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trat d'assurance contre tel ou tel risque intervenant entre les sociétés et leurs membres, irez-vous jusqu'à trouver un empiétement dans le souci que prendra l'Etat de se mettre à la recherche de la formule mathématique indispensable ici pour que ce contrat puisse être observé? Sera-ce une ingérance abusive que celle qui a trait à la production périodique des états de situation, à cette seule fin de réunir par la supputation des maladies et des décès les éléments de cette formule? Et avant que l'Académie des sciences, complice indispensable de cette violation du laissez-faire absolu, ait pu changer en axiomes ce qui ne s'appuie encore que sur des vraisemblances et des probabilités, ne sera-ce pas s'être rendu coupable d'un acte de direction à faire voiler la face des théoriciens à outrance que d'avoir conseillé pendant plusieurs années aux sociétés telle combinaison de chiffres, tel rapport entre la cotisation et l'indemnité de maladie jugée à priori comme pouvant amener par à peu près le résultat à l'étude?

Quoi qu'il en soit (et ce fait a, ce me semble, quelque signification pour un pays d'infériorité gouvernementaliste tel que le nôtre), neuf bills dictés par le Parlement en moins de soixante ans, viennent attester que la libre et très-pratique Angleterre n'a jamais songé à se désintéresser dans la question qui nous occupe, et il n'en est pas moins certain (le nombre de ces sociétés allant réclamer l'enregistrement en fait foi) que les friendly societies n'ont pas davantage songé à s'en plaindre. Il y a quelques années, un des membres les plus avancés de la chambre des communes, M. Roebuck, demandait même en termes formels « qu'à cause de la grandeur de la question le gouvernement fit explicitement acte d'initiative et de tutelle. » C'était dépasser le but. Reconnaître le droit d'association comme de droit commun, admettre tous les statuts qui ne sont pas contraires aux lois générales du pays, laisser aux sociétés d'amis leur pleine et entière indépendance, mais stipuler certains priviléges en faveur de celles qui consentent, dans l'intérêt de leur propre développement, à se soumettre à certaines restrictions, telle est la limite de la loi anglaise en vigueur, et ainsi le but est atteint et non dépassé. Telle est à peu près aussi la loi française.

Je vous entends, monsieur, me dire qu'en France nous avons en plus la nomination du président par l'Etat. Là, en effet, je ne fais aucune difficulté de le dire avec vous, là serait l'écueil au point de vue du sentiment intime des classes ouvrières sur leur self-government. Par là serait viciée l'institution si, en fait, les candidats de la société ne voyaient pas toujours leur nomination ratifiée. Mais il convient de ne pas oublier que, comme les friendly societies, les sociétés françaises sont libres de demander ou de ne pas demander l'approbation; de conserver ainsi, si elles le jugent convenable, des présidents de leur choix, sans aucune autre investiture; de décider enfin si les restrictions à accepter, et dont, comme de l'autre côté du détroit, la plupart ont pour but leur propre intérêt plutôt que celui même du tiers ou de la communauté générale, ne sont pas suffisamment compensées par les avantages spéciaux qui leur sont offerts en échange.

Une autre disposition du décret organique a appelé votre examen; c'est celle d'après laquelle le conseil municipal de chaque commune est consulté sur l'utilité de la fondation. Autant le projet proposé à l'assembléelé gislative

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de créer administrativement des sociétés de secours mutuels, d'établir une caisse générale administrée par le gouvernement ou au moins des caisses départementales, faussait toutes les données, autant cette disposition est à coup sûr inoffensive. Vous n'y voyez pourtant rien moins qu'une « immixtion dans des intérêts individuels dont l'État ne peut apprécier ni la valeur, ni les ressources, une pression sur des intérêts collectifs, ceux de la commune, qui devraient, en pareille matière, échapper à sa tutelle. » Faisant un retour inopiné sur le corps municipal au moyen âge, vous déclarez même que l'intervention des mandataires élus de la commune n'offrira de garanties suffisantes que lorsque la commune aura été réellement émancipée. Ici, monsieur, et quelque peu d'envie que j'aie de continuer une apologie de détail qui n'est nullement le fait de mon livre, il m'est impossible, après avoir proclamé avec vous la nécessité de l'extension des attributions communales et de la fondation d'une véritable commune, de ne pas vous demander par quelle déduction imprévue, par quelle préoccupation particulière un innocent avis, réclamé dans de telles conditions, vous fait évoquer le cortège des immixtions abusives des dangereuses passions. Comment! voici tel département où la mutualité est à peu près ignorée, sans doute parce qu'il ne comprenait ni coporations, ni confréries, ni associations de compagnonnage (de ce compagnonnage dont, voudrez bien me l'accorder, je pense autant de bien que personne); dans telle réunion de 300, de 400 communes, on ne compte qu'une, que deux, que trois sociétés de secours mutuels. Alors on rassemblera quelques documents; on citera quelques exemples; on essayera de fournir quelques données sur une institution matériellement inconnue des populations, bienfaisantes du reste, et indubitablement non nuisibles pour elles, n'exigeant non plus de la collectivité communale aucun sacrifice perceptible. On montrera des vieillards, des femmes, des travailleurs malades secourus sans qu'il en coûte rien à leur dignité, à leur délicatesse; on sollicitera avec l'éloquence des faits un vote favorable, pour que le bien ne soit pas produit sans l'intervention première de ceux qui doivent en profiter librement; et il y aurait là un abus, un assaut donné à l'indépendance de la commune, une violation quelconque des principes. Mais, en vérité, monsieur, vous calomniez l'économie politique, et vous feriez comprendre son impopularité auprès des gens inattentifs; elle n'a positivement rien à faire ici.

