c'est que l'État est souverain absolu, que de lui émane tout droit comme toute propriété, les individus n'étant que de purs usufruitiers. La plus grande partie du travail agricole et industriel s'opérait par les esclaves, institution établie et consacrée par l'État. L'État avait une religion, tolérant ou persécuteur à son gré pour les religions nouvelles. C'est le christianisme qui a fait prévaloir cette idée, étrangère à l'antiquité, que l'individu a ses droits et ses devoirs, antérieurs à tout contrat, sacrés en eux-mêmes, sa destinée à faire par ses propres efforts. Cet appel à la responsabilité de l'individu, ainsi fortement et constamment mis en jeu, trouve son principe ou son complément dans la distinction célèbre posée par le fondateur du christianisme lui-même, de ce qui appartient à César et de ce qui appartient à Dieu, dans la distinction de ce que l'homme a en propre, sa conscience, ses efforts

(1) M. J.-S. Mill: De la Liberté. Voir aussi le beau travail de M. E. Laboulaye l'État et ses limites. (Revue nationale, novembre et décembre 1860.)

personnels. Cette distinction à peine posée a suffi pour renverser le monde antique. C'est sur elle que se construit péniblement encore, à travers mille tiraillements, l'édifice inachevé de la société moderne.

Tel est, messieurs, le haut enseignement auquel se rattache l'économie politique, telle que nos pères en ont à jamais fixé l'esprit. Elle réclame pour l'individu le droit de faire lui-même sa destinée, sans qu'une • autorité extérieure dispose de son intelligence, de ses bras, de ses capitaux, pas plus que cette autorité ne peut s'emparer de sa conscience pour la façonner à son gré. En demandant la liberté du travail, elle entend que l'individu soit propriétaire des fruits comme de l'emploi de son activité, maitre de ses biens comme de sa carrière. Théorie bien opposée à l'idée que les siècles antérieurs au XVIIIe se faisaient de la propriété et du travail! Héritiers trop fidèles en ce sens de l'antiquité, le moyen âge, sauf certaines réserves en faveur de l'Eglise, les premiers siècles des temps modernes, le siècle de Louis XIV enfin ont admis, tout en s'en relachant sur beaucoup de points, l'idée que l'État est et peut tout. La Constituante de 1789 a repoussé cette doctrine servile en matière d'industrie et de propriété comme de croyances. La Convention l'a reprise, hélas ! au nom et au profit de la république indivisible. Les socialistes de nos jours ont pour la plupart adopté le même symbole. L'État, niveleur des conditions, organisateur du travail, organisateur du crédit, voilà leur programme. Aujourd'hui, du moins pour la plupart des bons esprits, le voile est enfin tombé. On a vù où conduit cette idée funeste de l'Etat omnipotent. On a compris qu'elle a le communisme le plus absolu pour dernier terme. On a compris que l'unité à laquelle elle paraît profiter, et qui n'est un bien que dans certaines limites, était loin elle-même d'y gagner toujours, tant il est dans la nature de la compression d'amener le désordre! On a compris que lorsqu'elle y gagnait, c'était au prix de la corruption plus ou moins rapide du principe même qui avait réussi à comprimer tous les autres: témoin la catholique Espagne, témoin la Chine industrielle. On a compris que la sécurité, ce bien si précieux que les peuples ne craignent pas de leur sacrifier parfois jusqu'à ieur liberté politique, s'accommodait moins qu'on ne le croyait de cette unité oppressive. Plus le gouvernement gagnait en attributions, plus il excitait de convoitises, plus il devenait le point de mire des ambitions, plus les révolutions croyaient avoir tout gagné en enlevant ce point décisif. On a compris enfin, messieurs, que cette théorie de l'État propriétaire, industriel, créditeur, se chargeant d'avoir de la sagesse pour tous les fous, de la richesse pour tous les pauvres, ne se montrât-elle pas conséquente jusqu'à l'accaparement de toutes les forces et de toutes les fortunes, trouble les esprits, énerve les volontés, ébranle le crédit, tarit le travail et mène par de terribles convulsions à une atonie suivie de la mort.

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