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lowski, qu'en pareille matière l'action des gouvernements dépend de l'état intellectuel et social des populations.

L'État a de moins en moins à faire dans des pays civilisés; il a beaucoup plus à faire dans des pays où les masses complétement illettrées et jouets des plus grossiers préjugés sont incapables de comprendre l'utilité de l'instruction et de faire le moindre sacrifice pour payer des institutions libres. A Haïti, le président Boyer voulut se fier à la libre initiative des individus, et les populations sont restées dans l'hébêtement.

M. le prince DOLGOROUKOW donne une complète adhésion à ce que vient de dire M. Passy, en ce qui concerne son propre pays.

M. MARCHAL, ingénieur des ponts et chaussées, n'est pas partisan des monopoles, mais ce dont il s'effraie surtout, ce sont les monopoles de fait abrités sous la bannière de la liberté; or, l'Etat est, dans sa conviction, seul capable de faire contre-poids à l'influence du clergé, qui a toujours tendu, tend et tendra toujours à s'emparer du monopole de l'instruction de la jeunesse.

L'industrie privée, sur laquelle on paraît vouloir exclusivement compter pour empêcher ce monopole, est hors d'état de soutenir une lutte aussi inégale. Elle a dans la pratique des inconvénients si graves, que s'il n'y avait pour les pères de famille d'autre alternative que de confier leurs enfants aux corporations religieuses, ou à des entrepreneurs d'enseignement laïques, le plus grand nombre, si libéraux qu'ils soient, et si peu favorables à l'enseignement du clergé qu'on les suppose, préféreraient celui-ci dès qu'ils auraient acquis, par une expérience suffisante, la conviction des vices inhérents à l'industrie privée appliquée à cette importante fonction.

Sans doute le clergé rend dans ce moment des services incontestables à l'enseignement à tous les degrés; mais c'est grâce à la concurrence que lui font les établissements de l'Etat, que ces services ne sont pas accompagnés des inconvénients que l'on observe dans tous les pays où le clergé, quelle qu'en soit la communion, possède le monopole.

L'enseignement par les corporations peut difficilement être progressif. Il est, en outre, très-peu scientifique. Ces défauts inhérents à la nature des fonctions sacerdotales ne peuvent être amoindris ou corrigés que par une sérieuse concurrence.

M. Marchal ne serait pas plus partisan du monopole de l'Etat. L'expérience des 50 premières années du siècle en a suffisamment prouvé les inconvénients. L'État, le clergé, l'industrie privée, sont dans cette

matière trois forces qui concourent à produire un résultat utile, il faut les conserver toutes les trois.

L'instruction de la jeunesse est un sacerdoce, le plus beau, le plus noble, le plus digne de tous. Il exige des qualités spéciales que l'on trouve trop rarement chez les hommes qui font de cette fonction un objet de spéculation. Aussi l'empereur Napoléon Ier avait-il eu raison d'accorder aux hommes qui s'y vouaient de grands priviléges, entre autres le plus grand de tous à cette époque, l'exemption de la conscription; mais ce vaste génie avait cependant eu le tort de vouloir jeter tous les esprits dans le même moule et de les exclure de l'étude des choses contemporaines. En confinant la jeunesse entière dans l'étude exclusive de l'antiquité, il avait méconnu la loi du progrès et celle de la diversité, car la nature est aussi variée dans la production des aptitudes intellectuelles que dans celle des forces physiques.

La liberté, telle que l'a faite la loi de 1850, est, quant à présent, la meilleure solution du problème. Sans doute des améliorations sont possibles; il faut les rechercher, les signaler, les solliciter, mais se garder de détruire ce qui est bon pour poursuivre une perfection idéale, impossible à réaliser.

La meilleure preuve de l'utilité et de la bonté des établissements de l'Etat, c'est l'affluence des jeunes gens qui viennent en suivre les cours. Le public est certainement le meilleur des juges en cette matière. Ces établissements tomberaient bientôt d'eux-mêmes s'ils ne répondaient à un besoin réel.

Un fait bien remarquable c'est que dans tous les pays où l'Etat n'intervient pas en matière d'enseignement, il existe une lacune signalée par les hommes les plus éminents et par les économistes les plus libé

raux.

Ainsi, aux Etats- (naguère) Unis d'Amérique, où l'enseignement primaire est généralement obligatoire (4), mais où l'Etat ne s'occupe pas de l'enseignement secondaire, M. de Tocqueville constate que cet enseignement n'existe pas.

