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CONDITION MORALE, INTELLECTUELLE ET MATÉRIELLE

DES

OUVRIERS QUI VIVENT DE L'INDUSTRIE DU COTON

L'INDUSTRI

RAPPORT FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

Je viens m'acquitter auprès de l'Académie de la tâche qu'elle a bien voulu me confier, et lui rendre compte des résultats de ma mission relative à l'industrie du coton, dans les trois branches qui en relèvent, la filature, le tissage, l'impression. L'importance du sujet, l'étendue du champ de mes recherches ont apporté à la rédaction de mon rapport un retard qu'il n'a pas dépendu de moi d'abréger. Pour bien fixer la situation de cette industrie, j'ai eu quatre grands Etats à parcourir, la France, la Suisse, l'Allemagne et l'Angleterre, à visiter plus de quarante villes et près de deux cents établissements. Par l'effet des circonstances, ce retard même sera profitable, je l'espère, à cette enquête où, à défaut d'autre mérite, j'ai apporté tous mes soins; elle aura une date et marquera une limite. Nous touchons, à ce qu'il semble, en matière d'économie manufacturière, à un régime nouveau, et il ne sera pas sans intérêt de savoir un jour comment se distribuaient les forces et se balançaient les avantages sous l'empire de celui qui est, dit-on, à la veille de finir.

Le caractère particulier de l'industrie du coton, c'est d'être, dans ses principaux développements, une industrie contemporaine. Parmi les matières textiles, la laine et le lin occupent, dans le monde ancien, une plus grande place que le coton, dont ni la Grèce, ni Rome ne connurent les emplois si utiles et si variés. A peine citerait-on à ce fait quelques exceptions. L'Asie, avec son génie des arts domestiques, avait seule approprié à l'usage de ses populations les fibres délicates de cette plante; de temps presque immémorial, des tissus unis ou à fleurs, fabriqués au delà de l'Indus, avaient montré le parti qu'on en pouvait tirer. Même chez des peuples plus incultes, comme les nègres du Bénin et les aborigènes de l'Amérique centrale, la confection d'étoffes de coton, les unes grossières, les autres plus raffinées, paraît avoir précédé de beaucoup

la période de la conquête. C'est là d'ailleurs une loi constante : le berceau des industries est toujours à côté du produit qu'elles mettent en œuvre. Il peut arriver que plus tard, par des circonstances particulières, le siége des industries se déplace et que le produit naturel aille se façonner loin du sol d'où il est sorti. C'est l'effet d'une civilisation déjà avancée et de ce besoin d'échanges que Dieu a semé dans le monde afin d'en mieux unir les parties. Mais il n'en est pas moins constant que le privilége de l'initiation appartient aux peuples qui, possédant les corps élémentaires des industries, en ont pu étudier les propriétés, saisir les combinaisons, et les adapter, avec un soin patient, aux nécessités ou aux raffinements de l'existence humaine.

Cette donnée admise, on s'explique comment l'Europe s'est emparé si tard d'une industrie qu'elle devait conduire si loin. En jetant un coup d'œil sur la carte du globe, on voit quelle zone y occupe la culture du coton. Dans l'un et l'autre hémisphère, cette culture ne dépasse pas le quarantième degré de latitude. Encore est-ce l'extrême limite. Pour obtenir un produit dont la qualité ne dégénère pas et qui soit l'objet d'une exploitation constante et régulière, il faut se rapprocher de l'équateur: dans l'hémisphère nord, de dix parallèles, dans l'hémisphère sud, de quinze ou vingt. A ces conditions seulement on a une culture sérieuse et susceptible de profits. L'Europe en est dès lors exclue, si ce n'est dans les trois grandes péninsules qui s'en détachent au midi, l'Espagne, l'Italie et la Grèce. Ces États, par exception, ont produit autrefois quelques balles de coton européen. Motril en Espagne, Castellamare en Italie, Salonique et Andrinople en Turquie, ont même attaché leur nom à des qualités bien connues dans le commerce. Mais cette violence faite au climat n'a pas persisté, et sauf quelques vestiges insignifiants, la culture du coton n'est plus en Europe qu'un souvenir. A mesure que, dans des pays mieux situés, les récoltes se sont développées avec plus d'abondance, la production a dû se retirer de ceux où elle offrait moins de chances et exigeait plus d'efforts; peu à peu et bon gré mal gré, les populations délaissaient une poursuite devenue ingrate. Ces exemples devraient rester présents à l'esprit. Dans ces luttes entre les produits qui ont le globe pour théâtre et l'homme pour principal agent, la victoire demeure toujours et infailliblement aux contrées et aux peuples que la nature a traités avec le plus de libéralité. On peut, au moyen de certaines combinaisons, créer, entretenir une activité artificielle, multiplier les encouragements, les primes, la faveur sous toutes les formes. Ce sont là des expédients très-coûteux et rarement heureux; les produits que

l'on obtient ainsi ont besoin d'une force d'emprunt et disparaissent dès que cette force leur manque.

