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gage plein de désillusions : « Vous avez beau faire et beau vous débattre, votre livre est un plaidoyer de 500 pages (pas une ne manque à la commune disgrâce) en faveur de l'idée diamétralement opposée à celle dont vous vous « croyez le champion. Vos conclusions vous dominent, et vous ne sauriez y échapper: vous êtes à l'antipode de vos prémisses.

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En vérité, monsieur, aurais-je donc fait autant de prose, je veux dire d'autoritisme, sans le savoir? et ce livre que je n'ai, en effet, écrit qu'en vue d'exalter l'initiative particulière, le libre essor des activités individuelles, le principe vivifiant et capital de la responsabilité, ne serait-il, à mon insu, qu'une apologie de la règle et de la contrainte, un abaissement de l'individu, un réquisitoire en faveur de l'intervention de l'État?

Grâce à Dieu, permettez-moi de le dire et d'y trouver une consolation, ma longue méprise n'a pas été aussi visible pour tout le monde, et je pourrais citer plusieurs juges assez peu suspects de prêcher l'asservissement au pouvoir, et d'une certaine compétence en libéralisme (1), qui ont bien voulu rendre à mon humble pensée, précisément sur le point en litige, un témoignage absolument opposé à celui qui provoque en ce moment mes doléances. Jugez, du reste, vous même, si, abstraction faite, bien entendu, de toute appréciation sur la valeur ou l'inanité de l'œuvre, cette constatation ne semblait pas dans l'ordre. (Que cette citation, par trop personnelle, me soit pardonnée, elle sera unique.)

« Le remède, avais-je dit, dont le germe vivifiant et souverain ne nous semble se trouver que dans la libre expansion de l'initiative individuelle et dans le mobile volontaire, le progrès que nous ne voyons que dans l'essor de la liberté et de la responsabilité de chacun, des écoles nombreuses les ont placés dans des systèmes dont le caractère commun est d'amoindrir l'activité particulière et d'accroître outre mesure les attributions de l'État, érigé alors en une sorte de providence. Tendance déplorable qui malheureusement répond trop aux habitudes invétérées de notre pays et à la notion fausse ou incomplète qu'on y a du rôle qui appartient à l'individu dans les actes de la vie humaine! Que l'individu soit faillible, qu'il se trompe et qu'il se trompe encore, cette succession d'erreurs qui est un enseignement vaudra toujours mille fois mieux malgré ses dangers qu'une sorte de dictature faillible, du reste, elle aussi, et qui, sous le vain prétexte d'empêcher l'homme de se tromper et d'assurer d'autorité sa moralité et son bien-être, supprimerait justement pour lui la première et la meilleure des leçons, l'expérience, détruirait le premier fondement de la dignité, qui est le droit absolu de chacun de disposer de soi, sans qu'aucun pouvoir discrétionnaire puisse assujettir ce droit à la prétendue nécessité d'assurer la prospérité collective... »

Et plus loin :

« A qui est-il nécessaire de prouver combien la condition de l'homme aux prises avec les difficultés de la liberté est supérieure à la condition de l'homme plantureusement nourri et entretenu, mais asservi et vivant comme les ani

(1) Notamment M. Peyrat, dans la Presse du 6 août, et M. Gustave Héquet, dans plusieurs articles du Courrier du Dimanche,

maux à l'engrais, fruges consumere nati? Il est peu de gens, grâce à Dieu, qui voient encore dans l'esclavage une manière d'organisation du travail garantissant l'entretien du travailleur sa vie durant, moyennant l'effort dont il est capable; qui pensent que l'ancienne organisation économique détruite par l'établis sement de la liberté en Europe « résolvait heureusement le problème de l'existence matérielle des hommes par le travail obligatoire. » Le travail volontaire et l'énergie morale donnent seuls, l'histoire le prouve, le véritable bien-être. Mais, quand même cela ne serait pas, quand même le succès matériel pourrait résulter de la réglementation et de la force, qui ne répéterait avec conviction ces belles paroles de l'un de nos plus savants historiens: « Le bonheur même de l'esclave n'absoudrait pas l'esclavage; ceux qui ignorent cela n'ont pas l'idée du droit; il ne suffit pas à l'humanité que la vie et la santé de l'esclave soient ménagées; car des animaux pourraient en obtenir autant. L'humanité veut que l'on n'oublie pas que l'homme a une intelligence, un cœur, une âme : l'esclave est fondé sur l'oubli de tout cela. >>

