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l'échec, s'il y en avait, n'accuse pas trop l'indifférence du public. Mais d'échec il n'y en aura pas, car l'ouvrage est bon et utile.

Placé, par sa position au ministère du commerce, à la source des informations officielles, amoureux des faits et des chiffres comme il convient à un économiste érudit, ardent au travail, infatigable aux recherches, interrogeant toutes choses, et même toutes personnes, les vivants et les morts, M. Vogel a réuni et coordonné, dans ce volume in-8°, un nombre infini de renseignements que la patience la plus obstinée s'épuiserait en vain à chercher ailleurs. Quand vous avez parcouru avec attention ces 644 pages, vous tenez le Portugal tout entier dans votre esprit et presque dans votre main, si bien que vous en avez fait le tour, en quelque sorte, et observé tous les aspects avec votre guide. Histoire, topographie, races humaines, constitution politique, organisation religieuse, hiérarchie sociale, gouvernement et administration, instruction publique et justice, statistique de la population, agriculture, industrie terrestre et maritime, travaux publics et viabilité, navigation et commerce, finances et forces publiques, colonies avec d'amples détails, M: Vogel n'oublie rien, et sur chaque sujet il analyse, avec de sobres commentaires, les documents les plus authentiques et les plus récents. La nation portugaise ne pourra qu'être satisfaite de se voir ainsi photographiée, c'est le mot, devant l'Europe. Elle en sort digne de sympathie et d'estime, malgré des fautes, aujourd'hui ensevelies dans les ombres du passé, qui furent imputables à ses chefs politiques et religieux plus qu'à elle-même. La gloire du Portugal, comme peuple navigateur, brillant à travers deux siècles de déclin, éclaire encore ses destinées nouvelles, et lui montre la voie où elle doit rechercher désormais un rang digne de celui que lui conquirent jadis les Almeida et les Albuquerque. La grandeur des peuples, comme celle des hommes et celle des astres, se mesure à leur lointain rayonnement.

Nous avons remarqué avec un plaisir particulier que M. Vogel, tout en signalant comme il convient l'importance capitale de l'agriculture, de l'industrie manufacturière et du commerce intérieur, tout en dénonçant les déplorables conséquences qu'entraîna jadis pour le Portugal la négligence de ces sources vives et proches de prospérité, n'a garde de s'engouer de la politique du coin de feu, décorée du nom de politique prudente, ni de tomber dans le dédain de la colonisation. Déférant aux justes et sévères anathèmes de l'économie politique contre le système colonial, système de monopoles, d'oppressions et d'iniquités, il ne confond pas tians le même arrêt les colonies elles-mêmes, qui ont été les premières et plus malheureuses victimes du système colonial. Pour elles il réclame la liberté commerciale et économique; mais il constate avec l'irrefragable autorité de l'histoire, quelles richesses et quelle gloire valurent au Portugal et ses possessions de l'Inde et du Brésil, et

quel coup fut porté à sa fortune le jour où tombèrent de ses mains ses royaumes de l'Inde en très-grande partie, et le Brésil tout entier !

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Les recherches de M. Vogel attestent une compétence si familière avec son sujet que l'on y chercherait en vain matière à critique, à moins d'être soi-même Portugais initié à fond dans la connaissance du pays, et encore peut-être y parviendrait-on difficilement. Je n'ai pour ma part trouvé à noter qu'une inexactitude au sujet du port de Mozambique, qualifié, mal à propos, je crois, de port franc, probablement par une erreur de traduction assez fréquente qui confond la liberté du commerce avec l'étranger avec la franchise du port. Encore même, si nous en croyons divers documents, Mozambique n'était-il, avant l'établissement d'un entrepôt par décret du 19 octobre 1853, accessible qu'aux navires des puissances qui ont des traités avec le Portugal, telles que l'Angleterre et les États-Unis; mais il s'en faut de beaucoup que les taxes douanières soient supprimées : il n'y a donc pas de franchise.