Toujours est-il que des cinq grandes divisions du globe, l'Europe est la seule où la culture du coton ne soit pas susceptible d'un grand développement. L'état du sol et de l'atmosphère s'y oppose autant que les conditions de la main-d'œuvre. Il n'y a pas lieu dès lors de s'étonner que l'Europe ne se soit pas approprié plus tôt ces tissus légers et résistants, qui se prêtent mieux qu'aucun autre aux fonctions de la peau, et sont à la fois un préservatif contre le froid et un bon véhicule pour la transpiration que les chaleurs occasionnent. La matière n'était pas là pour solliciter la main, et il fallait, pour la tirer des pays d'origine, d'autres instruments qu'un commerce et une navigation encore dans l'enfance. Dans l'antiquité tout se réduisait à des périples ou des bateaux caboteurs allant de cap en cap et de port en port échanger quelques marchandises et recueillir quelques passagers. C'est ainsi qu'Arrien, qui, à sa qualité d'administrateur, joignait celle d'écrivain, nous initie au mouvement d'affaires dont la mer Érythrée était le siége au début de l'ère chrétienne. On y voit les Arabes et les Grecs à l'œuvre ; ils débarquaient à Adulis, dans la mer Rouge, des cotons et des tissus de coton qui provenaient des entrepôts du golfe Persique et de l'Inde, de Masulipatam entre autres, et aussi de Calicut, dont le nom, avec une légère variante, est devenu celui de calicot, générique pour les toiles de coton écrues. C'est tout ce que comportaient à ce moment le régime des échanges et l'industrie des transports. Les tissus de coton, arrivés à la limite qui sépare l'Asie de l'Europe, ne la franchissent que pour des articles de détail, des échantillons de choix, tirés des bords du Gange, gangitiki, comme les Grecs les appelaient. Bien des siècles s'écouleront avant que les étoffes courantes entrent dans les habitudes et la consommation des peuples de l'Occident. Ni la chevalerie, ni le moyen âge n'en auront le goût; les moines ont le froc, les hommes d'épée l'armure; le linge de corps est presque du raffinement. L'époque de la renaissance s'y prête mieux; le réveil des arts amène alors le luxe, et avec le luxe le soin de la personne; l'Europe étend son influence sur tout le globe habité; la boussole lui livre de nouvelles terres, et la poudre à feu y assure sa supériorité. Dès ce moment la sphère d'activité s'étend et des richesses inattendues sont acquises aux besoins et aux jouissances de l'homme. Et cependant, malgré cet élan merveilleux, il faudra trois siècles encore avant que le coton prenne, dans l'industrie, le rang qui lui est réservé. Deux choses lui manquent, une culture étendue, une ouvraison

perfectionnée; l'Amérique lui donnera la première, l'Europe la seconde, et par un singulier contraste, la culture demandera aux bras des esclaves ce que l'ouvraison n'obtiendra que d'un travail entièrement affranchi. Il semble, en effet, que ces deux conditions étaient de rigueur, au début du moins. Sur les côtes à demi noyées des deux Carolines et de la Georgie, où règnent les fièvres de marais et les dangers de l'insolation, aucune race n'aurait pu conduire à bien les rudes labeurs de la terre, si ce n'est celle qui, née dans un climat analogue, a reçu de la nature une constitution et des organes appropriés à ce climat. Triste et fatal accouplement de l'esclavage et de la culture du coton! D'un autre côté, son ouvraison n'était pas moins étroitement liée à l'entier affranchissement du travail. Jamais, en effet, cette industrie n'aurait pu s'accommoder des priviléges de corporation ni des entraves imposées à l'exercice des métiers. C'était par excellence un produit populaire, susceptible d'une grande variété d'emplois, accessible à toutes les classes par son abondance et la modicité de ses prix, destiné à gagner du terrain avec l'aisance et à y contribuer par les salaires attachés à sa fabrication. Pour remplir cette destination, non-seulement le travail du coton devait avoir un jeu libre, mais une révolution devait s'opérer dans les procédés en vigueur. C'est ce qui eut lieu vers la fin du XVIII° siècle; beaucoup d'hommes vivent encore qui en ont été témoins. Le monde civilisé reçut alors une secousse dont se ressentirent les arts industriels; lancés dans des voies nouvelles, ils y marchèrent sans déviation, et des conquêtes du temps, celles-là furent les moins contestées et les plus durables.