« Quelle que puisse être la sécurité prétendue que donne la contrainte, a dit M. de Lavergne,

« C'est l'acheter trop cher que l'acheter d'un bien

Sans qui les autres ne sont rien. »

Ainsi donc, monsieur (et ces mêmes idées se retrouvent à chaque page), s'il est vrai que par ma faute ou non je sois tombé dans l'ornière où vous m'apercevez si clairement, s'il est exact que, sciemment ou sans m'en douter, j'ai abouti aux conclusions que vous me prêtez, je mettais, il faut l'avouer, une certaine conscience aux expositions de principes qui devaient consacrer mon illogisme, et j'étais singulièrement mal avisé dans le choix de mes autorités.

Des deux écoles qui se divisent la philosophie politique, l'une qui pense que l'individu est l'agent le plus énergique, le plus actif, le plus nécessaire du progrès, et que la société serait d'autant mieux organisée qu'elle le serait moins, l'autre qui espère plus de la société représentée par l'État que par l'individu, c'est donc, au moins en théorie, à la première que je cherche à me rattacher. Il est vrai que, raisonnant à un point de vue tout à fait spécial dont je préciserai tout à l'heure l'objet, j'ai dit (parole imprudente, car elle s'écarte dans son sens littéral de la formule sacramentelle : la sûreté et la liberté des grands chemins), j'ai dit qu'on peut à la rigueur découvrir dans les lois quelque chose au delà du commandement ou de la répression, et que leur véritable mission est même d'encourager, de protéger, d'éclairer (je n'ai pas dit de diriger). Mais au fond, et telle quelle, mon hérésie est-elle si impardonnable, et ne croyez-vous pas; monsieur, que surtout après les brillantes et solides discussions auxquelles a donné lieu, dans ces derniers temps, l'étude du rôle de l'État et de ses limites naturelles sous tous les régimes, indépendamment de tout débat portant sur la forme extérieure des gouvernements, il serait aussi faux de réduire le pouvoir social au métier d'un gendarme chargé de maintenir la police des rues que de lui accorder la faculté de se substituer en tout et pour tout aux citoyens? Ne croyez-vous pas que, malgré cette « fureur de gouverner» qui, suivant une expression connue, est trop souvent la plus funeste maladie des gouvernements modernes, en dépit du déplorable affais

sement d'esprit public, qui sollicite pour ainsi dire les gouvernements les plus atteints de cette maladie, à céder encore plus à leur mal, c'est-à-dire à gouverner davantage, ce serait une erreur grave de supposer un antagonisme essentiel entre le pouvoir et la société, et de se considérer comme une conquête pour celle-là, un abaissement irremédiable de celui-ci ? Ne croyez-vous pas enfin que toute chimère d'une société sans un vrai gouvernement, écartée, et toute maxime d'école réduite à sa véritable valeur de salon, le problème à résoudre est désormais, non pas tant de rendre l'État plus faible que de rendre l'individu plus fort, de limiter le pouvoir social et non de le détruire?

