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la période de la conquête. C'est là d'ailleurs une loi constante: le berceau des industries est toujours à côté du produit qu'elles mettent en œuvre. Il peut arriver que plus tard, par des circonstances particulières, le siége des industries se déplace et que le produit naturel aille se façonner loin du sol d'où il est sorti. C'est l'effet d'une civilisation déjà avancée et de ce besoin d'échanges que Dieu a semé dans le monde afin d'en mieux unir les parties. Mais il n'en est pas moins constant que le privilége de l'initiation appartient aux peuples qui, possédant les corps élémentaires des industries, en ont pu étudier les propriétés, saisir les combinaisons, et les adapter, avec un soin patient, aux nécessités ou aux raffinements de l'existence humaine.

Cette donnée admise, on s'explique comment l'Europe s'est emparé si tard d'une industrie qu'elle devait conduire si loin. En jetant un coup d'œil sur la carte du globe, on voit quelle zone y occupe la culture du coton. Dans l'un et l'autre hémisphère, cette culture ne dépasse pas le quarantième degré de latitude. Encore est-ce l'extrême limite. Pour obtenir un produit dont la qualité ne dégénère pas et qui soit l'objet d'une exploitation constante et régulière, il faut se rapprocher de l'équateur : dans l'hémisphère nord, de dix parallèles, dans l'hémisphère sud, de quinze ou vingt. A ces conditions seulement on a une culture sérieuse et susceptible de profits. L'Europe en est dès lors exclue, si ce n'est dans les trois grandes péninsules qui s'en détachent au midi, l'Espagne, l'Italie et la Grèce. Ces États, par exception, ont produit autrefois quelques balles de coton européen. Motril en Espagne, Castellamare en Italie, Salonique et Andrinople en Turquie, ont même attaché leur nom à des qualités bien connues dans le commerce. Mais cette violence faite au climat n'a pas persisté, et sauf quelques vestiges insignifiants, la culture du coton n'est plus en Europe qu'un souvenir. A mesure que, dans des pays mieux situés, les récoltes se sont développées avec plus d'abondance, la production a dû se retirer de ceux où elle offrait moins de chances et exigeait plus d'efforts; peu à peu et bon gré mal gré, les populations délaissaient une poursuite devenue ingrate. Ces exemples devraient rester présents à l'esprit. Dans ces luttes entre les produits qui ont le globe pour théâtre et l'homme pour principal agent, la victoire demeure toujours et infailliblement aux contrées et aux peuples que la nature a traités avec le plus de libéralité. On peut, au moyen de certaines combinaisons, créer, entretenir une activité artificielle, multiplier les encouragements, les primes, la faveur sous toutes les formes. Ce sont là des expédients très-coûteux et rarement heureux; les produits que

l'on obtient ainsi ont besoin d'une force d'emprunt et disparaissent dès que cette force leur manque.