Le développement de la production du coton marqua la première période de ce changement d'Etat. Comme marché d'approvisionnement, on n'avait à ce moment que l'Inde, marché insuffisant et trop éloigné. Pour y suppléer, l'Amérique entra en ligne, et en peu d'années, du second rang passa au premier. Rien n'est plus merveilleux que ce coup de fortune, et en quelques chiffres on peut le résumer. D'après Bancroft, c'est en 1621 qu'eurent lieu, sur les bords du Mississipi, les premiers essais d'une culture régulière du coton, provenant de semence. Ce n'était plus l'arbuste qui croit spontanément et porte des cosses pleines de filaments dont la nature fait les frais, mais une plante annuelle, de l'ordre des malvacées, exigeant beaucoup de soin et ne réussissant que sur un terrain bien préparé. Tout donne lieu de croire que ces essais ne furent poussés bien loin, ni dans le cours du XVIIe siècle, ni dans la première moitié du siècle suivant. Les petites plantations qui se main

tenaient çà et là défrayaient une consommation locale et fournissaient de l'aliment à quelques industries domestiques de l'ordre le plus modeste. Pour trouver la trace d'une exportation, il faut arriver à 1747. Cette année-là, les registres de la douane de Charleston font mention de 7 balles de coton chargées pour l'Angleterre et évaluées à 4 livres sterl. chacune. En 1764, même mention pour 8 balles; en 1770 pour 7 balles et 3 barils. Autant d'échantillons qui se succèdent à plusieurs années d'intervalle, sans aboutir à un trafic suivi. On tente l'opération, puis on s'arrête faute de convenance. En 1784, l'envoi est plus important; il s'élève à 71 balles. C'est une grande hardiesse qui est mal servie par les résultats. A Liverpool, port de destination, ces 71 balles paraissent suspectes; on en conteste la provenance, on n'admet pas que les ÉtatsUnis puissent produire une si grande quantité de coton, et sous prétexte de fausse déclaration, on saisit la marchandise. Voilà où en étaient les choses à cette même date. Même, en 1790, on se trouve en présence de 81 balles exportées. Mais, à partir de cette année, le mouvement se prononce avec une vigueur et un élan incomparables. Dès 1800, l'exportation du coton américain dépasse 45,000 balles; elle est de 250,000 en 1810, malgré la guerre et les risques de la mer. Avec la paix elle s'élève, par un développement plus rapide encore, à 450,000 balles en 1820, à 1,100,000 balles environ dans la période de 1831 à 1835, à 2,000,000 de balles dans la période de 1841 à 1845, à 3,851,000 balles en 1859, enfin à 4,675,000 balles dans la campagne de 18591860, qui a fourni le chiffre le plus élevé de cette statistique faite pour étonner et pour éblouir. 7 balles d'un côté, 4,675,000 balles de l'autre, tels sont les points de départ et d'arrivée dans une période de soixanteseize ans. Il est douteux que l'activité humaine ait, dans son histoire, un plus beau titre que celui-là. Malheureusement l'esclavage l'altère et le dépare.

A ce mouvement en Amérique correspondait un mouvement analogue en Europe; seulement c'était sur l'industrie et non sur l'agriculture qu'il se portait. Dans l'ordre des dates le mouvement industriel précède le mouvement agricole; il faut pourtant voir les choses de plus haut pour bien juger l'un et l'autre. Les intérêts relèvent plus qu'on ne le croit de lois qui leur sont supérieures. Dans cette fin du XVIIIe siècle, si féconde en événements, un souffle d'émancipation avait passé en Europe sur toutes les classes de la population. L'ambition leur était venue; elles voulaient se posséder et se gouverner. La poursuite n'était ni purement spéculative, ni complétement désintéressée; il s'y mêlait des ques

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