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il en résulte que ces professions sont très-peu rétribuées, et que beaucoup de jeunes gens, ne pouvant y trouver place, sont repoussés dans les ateliers, dans les magasins, et font à vingt-cinq ans, et avec dégoût, un apprentissage qu'ils auraient pu commencer à quinze. Que de temps perdu pour eux et pour la société !

Le progrès des lettres et des sciences est-il une compensation de ce système? M. Dupuit ne le pense pas. L'intervention de l'Etat dans l'instruction secondaire amène nécessairement l'uniformité dans les études. Les professeurs de l'État, malgré leur haute capacité, liés par des programmes inflexibles, font tous les ans la même leçon à la même heure aux élèves qui traversent leur classe pour monter dans une autre où on leur donne une autre façon. C'est ainsi que de tours de roue en tours de roue, la machine universitaire, qui avait reçu par une de ses extrémités des enfants d'intelligence et d'aptitude variées, rend par l'autre des bacheliers parfaitement uniformes, faisant tous la même réponse à la même question. N'est-il pas remarquable que l'esprit humain ne se soit jamais élevé plus haut que dans ces temps anciens où chacun obéissant à son inspiration pouvait choisir son maître ou son disciple. Y avait-il des universités à Athènes, à Rome ? L'Etat avait-il des programmes, des grades scientifiques ou littéraires? C'est cependant à ces époques que se sont produits les innombrables chefs-d'œuvre devenus l'objet de l'imitation servile de la postérité, qui oublie que ceux qui les ont créés n'imitaient personne.

Il va sans dire qu'il s'agit ici d'un principe général et qu'on ne peut arriver à la liberté complète que par une transition dont la durée peut être différente dans tous les pays, suivant l'état de ses mœurs et de ses habitudes, et suivant ses institutions politiques ou religieuses.

M. BORIE, publiciste, remarque avec satisfaction que tous les membres de la réunion paraissent à peu près d'accord sur le principe de la liberté d'enseignement. L'instruction des enfants (comme leur éducation) appartient au chef de la famille; celui-ci peut déléguer son droit, soit à des particuliers, soit à une congrégation religieuse, soit à l'État. En ce qui le concerne, une forte organisation de l'enseignement par l'État lui semble nécessaire, précisément dans l'intérêt de la liberté. Il ne faut pas seulement décréter la liberté en principe, mais il faut aussi en assurer la pratique.

MM. Garnier et Dupuit l'ont dit avec raison: L'État est pour les particuliers un concurrent invincible; il possède une vaste organisation, dispose de ressources nombreuses que les particuliers n'ont pas la lutte est inégale. Mais, si en France, l'État venait à cesser ses fonctions d'instituteur, les établissements particuliers seraient-ils dans de meilleures conditions? M. Borie ne le croit pas. Ils auraient à lutter contre

les associations religieuses, ayant aussi une vaste organisation et de nombreuses ressources. Donc, le rôle actif de l'État dans l'enseignement de la jeunesse en France lui paraît aujourd'hui indispensable, comme contre-poids de l'influence religieuse. L'État, c'est tout le monde; il représente toutes les opinions, toutes les croyances, toutes les religions. connues et inconnues; il ne peut donc, s'il est sincère, — éveiller les susceptibilités de personne. Au reste, ajoute M. V. Borie en terminant, toutes les libertés se tiennent, et si l'on veut avoir la liberté absolue de l'enseignement sans intervention de l'Etat, il faut, au préalable, assurer la possession réelle de toutes les libertés.

Avant de clore la séance, M. CH. DUNOYER, président, se borne à dire quelques mots sur la manière dont, selon lui, la question doit être posée.

L'heure étant avancée, M. LEOPOLD JAVAL, député au Corps Législatif, demande que, vu l'importance du sujet, la discussion soit reprise dans une autre séance. La réunion se prononce dans le même sens.

BIBLIOGRAPHIE

LIBERTÉ DES TRANSACTIONS, RACHAT DES OFFICES D'AGENTS DE CHANGE ET DE COURTIERS ECOMMERCE, par M. A. DRÉO, avocat.— Broch. in-8°, 1861. Paris, Guillaumin et C, Dentu.

L'auteur de cette brochure traite successivement de deux réformes à l'ordre du jour : la suppression du monopole des agents de change et du monopole des courtiers de commerce.