Toujours est-il que des cinq grandes divisions du globe, l'Europe est la seule où la culture du coton ne soit pas susceptible d'un grand développement. L'état du sol et de l'atmosphère s'y oppose autant que les conditions de la main-d'œuvre. Il n'y a pas lieu dès lors de s'étonner que l'Europe ne se soit pas approprié plus tôt ces tissus légers et résistants, qui se prêtent mieux qu'aucun autre aux fonctions de la peau, et sont à la fois un préservatif contre le froid et un bon véhicule pour la transpiration que les chaleurs occasionnent. La matière n'était pas là pour solliciter la main, et il fallait, pour la tirer des pays d'origine, d'autres instruments qu'un commerce et une navigation encore dans l'enfance. Dans l'antiquité tout se réduisait à des périples ou des bateaux caboteurs allant de cap en cap et de port en port échanger quelques marchandises et recueillir quelques passagers. C'est ainsi qu'Arrien, qui, à sa qualité d'administrateur, joignait celle d'écrivain, nous initie au mouvement d'affaires dont la mer Érythrée était le siége au début de l'ère chrétienne. On y voit les Arabes et les Grecs à l'œuvre ; ils débarquaient à Adulis, dans la mer Rouge, des cotons et des tissus de coton qui provenaient des entrepôts du golfe Persique et de l'Inde, de Masulipatam entre autres, et aussi de Calicut, dont le nom, avec une légère variante, est devenu celui de calicot, générique pour les toiles de coton écrues. C'est tout ce que comportaient à ce moment le régime des échanges et l'industrie des transports. Les tissus de coton, arrivés à la limite qui sépare l'Asie de l'Europe, ne la franchissent que pour des articles de détail, des échantillons de choix, tirés des bords du Gange, gangitiki, comme les Grecs les appelaient. Bien des siècles s'écouleront avant que les étoffes courantes entrent dans les habitudes et la consommation des peuples de l'Occident. Ni la chevalerie, ni le moyen âge n'en auront le goût; les moines ont le froc, les hommes d'épée l'armure; le linge de corps est presque du raffinement. L'époque de la renaissance s'y prête mieux; le réveil des arts amène alors le luxe, et avec le luxe le soin de la personne; l'Europe étend son influence sur tout le globe habité; la boussole lui livre de nouvelles terres, et la poudre à feu y assure sa supériorité. Dès ce moment la sphère d'activité s'étend et des richesses inattendues sont acquises aux besoins et aux jouissances de l'homme. Et cependant, malgré cet élan merveilleux, il faudra trois siècles encore avant que le coton prenne, dans l'industrie, le rang qui lui est réservé. Deux choses lui manquent, une culture étendue, une ouvraison

perfectionnée; l'Amérique lui donnera la première, l'Europe la seconde, et par un singulier contraste, la culture demandera aux bras des esclaves ce que l'ouvraison n'obtiendra que d'un travail entièrement affranchi. Il semble, en effet, que ces deux conditions étaient de rigueur, au début du moins. Sur les côtes à demi noyées des deux Carolines et de la Georgie, où règnent les fièvres de marais et les dangers de l'insolation, aucune race n'aurait pu conduire à bien les rudes labeurs de la terre, si ce n'est celle qui, née dans un climat analogue, a reçu de la nature une constitution et des organes appropriés à ce climat. Triste et fatal accouplement de l'esclavage et de la culture du coton! D'un autre côté, son ouvraison n'était pas moins étroitement liée à l'entier affranchissement du travail. Jamais, en effet, cette industrie n'aurait pu s'accommoder des priviléges de corporation ni des entraves imposées à l'exercice des métiers. C'était par excellence un produit populaire, susceptible d'une grande variété d'emplois, accessible à toutes les classes par son abondance et la modicité de ses prix, destiné à gagner du terrain avec l'aisance et à y contribuer par les salaires attachés à sa fabrication. Pour remplir cette destination, non-seulement le travail du coton devait avoir un jeu libre, mais une révolution devait s'opérer dans les procédés en vigueur. C'est ce qui eut lieu vers la fin du xvII° siècle; beaucoup d'hommes vivent encore qui en ont été témoins. Le monde civilisé reçut alors une secousse dont se ressentirent les arts industriels; lancés dans des voies nouvelles, ils y marchèrent sans déviation, et des conquêtes du temps, celles-là furent les moins contestées et les plus durables.

Le développement de la production du coton marqua la première période de ce changement d'Etat. Comme marché d'approvisionnement, on n'avait à ce moment que l'Inde, marché insuffisant et trop éloigné. Pour y suppléer, l'Amérique entra en ligne, et en peu d'années, dụ second rang passa au premier. Rien n'est plus merveilleux que ce coup de fortune, et en quelques chiffres on peut le résumer. D'après Bancroft, c'est en 1621 qu'eurent lieu, sur les bords du Mississipi, les premiers essais d'une culture régulière du coton, provenant de semence. Ce n'était plus l'arbuste qui croit spontanément et porte des cosses pleines de filaments dont la nature fait les frais, mais une plante annuelle, de l'ordre des malvacées, exigeant beaucoup de soin et ne réussissant que sur un terrain bien préparé. Tout donne lieu de croire que ces essais ne furent poussés bien loin, ni dans le cours du XVIe siècle, ni dans la première moitié du siècle suivant. Les petites plantations qui se main

ment employées, aux travaux fructueux de l'agriculture, de l'industrie, du commerce, de l'instruction populaire enfin.