En réalité, la véritable et la seule limite de l'État, c'est la liberté personnelle, et pourvu, par exemple, qu'il ne prétende pas enseigner seul par son Université, comme il juge seul par ses tribunaux, je ne vois pas en quoi les sains principes seraient violés s'il a des universités à lui, à côté des corporations libres d'enseignement. Je sais même beaucoup de libéraux qui, partant de ce principe, que l'instruction universelle devrait accompagner la vie politique universelle, et que l'homme n'acquiert pas sérieusement le titre de citoyen avant d'avoir acquis une notion au moins rudimentaire sur les idées de justice, de loi, de gouvernement et de patrie, assignent à l'État, chez nous, le devoir strict de rendre l'enseignement primaire obligatoire pour tout le monde. Telle qu'elle s'est produite jusqu'à présent, son intervention dans cet enseignement ne leur a jamais paru un empiètement bien dangereux. Le droit de l'individu, c'est-à-dire son bien moral, est mille fois au-dessus de son bonheur; toute tutelle qui le rendrait heureux aux dépens de sa responsabilité ne serait qu'une oppression d'une forme particulière; ils ne refusent pas moins de se faire les défenseurs du droit prétendu primordial des pères de famille, à conserver leurs enfants dans l'oppression de l'ignorance absolue, et ils trouvent que les encourager à suivre une autre voie n'est point encore suffisant. Dans un ordre d'idées tout différent, d'autres citent les chemins vicinaux, dont la confection n'est pas une des moindres choses du dernier quart du siècle, et ils soutiennent que si le pouvoir central n'en avait effectivement, et presqu'au détriment des autorités municipales, pris la direction en main, cette grande entreprise, qui touchait cependant à des intérêts tout matériels et dont l'importance ne semblait pas devoir échapper aux agrégations communales les plus arriérées, ne serait certainement pas arrivée à terme. L'action de l'État, dans le deuxième cas, devait-elle se borner, - toujours suivant la rigueur absolue de la formule, à être « la sauvegarde des volontés individuelles?» Pour le premier, ne consiste-t-elle pas de plus en plus à éclairer ? Faut-il un autre fait? Quel acte plus complet de mise en tutelle sous la garde de l'État qu'une loi réglant le travail des enfants dans les manufactures ? En Angleterre où l'idée a été inaugurée, en France où nous avons imité, quelqu'un serait-il admis à se plaindre efficacement de la diminution de liberté qu'elle entraîne? Mais ces choses sont évidentes..., et il n'est pas nécessaire, coup sûr, de citer d'autres exemples au milieu de tous ceux qui abondent ici. L'État reste bien investi d'un caractère moral; ni vous, ni moi, monsieur, ne prétendons le lui contester. S'il faut laisser les intérêts privés chercher comme ils l'entendent une satisfaction que l'administration la plus parfaite ne leur donnerait jamais, au nom même de la liberté, indispensable à la pour

à

suite de cette satisfaction, il faut permettre à l'État de se montrer intelligent sans empiéter sur personne et de s'appuyer activement sur l'intérêt commun sans qu'on puisse le rappeler aussitôt à la pseudo-orthodoxie de son rôle de spectateur.

Cet accord établi sur les principes, voyons, sans plus tarder, si c'est dans l'application ou dans l'étude de mon sujet propre que j'aurais si violemment failli à la logique de mes prémisses.

Et d'abord, monsieur, mon livre n'aurait-il point eu à souffrir dans votre esprit de cette idée préconçue et très-erronée, je vous l'assure, que je devais être naturellement défenseur de la législation régnante sur les sociétés de secours mutuels? L'évidente inexactitude avec laquelle vous me faites soutenir, à plusieurs reprises, que « la législation résultant de la loi de 1850 et du décret organique du 26 mars 1852 est un remède dont l'application peut guérir le mal du paupérisme »> (comme si toute la valeur sociale, comme si tout l'avenir de la mutualité, c'est-à-dire d'un des plus magnifiques instruments de progrès dus à l'initiative spontanée des sociétés humaines, étaient renfermées dans une loi, dans deux lois susceptibles de réformes et d'améliorations comme toutes les lois), une si palpable inexactitude ne contribue pas peu, permettezmoi de vous le dire, à me donner cette vive appréhension sur les conditions défavorables dans lesquelles se serait produit votre jugement. Certes, et malgré des défectuosités que je reconnais avec vous sans aucun scrupule, et dont, en cherchant bien, vous aurez pu voir la constatation très-apparente dans les pages où vous aurez cru trouver une approbation sans réserve et le point de départ d'une théorie; certes, elle est une date sérieuse dans l'histoire de la mutualité française, cette législation de 1850-1852. C'est la première qui se soit occupée, chez nous, de ce vaste sujet dont les Anglais, nos maîtres en initiative, avaient depuis plus de 80 ans réglementé tous les détails (oui, monsieur, réglementé). C'est la première même qui ait mentionné autrement que par voie incidente ces agrégations d'un ordre moral si supérieur, dont les racines s'enfoncent dans les profondeurs les plus reculées de notre histoire nationale et qui, dès les premières années du siècle, parvenues malgré tout à renouer le passé dans ce qu'il avait d'organiquement vital, pouvaient déjà se compter par milliers sur notre sol. C'est donc pour la France une des étapes les plus marquées de la mutualité, que cette législation inaugurée par la deuxième assemblée nationale et complétée deux années plus tard; c'est son entrée dans la vie au grand jour, c'est la cessation de cet état de simple tolérance, qui était son état légal. Car, on ne doit pas l'oublier, à part la période de quelques mois qui suivit immédiatement la révolution de février, les sociétés de secours mutuels étaient purement et simplement, pour tout texte, sous l'empire de l'art. 66 du C. p., relatif aux réunions de plus de 20 personnes, c'est-à-dire que « l'agrément de l'autorité publique et toutes les conditions qu'il lui plairait d'imposer » constituait leur charte unique et souveraine. Aujourd'hui le gouvernement, il est vrai, a le droit de les défendre, mais ce droit, il l'avait a fortiori antérieurement; que leur a-t-il donc fait perdre de leur autonomie acquise, et n'est-il pas trop éxagéré de soutenir que, par là, l'initiative individuelle est aujourd'hui devenue illusoire ?... Cette faculté de dissolution est au surplus écrite, il est vrai, dans la loi; mais l'application