M. Dréo admet sans discussion le droit de possession et de transmission des titulaires actuels d'offices d'agents de change, établis par la loi de 1816 (28 avril), qui reconnaît la vénalité des charges pour les fonctions d'agents de change, d'avocats à la cour de cassation, de notaires, de greffiers, d'huissiers et de commissaires-priseurs. Il pense que, bien que l'Etat se soit réservé la faculté d'augmenter indéfiniment le nombre des offices, il est moralement obligé à ne les multiplier que dans certaines limites et d'une manière qui ne soit pas nuisible aux titulaires. Il admet d'autre part en principe que l'État a le droit d'exproprier les titulaires pour cause d'utilité publique, et il examine s'il y a bien aujourd'hui utilité publique à exproprier les titulaires actuels des offices d'agents de change. A cet effet, il lui suffit d'exposer la situation

du marché à la bourse de Paris, telle que l'a faite la condamnation des coulissiers, à la requête de la Compagnie des agents de change, de laquelle sont résultées la suppression des intermédiaires libres, l'exagération du monopole des titulaires officiels et la langueur du marché.

Les agents de change sont aujourd'hui au nombre de 60, comme à la fin du règne de Louis XIV. Vu l'extension des affaires, la création des valeurs mobilières, la multiplication des titres d'emprunts publics, on devrait les compter aujourd'hui par centaines et par milliers. Aussi, le prix de ces offices, que l'État a donnés pour rien, qui ont été cédés dans les premiers temps pour quelques mille francs, a successivement haussé et à un tel point, que dans ces derniers temps il se rapprochait de deux millions. De là, nécessité de s'associer pour exploiter une charge, de faire d'énormes bénéfices, de courir de grandes chances et de se livrer à une foule de manœuvres qui aboutissent de temps en temps au palais de justice ou à la Morgue. De là, d'autre part, gênes et entraves de toutes sortes dans le commerce et la transmission des titres, qui expliquent la langueur du marché public.

Après avoir signalé nettement les graves inconvénients de l'ordre de choses actuel et l'utilité publique qu'il y aurait d'en sortir, M. Dréo propose de racheter les offices des agents de change au moyen d'une création de titres de rentes, lesquels seraient remboursés par ceux-là même qui voudraient exercer désormais cette lucrative fonction.

Voici son calcul à cet égard : Il y a à la Bourse de Paris 60 agents de change; le titre nu, en laissant la clientèle à ceux qui la possèdent, vaut 4 million 800,000 fr., ce qui forme un total de 108 millions; en évaluant l'intérêt et l'amortissement des rentes à servir à 5 1/2 0/0, le résultat sera une somme de près de 6 millions de francs dont le trésor serait couvert par une patente annuelle de 6,000 francs que paieraient un millier d'agents nouveaux. Ces 6,000 francs ne représentent que l'intérêt d'un privilége de 120,000 francs, tandis que l'agent de change actuel paie 90,000 fr. comme intérêts de charge.

M. Dréo s'attache ensuite à réfuter les objections qu'on a faites au moyen de la libre concurrence résultant de la non-limitation du nombre. Il se montre très-accommodant, trop accommodant, selon nous, pour toute la réglementation qui accompagne le monopole et qui n'a plus de raison d'être, dès que le monopole disparaît.

M. Dréo fait aussi très-nettement ressortir les inconvénients du monopole des courtiers de commerce, qui est encore moins défendable que celui des agents de change. En vertu de ce monopole, un nombre très-restreint d'intermédiaires ont le droit de s'interposer, par la vente et l'achat des marchandises, entre le commerçant, l'agriculteur et le fabricant, entre le producteur et le consommateur. En dehors de la corporation, il n'y a de licite que les affaires directes. Or, comme le

fait très-bien remarquer l'auteur, les affaires directes sont rares et difficiles. Ce sont les intermédiaires qui vont à la recherche des vendeurs et des acheteurs, qui opèrent l'offre et la démande, débattent les cours entre eux, rapprochent et concilient les échangistes. C'est par eux que se multiplient les affaires, que la production et la consommation s'abouchent et s'activent réciproquement. Le législateur, en voulant que quelques individus possèdent seuls le droit exclusif d'exercer une fonction si multiple et si indispensable, a singulièrement erré.

A Paris, il n'y a que soixante intermédiaires qui puissent, sans violer la loi, présider aux ventes et achats de tant de marchandises qui arrivent de tous les points du monde! Comme ces soixante ne peuvent pas tout faire, il s'est créé des intermédiaires extra-officiels, des courtiers marrons, guettés, surveillés et poursuivis par les courtiers privilégiés, même quand ils s'occupent d'un article abandonné par ces derniers, dont les affaires ont décuplé, mais dont le nombre légal est resté immuable.