La juste curiosité qui s'attache aux forces productives des nations assurera, nous l'espérons, le succès du livre de M. Vogel et l'invitera à soumettre à un pareil cadre d'études d'autres États. S'il nous permet un conseil, ou plutôt un vœu, nous lui demanderons une plus large place pour la topographie, comme description des lieux, comme théâtre d'activité des races humaines. La nature est pour moitié au moins dans l'histoire des hommes, et l'on ne saurait la mettre en scène avec trop de vérité et de relief quand on veut révéler dans son essence intime le caractère d'un peuple. Peut-être faut-il avoir vu soi-même les lieux pour les peindre avec fidélité; mais de nos jours un voyage n'a rien d'incompatible avec aucune attache officielle, surtout quand on le justifie par un service éminent à rendre à la science. Nous aimerions aussi que les nombreuses notes bibliographiques éparses au bas des pages fussent réunies en une note collective, qui ne serait pas des moins instructives: méthode qui devrait s'imposer à toute œuvre sérieuse, comme le nécessaire complément d'un corps d'ouvrage. Puis, que M. Vogel s'applique à dégager son style de tout vain bagage de mots et de phrases inutiles, à mettre en saillie les idées dominantes autour desquelles les autres se rangent, comme des soldats autour de leur capitaine; qu'il persuade enfin à son éditeur, ceci n'est pas le plus facile, je le sais, qu'une table alphabétique des matières et une carte géographique n'ajouteraient pas grand'chose au prix de revient, et M. Vogel publiera, sur le plan du Portugal, toute une collection d'excellents livres méthodiques, substantiels, véridiques, que les hommes d'étude manieront souvent et que les hommes d'État consulteront quelquefois. JULES DUVAL.

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DU PRINCIPE DES NATIONALITÉS, par M. MAX. DELOCHE. Paris, Guillaumin et C. Broch. in-8° de 180 pages.

La régénération de plusieurs sociétés démembrées dans le présent, mais unies dans le passé par la communauté d'origine, semble prête à passer de l'ordre spéculatif dans l'ordre pratique. La plupart des événements contemporains qui ont agité l'Europe depuis la révolte des Grecs et l'héroïque résurrection de la Pologne, jusqu'à l'émancipation italienne, ont eu, en effet, pour mobile de patriotiques aspirations à l'indépendance, ou de généreuses tendances vers une unité plus favorable au progrès des nations qu'une division qui les laisse impuissantes. Quelles seront les conséquences économiques de ce contagieux réveil des races? Quel bien résultera de ce triomphe si désirable des nationalités? Ces questions ont donné lieu à une discussion très-intéressante dans une des dernières réunions de la Société d'économie politique; elles viennent d'être étudiées à un point de vue aussi élevé que libéral dans un livre publié sous le titre Du Principe des nationalités, par M. Maximin Deloche, écrivain dont les amis de l'archéologie connaissent le savoir et goûtent l'attrayant talent d'exposition.

La brûlante actualité des faits donne une urgente opportunité à un tel livre; toutefois, elle peut constituer un écueil pour un auteur qui se laisserait entraîner sur la facile pente des brochures. Mais une grande netteté dans le plan de l'ouvrage, de savantes recherches historiques, des aperçus très-intéressants par leur nouveauté, semblent garantir que le livre Du Principe des nationalités est bien le fruit lentement mûri d'un travail consciencieux, et non la production éphémère d'un éclair d'exaltation. Son auteur était, du reste, préposé à ces sérieuses études par d'importants travaux ethnographiques récemment couronnés par l'Institut.

« Montrer la loi générale qui régit les mouvements de notre époque, qui domine désormais les combinaisons de la diplomatie, et s'introduit dans le droit public des nations civilisées; expliquer la date récente de son avénement; définir le rôle que chacun des principaux gouvernements remplit dans cette lutte du droit des peuples contre l'ancien esprit de conquête; faire voir ses effets immédiats et pressentir ses effets futurs au point de vue économique et moral, tel est, en peu de mots, l'objet du livre que je mets sous les yeux du public. » Ce programme est vaste; pour être traité au complet, il exigerait sans doute une de ces encyclopédies que l'on ne fait plus; mais il a été circonscrit par M. Deloche dans le calme domaine de l'histoire et de l'économie politique, hors des passions du moment.

L'auteur analyse dans les premiers chapitres ces dramatiques scènes, qui ont eu pour théâtre les divers pays asservis, dans lesquels l'impa2a SÉRIE. T. XXIX. — 15 mars 1861.

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tience de la subordination à quelque race étrangère provoque des courages inflexibles tant qu'ils sont malheureux. Ces mouvements sont partout dignes d'intérêt et de respect; mais ils ne sont pas toujours rationnels, du moins au point de vue des intérêts les plus positifs avec lesquels les nations doivent compter aussi bien que les individus. Ainsi, il est telles îles qui, après avoir retrouvé sous la vigilante tutelle d'un Bartholo anglais, nommé lord-commissaire, la police civilisée des temps modernes comme une compensation de la civilisation policée de l'antiquité, réclament leur annexion à l'administration fantaisiste laissée dans l'état de nature. Ce n'est là qu'un cas exceptionnel; mais encore peut-il, par cela même, s'élever des doutes sur l'utilité économique du triomphe des nationalités? Peut-il avoir sur la prospérité des nations une influence heureuse plus efficace que celle d'une administration étrangère sage et éclairée, s'il pouvait s'en trouver? Ces doutes sont dissipés à l'instructive lecture de l'ouvrage de M. Max. Deloche.