n'est et ne peut être qu'infiniment rare, ne fût-ce que par ce précieux privilége inhérent à la communauté comme à la liberté en général et qui fait (j'ai essayé de le prouver pièces en mains pour la première) qu'elles renferment en elles-mêmes le remède au mal et aux troubles dont elles peuvent être la

source.

Personne n'ignore les défiances qui assaillirent les premiers essais de reconstitution mutuelliste après la chute du système corporatif. Toute ressemblance, même lointaine, même dégagée des éléments mauvais, était regardée comme l'ombre d'un passé détesté et encore redoutable. Dans cet état spécial des esprits, et dans les préoccupations exclusives qui, malgré la vigueur des courants sociaux et la lumière éclatante projetée par un immense ensemble de faits spontanément produits, ont à peu près toujours entravé chez nous l'association en général, se trouve l'explication de cette étrange lacune de nos codes. Est-il donc bien étonnant que la première législation conçue sur un sujet dont on ne voulait pour ainsi dire pas auparavant constater l'existence, de peur d'invasions dangereuses, se soit ressentie, dans une certaine mesure, de tant et de sidiverses appréhensions?

Au surplus, qu'on ne s'y trompe pas, défectueuse ou non, une loi sur les agrégations mutuellistes n'a nullement à s'excuser de son existence, même devant les principes. D'un côté, certainement, c'est-à-dire aux yeux des sociétaires, à qui il est plus que permis d'être ombrageux relativement à la gestion des affaires communes, il faut qu'elle se fasse pardonner, pour ainsi dire, par son excessive bienveillance les garanties qu'elle établit; mais, aux yeux de l'économiste qui ne se paie pas exclusivement d'abstractions pures, et qui ne voit pas l'idéal social dans la garantie superbe d'une négation, il en est tout autrement. C'est ici surtout que la soumission à une règle est loin d'impliquer une privation, et même une diminution de liberté. Niez si vous le voulez, monsieur, l'utilité pour les sociétés d'un système d'immunités et de simplifications bien entendues; niez que les majorités ne sont pas, dans tous les cas possibles, aptes à juger souverainement et sans appel les affaires sociales; que dans les associations particulières comme dans la société générale certaines règles fixes doivent, lorsque les intérêts les plus complexes sont en jeu, dominer même les votes éphémères des majorités; trouvez bon que la dissolution volontaire d'une société mutuelle, par exemple, et la distribution du capital laborieusement accumulé soient, au mépris des droits acquis, soumis à la volonté brutale d'une majorité de circonstance; pour la modification des statuts une fois arrêtés, reconnaissez aux membres nouveaux le même droit de vote qu'aux membres anciens, beaucoup plus sérieusement intéressés dans la question; confinez enfin ces sociétés de rudes ouvriers et de simples cultivateurs dans un isolement absolu qui laissera resplendir le principe de non-intervention dans son inflexible pureté; mais irez-vous jusqu'à contester à l'Etat le droit et le devoir de s'efforcer par des règles et des combinaisons fondamentales de mettre les agrégations à même de toujours tenir les engagements contractés et d'éviter ainsi les mécomptes qui amènent la ruine ?... La condition essentielle de la prospérité des sociétés mutuelles étant la possibilité pour elles de déterminer exactement le chiffre des cotisations qu'elles doivent exiger de leurs membres pour pouvoir garantir les avantages qu'elles leur promettent, un véritable con

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