Depuis plusieurs années, nous appelons le développement de l'enseignement économique et de l'enseignement industriel, deux formes de l'instruction chez nous beaucoup trop négligées. C'est le moment ou jamais de leur faire prendre l'extension que réclament les besoins du pays. Par l'enseignement industriel nos populations soutiendront mieux le choc de la concurrence étrangère et accroîtront les ressources toujours insuffisantes de la consommation intérieure. Par là sera combattu en partie ce mal de la cherté qui va croissant pour plusieurs des articles les plus importants. Par l'enseignement économique les populations se guériront du mal des idées révolutionnaires et acquerront un juste sentiment de leurs devoirs comme de leurs droits. Tout ce qui sera ajouté de ce double côté sera ôté à la faiblesse de nos populations laborieuses et au désordre d'idées qui produit les révolutions et entretient le malaise.

L'intérêt de ces questions dépasse à nos yeux celui qui s'attache à de lointaines expéditions. Toutefois l'économiste ne saurait demeurer indifférent à ce qui a eu lieu en Chine. L'ouverture de ce grand pays à notre commerce est un fait d'une haute importance au point de vue de l'avenir.

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Quant au présent, on ne sait encore, en dépit de la conclussion de la paix, combien de temps on en sera encore à un échange de balles et de mitraille. La prise de Pékin a donné aux Européens le secret de cette pompeuse faiblesse d'un grand empire et montré une fois de plus le contraste de l'opulence et du faste ramassés sur quelques points avec la misère d'une population que l'émigration la plus abondante et la sobriété la plus extrême ne peuvent mettre à l'abri de la plus pénible pénurie. Grande leçon à l'usage des nations qui seraient tentées de développer démesurément le luxe sans le bien-être !

En Russie, à la veille de l'émancipation des serfs; en Espagne, à l'ombre des institutions constitutionnelles; en Italie, malgré les agitations de l'indépendance; dans l'Amérique du Sud; en un mot partout où l'esprit humain cherche à s'éclairer, il y a une tendance vers les études économiques que nous aimons à constater. C'est un honneur pour le Journal des Économistes de servir en partie de centre et d'organe à ce mouvement d'idées. Il y aurait de sa part autre chose que de la modestie à ne pas noter la part d'influence qu'ont exercée les hommes qui sont l'honneur de sa rédaction. Pour combien leur action n'a-t-elle pas compté dans les dernières résolutions du gouvernement français, soit

qu'ils siégent dans les hauts conseils de l'État, soit qu'ils aient pour seul instrument la parole ou la plume! Cette action s'exerce aussi au dehors. Il n'est point d'année où nous n'ayons à constater le succès croissant de ce recueil. Le nombre accru des suffrages qu'il rallie n'en est pas le seul signe. Les organes mêmes qui se fondent à l'étranger sur son modèle, les sociétés d'économie politique qui s'établissent au dehors, la presse qui s'inspire plus d'une fois de ses travaux et de sa direction, sont autant d'hommages rendus à son utile influence. Les tendances générales de la société ne peuvent que contribuer à rendre ce rôle plus utile encore. Nous n'avons pas même besoin de dire que nous ferons tous nos efforts pour profiter de ces circonstances plus heureuses qui semblent naître pour la science économique. Elle sera fidèle à son passé comme notre recueil le sera lui-même au passé déjà long qu'il peut invoquer. L'année qui vient de s'écouler n'aura pas été stérile en ce sens. Elle n'a pas seulement produit d'excellentes mesures, elle aura contribué à faire prévaloir cette conviction qu'au milieu de tant de préjugés invétérés, d'intérêts peu éclairés et d'utopies vaines qui se disputent l'empire de ce bas monde, c'est encore vers l'économie politique que les gouvernements et les peuples doivent se tourner, lorsqu'il s'agit d'améliorations sérieuses à réaliser, de progrès efficaces, durables à accomplir.

HENRI BAUDRILLART.

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