C'est au point, fait observer M. Dréo, qu'un raffineur du Nord et un négociant du Havre ne peuvent confier l'un ses sucres, l'autre ses cafés, au même agent sans que cet agent ne soit à l'instant menacé des tribunaux comme s'immisçant dans les opérations de courtage.

M. Dréo propose de se débarrasser de ce monopole (en faveur duquel on ne peut pas même invoquer les raisons spécieuses à l'aide desquelles on défend celui des agents de change) par le même procédé. Il porte le prix des charges à 100,000 fr. pour Paris, soit à 6 millions, dont les intérêts et l'amortissement seront servis par une somme de 330,000 fr. payée par les patentes des nouveaux courtiers.

Ce mode d'expropriation est assurément très-pratique et pourrait être opéré de manière à ce que l'amortissement fonctionnât sérieusement, et que les titres de cette création spéciale de rentes fussent éteints dans un temps donné, sans que le monopole des agents de change et des courtiers eût contribué à grossir le chiffre de la dette.

Resterait à savoir si le point de départ pour l'évaluation de ce qui est dû aux titulaires est bien exact.

M. Dréo, en accordant sans discussion le droit des titulaires actuels à une indemnité équivalente au prix actuel des charges, ne s'est préoccupé que du moyen pratique d'arriver à la suppression du monopole, coûte que coûte, pour faire jouir la société des avantages de la liberté. Mais le droit à l'indemnité, à une si forte indemnité surtout, est très-contestable. L'État a concédé la faculté de vendre les charges; mais il ne s'est pas engagé à en garantir la valeur progressive; mais il a toujours eu à sa disposition la faculté d'augmenter le nombre des titulaires; mais il a toujours eu le devoir de faire profiter le public des avantages de la con

currence.

Or, s'il n'a pas usé de son droit, s'il n'a pas rempli son devoir, ce n'est pas une raison pour que les titulaires des offices augmentent leurs prétentions, et c'est à ce point de vue que le législateur devra se mettre quand il proclamera la déchéance du monopole qu'il a créé. Il ne devra pas oublier, en outre, que l'on n'enlève point aux titulaires actuels leur industrie et leur clientèle, mais simplement un privilége abusif. — A-t-on indemnisé les bouchers dont le monopole avait tous les caractères de celui des agents de change et des courtiers? - A-t-on donné des dédommagements aux notaires dont le Crédit foncier est venu diminuer les affaires? En a-t-on donné aux banquiers dont la Banque avec ses succursales a transformé l'industrie? En a-t-on donné aux propriétaires et boutiquiers de la rue Saint-Honoré dont la rue de Rivoli a diminué la circulation et l'activité commerciale? Et cependant, dans ces divers cas, l'innovation n'est pas irréprochable, car le Crédit foncier et la Banque de France fonctionnent en vertu d'un monopole, car la rue de Rivoli est l'œuvre de l'intervention administrative; tandis que la suppression du monopole des agents de change et des courtiers est simplement un retour au droit commun, la restitution d'une liberté enlevée au public et pour la privation de laquelle le public aurait luimême droit à des dommages-intérêts.

Les droits des agents de change et des courtiers, en ce qui touche leur monopole, ne nous paraissent donc pas aussi légitimes qu'à l'auteur de l'intéressante brochure que nous venons d'analyser, et qui est d'ailleurs de nature à bien faire comprendre les abus et les dangers du régime actuel, ainsi que la nécessité et l'opportunité d'une réforme.

L'auteur, nous sommes heureux de le constater, appartient à la jeune génération du barreau qui semble ne plus vouloir rester tout à fait étrangère aux études économiques et qui rendra, si elle persiste dans cette voie, de véritables services à la justice et contribuera puissamment à éclairer l'opinion publique que les avocats ont si souvent égarée, imbus qu'ils étaient et qu'ils sont encore, pour la plupart, des préjugés d'un autre âge. JOSEPH GARNIER.

LE PORTUGAL ET SES COLONIES, tableau politique et commercial de la monarchie portugaise dans son état actuel, par CHARLES VOGEL. Paris, Guillaumin et C. 1860. 1 vol. in-8°.

M. Vogel paraît avoir conçu le projet d'une série de monographies économico-politiques des principaux États du globe, et pour premier essai de son plan, il commence par le Portugal, une puissance de second ou de troisième ordre, d'une importance assez grande pour que le succès honore et encourage l'auteur, d'un rang assez modeste pour que

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