En Angleterre, où le clergé, largement doté, partage avec l'industrie privée et les associations laïques la fonction d'élever les jeunes gens dont les parents ne peuvent pas où ne veulent pas faire l'éducation au sein de la famille; en Angleterre, ce pays de liberté économique et de self governement, le plus célèbre économiste moderne, M. J. Stuart Mill constate une large lacune, et demande l'intervention de P'Etat dans la distribution de l'enseignement.

Un de nos économistes français les plus justement renommés, Blan

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qui, tout en critiquant l'abus que l'Université faisait des études classiques quand elle avait le monopole, admirait cependant la puissante organisation de l'enseignement, telle que l'avait créée Napoléon I, et demandait des réformes dans les programmes et non la suppression des établissements de l'Etat.

En résumé, M. Marchal considérerait comme la plus grande de toutes les calamités l'exclusion de l'Etat de l'instruction de la jeu

nesse.

M. JOSEPH GARNIER ne voudrait l'intervention de l'État, même dans les pays arriérés, que pour quelques établissements d'enseignement élémentaire en vue de vulgariser les premiers rudiments de l'instruction scientifique ou morale par charité ou par prévoyance parmi les enfants des classes les plus pauvres ; et dans ce cas, il s'agit bien plus des attributions de la commune que de celles du département ou de l'Etat. Il comprend encore, avec Adam Smith, l'utilité de quelques cours spéciaux d'enseignement supérieur scientifique ou artistique que l'initiative privée ne pourrait pas créer ou faire vivre; et en cela il croit devoir donner satisfaction aux honorables préopinants; mais il ne voit que des inconvénients à l'intervention de l'Etat relativement à l'instruction des enfants des classes moyennes et supérieures, cette intervention amenant forcément le monopole des établissements de l'Etat, la compression des autres établissements par les agents de l'Etat et le ralentissement du progrès scientifique.

Aussitôt que l'Etat se met à produire quelque chose, il tue l'initiative individuelle, il supprime la liberté de fait, tout en l'inscrivant dans la loi si l'Etat établissait une cordonnerie nationale, a dit M. de Cormenin, la cordonnerie cesserait d'être libre. Les lycées impériaux, les lycées communaux traînent à leur remorque les autres établissements qui sont primés par eux et leur imposent les programmes, ainsi qu'aux pères de familles, tous obligés de faire suivre la même filière à leurs enfants.

Mais l'action de l'enseignement officiel a bien plus d'inconvénients quand la direction des institutions de l'Etat est centralisée, et qu'il existe un Corps enseignant, naturellement absorbant, exclusif et despotique envers ses propres membres, surtout lorsqu'il parvient à se dégager, à l'aide d'un comité supérieur, de l'action du pouvoir ministériel, plus variable, plus accessible à l'action de l'opinion publique et de l'autorité parlementaire : c'est ce que l'expérience a prouvé en France, où M. de Salvandy faisait, il y a quinze ans, un salutaire effort pour se débarrasser de la tyrannie du conseil royal organisé en pachaliks.

L'enseignement, pas plus que les autres branches d'activité, n'a besoin d'une impulsion administrative et d'une direction centrale et uni

taire: d'abord parce que cette impulsion et cette direction venant de quelques hommes haut placés est forcément systématique, exclusive et incomplète; ensuite parce que l'impulsion naît bien mieux de l'initiative et de la libre activité de tous, dans laquelle réside suffisamment l'esprit de tradition dont se préoccupe M. Joubleau.

L'Etat n'a non plus aucune inspection, aucune surveillance à faire, aucune mesure préventive à prendre en matière de science; car surveiller, inspecter, prescrire, prohiber, c'est vouloir, sous une autre forme, donner l'impulsion et la direction, c'est vouloir que l'Etat fasse ce qu'il ne sait pas faire ou ce qu'il sait moins bien faire que le public, plus naturellement représenté par les intelligences du pays. Sa vraie fonction, c'est de donner aide et protection aux enseignants et aux enseignés en maintenant la sécurité, l'ordre, la liberté et la justice et en n'intervenant que par voie de répression pénale s'il y a une atteinte portée à la morale publique, punissable par les lois ordinaires.