Après l'examen des faits historiques actuels éclairés par un fréquent rapprochement avec le passé, M. Deloche analyse les mobiles de ces tendances de régénération qui semblent devoir dominer de plus en plus la combinaison de la diplomatie; il nomme affinité de race les liens des instincts, des mœurs, des croyances, des tempéraments harmonisés. Cette force ne saurait être en effet mieux comparée qu'à ces attractions physiques qui déterminent la cohésion des molécules homogènes. Il en conclut que la similitude des races est la base rationnelle de la constitution des États, tout en laissant à la géographie une part puissante et décisive parfois sur la formation des nationalités. Toutefois, l'on aimerait à suivre l'auteur dans de plus amples développements sur ce chapitre. L'influence des frontières naturelles, néologisme fort à la mode, semble destinée à perdre graduellement son importance passée. Qu'estce maintenant qu'une frontière naturelle? Serait-ce l'Océan? Mais on le parcourt aussi sûrement et plus économiquement que la plaine terrestre. Serait-ce un fleuve ? Le Rhin, qui se couvre de toutes parts de ponts solides, peut être passé bien plus aisément que ce fameux Rubicon? Seraientce les montagnes. Dans peu d'années des milliers de voyageurs traverseront les Alpes sur plusieurs points dans le court temps d'un somme. Aujourd'hui la vapeur force les frontières naturelles; demain quelque moteur puissant les effacera plus complétement. La nécessité des frontières naturelles pour la constitution des nationalités paraît donc devoir aller en s'affaiblissant.

L'auteur Du Principe des nationalités groupe dans un chapitre d'un intérêt très-soutenu la grande division qui semble devoir surgir du travail d'agrégation des principales familles établies sur la surface de l'Europe; il va sans dire qu'il ne se trouve dans le livre nulle de ces cartes sur lesquelles certains organisateurs flatteurs et pleins de zèle passent et re

passent des teintes d'annexion. « Ces grandes transformations, qui nous paraissent commandées par les liens du sang et les traditions historiques, nous les présageons facilement, sans chercher jamais leur réalisation par la force. Les peuples sont les juges suprêmes de leurs besoins, les artisans omnipotents de leurs propres destinées, et devant l'expres sion de leur volonté doivent s'incliner aussi bien les spéculations de la science que les résistances avouées des représentants de l'esprit de conquête. »

Il est surtout d'attrayantes pages dans lesquelles l'auteur analyse avec une chaleur patriotique les éléments de notre nationalité française, les causes d'union et d'homogénéité cachées sous les différences de langue et d'aptitude et de tempérament qui distinguent le Nord du Midi, les Flandres de la Provence, l'Alsace du Roussillon; il les fait remonter jusqu'à l'organisation même des Gaules que César trouve formant un tout compacte. « Il y avait un si grand accord dans toute la Gaule (universæ Gallia) pour secouer le joug des Romains et reconquérir son ancienne gloire militaire, que les Gaulois ne se laissaient toucher ni par les bienfaits, ni par les souvenirs de l'amitié, et que tous concouraient à cette guerre et de leur courage et de leurs biens. »>

« Je ne sache rien dans les auteurs de l'antiquité, ajoute M. Deloche, qui exprime aussi énergiquement le patriotisme ardent, aveugle presque, qui entraînait nos aïeux à la défense du dernier boulevard de la liberté gauloise. Nous pouvons être fiers, en lisant les récits de l'historien conquérant, d'y sentir, à la distance du XIXe siècle, les pulsations d'une nationalité déjà si vivante et si passionnée pour son indépendance. »>

Jusqu'ici c'est au nom des imprescriptibles droits de la justice que l'ardent patriotisme des opprimés s'est soulevé pour leur émancipation; la question économique avait été tenue à l'ombre de la question de sentiment patriotique; les moins indifférents prouvaient qu'avec un régime douanier libéral, avec de bons chemins de fer et de fréquentes relations maritimes, les intérêts matériels pouvaient vivre de la vie la plus animée dans une nationalité comprimée. L'auteur Du Principe des nationalités voit avec raison un actif ferment de troubles détruit par la reconnaissance de l'indépendance des peuples asservis; la légitime satisfaction du sentiment national ne pourrait que favoriser le développement de leur activité physique et intellectuelle; le calme assuré à l'Europe faciliterait la réduction des dépenses d'hommes et d'argent improductivement jetées dans une éventualité de guerre, et porterait les peuples à concentrer graduellement leurs ressources et leurs efforts dans le pacifique domaine du travail.

F. VIDALIN.

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