Mais, dit-on, en ce moment en France et dans d'autres pays, une réelle liberté d'enseignement ferait passer le monopole dans les mains du clergé. — C'est à savoir; car la liberté est très-féconde, et l'action trop vive du clergé catholique ne tarderait pas à exercer une réaction dans l'esprit des pères de famille, qui s'adresseraient à des institutions laïques. Il est à remarquer en second lieu que les institutions du clergé se feraient une concurrence entre elles, et que la plupart voudraient suivre le mouvement pour conserver la clientèle. En tout cas, toute influence qui résulte de la liberté, et qu'on a la liberté de battre en brèche par la presse et la concurrence, est une influence légitime.

M. BENARD, rédacteur en chef de l'Avenir commercial, se rattache complétement à la manière de voir de M. Joseph Garnier, et se prononce pour la liberté d'enseignement sans intervention aucune de l'État, qui, en France surtout, a toujours tendance à comprimer l'action des particuliers.

M. DUPUIT, inspecteur général des ponts et chaussées, croit que la question qui occupe la société eût été mieux posée, si on avait demande : Que doit enseigner l'Etat? Aujourd'hui il enseigne tout, depuis la danse jusqu'à la théologie; il a des écoles de droit, de médecine et de pharmacie, il en a pour tous les arts et pour tous les métiers! Or, M. Dupuit désirerait savoir, si les partisans de l'enseignement par l'Etat admettent le système actuel sans exceptions, ce qu'on lui accorde et ce qu'on lui refuse. Au reste, en France, l'Etat est fort excusable d'en agir ainsi, car il ne fait qu'obéir à la tendance générale des esprits. Une école s'était spontanément formée pour fournir à l'industrie des ingénieurs, des contre-maîtres, des chefs d'exploitation; dirigée par d'ha

biles professeurs, cherchant à satisfaire à tous les besoins du personnel industriel, parce que c'était leur intérêt, elle avait continuellement prospéré. Mais une chose manquait à son bonheur, elle était libre; ses professeurs pouvaient augmenter ou modifier leur enseignement pour le tenir au niveau des progrès de l'industrie, elle pouvait se réglementer à sa manière, etc., etc. Or, il paraît que cela constituait un état de choses tellement intolérable, qu'elle n'a eu de cesse que lorsqu'elle s'est mise sous la tutelle du Gouvernement.

Mais en se bornant aux deux questions dont se sont plus particulièrement occupés les membres qui viennent de parler, l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire, M. Dupuit dit que ce sont deux questions bien distinctes, dans lesquelles le rôle de l'Etat pourrait être différent. L'enseignement, nécessaire à tous, touche à des considérations de morale, d'ordre et de sécurité qui peuvent motiver une intervention exceptionnelle de l'Etat. C'est là une question à part, déjà traitée dans le sein de la Société, et sur laquelle M. Dupuit croit inutile de revenir.

Quant à l'instruction secondaire, c'est une question toute différente. On cherchait tout à l'heure à justifier l'état de choses actuel en disant qu'en définitive tout le monde étant libre de confier ses enfants à l'Etat, au clergé ou aux institutions privées, tout était pour le mieux. C'est une illusion qu'il importe de dissiper. Oui, à Paris, où un certain nombre de familles riches peuvent faire de grands sacrifices pour l'instruction de leurs enfants, quelques écoles libres se maintiennent à côté des écoles publiques et des établissements religieux; mais c'est là une exception. Partout ailleurs, l'Etat a rendu la concurrence impossible par l'abaissement des prix. Les établissements religieux, dont le personnel débarrassé par le célibat des soins de la famille, apporte plus d'abnégation dans l'exercice de ses fonctions, peuvent seuls lutter contre l'État.

Là même il intervient d'une manière très-puissante par les conditions d'examen qu'il a placées à l'entrée de toutes les carrières libérales. Le père de famille qui voudrait donner à son fils une instruction différente de celle des programmes officiels, s'exposerait à lui fermer la plupart des professions auxquelles son goût peut le porter plus tard. De sorte qu'en fait, en France, il n'y a qu'une instruction secondaire complétement uniforme pour toutes les fortunes, pour toutes les intelligences, pour toutes les aptitudes. De là cette multitude de bacheliers, de licenciés, de docteurs même, qui, au sortir des écoles, viennent demander à la société une profession et un salaire en rapport avec les dépenses faites par leur famille et avec les longues années de leurs études préliminaires. Or, comme on ne peut violer impunément les lois économiques, et que la demande n'augmente pas en raison de l'offre,

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