Vous

Au surplus, qu'importe, dans notre discussion, cet article ou tel autre du décret organique? Qu'importe le plus ou moins d'influence de la loi actuelle sur le développement de la mutualité? Qu'importent les causes qui peuvent expliquer la supériorité de beaucoup de sociétés privées sur les sociétés approuvées; les améliorations dont la législation pourrait être susceptible dans un sens liberal; la prétendue impossibilité que vous voyez, malgré tant d'exemples contraires, d'établir des sociétés dans les campagnes; l'assertion encore plus inexacte émise sur leur inutilité, là spécialement où elles sont le plus utiles? Qu'importe la critique adressée à la subvention de l'État, critique qui est justifiée, du reste, en se plaçant sur le terrain de l'analyse économique pure, mais dont la sévérité doit céder quelque peu à cette circonstance que la subvention sert aujourd'hui presque en entier à favoriser la création si difficile et si complexe des retraites (des retraites, ce vœu énergique de la classe ou

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vrière, et dont vous ne semblez guère vous préoccuper)? Qu'importent tous ces détails? N'est-ce pas l'institution elle-même que vous niez sans hésitation? ne la confondez-vous pas, malgré les plus radicales et les plus authentiques dissemblances, avec les produits de l'assistance officielle? Ne vous a-t-on pas vu (chose aussi inattendue vraiment, dans le Journal des Économistes, que banale à telle autre place) traiter d'acte de folie tout conseil donné aux classes ouvrières d'épargner sur le salaire des jours de travail une part pour les jours de chômage, de maladie et de vieillesse, comme si l'exemple de tant de milliers d'associations anglaises, belges et françaises, et celui des caisses d'épargnes, et tant d'autres ne prouvaient rien?- Ne mettez-vous pas sur la même ligne, au point de vue de l'efficacité sociale, la charité légale et la prévoyance? N'allez-vous pas jusqu'à trouver dans l'épargne du pauvre, comme cela est constant pour l'assistance, « un expédient à courte portée d'abord et destiné à aggraver le danger à mesure qu'il en sera fait une plus large application? » A l'encontre de M. Michel Chevalier, de M. Villermé et de tant d'autres maîtres de la science économique et sociale, ne niez-vous pas la grandeur du rôle possible des membres honoraires (1) dans la fusion des classes, et ne rejetez-vous pas, à l'égal du patronage patricien, les efforts si louables, si impérieusement nécessaires des chefs d'industrie pour combler un fossé trop profond? A propos de cette cotisation tout à fait volontaire et spontanée du membre honoraire, cotisation que je vous abandonnerais presque, du reste, si elle n'était le moyen matériel d'une juxta-position, où je vois, moi, tant d'avantages, ne faites-vous pas intervenir, à la surprise de tous, cette trèstriste, très-légale et très-obligatoire taxe des pauvres, « déguisée, dites-vous, déguisée et fardée, mais ne changeant pas de nature pour changer de forme et de nom? » N'est-ce pas vous, enfin, qui faites cette déclaration, dont les partisans les plus passionnés de l'État-Providence, dont ceux qui attendent tout d'un décret doivent être jaloux : « Si la misère existe, c'est qu'il existe un vice dans l'établissement de la société ; c'est à la constitution de l'État et non à la vertu des associés qu'il faut demander les mesures préventives de la misère?» Hélas, monsieur, c'est ici que je voudrais pouvoir commencer ma lettre, et c'est ici que je suis, à mon bien vif regret, obligé de la finir. Sur tous ces points, si dignes de la discussion, il me faudrait un volume pour rétablir les principes, les principes sur lesquels vous vous êtes tant appuyé contre mes erreurs, et que vous avez violés, à mon sens, de la façon la plus flagrante. Y aurait-il quelque inconvenance à vous dire, du reste, qu'en ce qui me concerne, ce volume est fait; qu'il a justement 500 pages, et que je ne pourrais revenir sur son objet sans m'exposer à des redites personnelles.

Les associations de prévoyance ont, Dieu merci, un présent qui répond de leurs futures destinées. La négation absolue que vous venez d'en faire ne prévaudra pas contre elles. Quant à moi, bien que ma défense personnelle soit close, et que ma position particulière d'accusé ne me permette pas toute la

(1) Je ne relèverai pas l'inexactitude qui semble attribuer à l'article 8 du décret de 1852 la création et l'idée des membres honoraires, tandis que cet article n'a fait que constater et consacrer un fait ancien et spontané.

liberté d'allures que nécessiterait peut-être cette discussion, je vous dirai cependant: Non, monsieur, il n'y a aucun rapport entre l'assistance et la prévoyance, et qui a exalté la seconde dans l'humble mais dans la plus entière mesure de ses forces, qui a dû reconnaître que, malgré des restrictions fâcheuses mais explicables et, espérons-le passagères, on a beaucoup essayé pour elles depuis 1848 jusqu'à présent, ne fait pas pour cela partie, ainsi que vous le dites, de l'école charitable officielle.

Ce n'est certes pas à vous que j'aurais besoin de signaler une autre école dont les éléments constitutifs semblent, à l'heure même où je vous écris, se réunir des régions les plus diverses. Cette école ne croit pas que le progrès soit préférable à la liberté ou la liberté au progrès; elle croit que la liberté et le progrès sont une seule et même chose, les deux termes de la même série, que l'un ne peut véritablement exister sans l'autre. Elle croit en outre qu'un grand pas aurait été fait le jour où les hommes politiques ne dédaigneront pas l'économie politique, et où les économistes prendront la politique en quelque considération. Elle attend beaucoup des réformes économiques, de la liberté des échanges, de l'extension de la production; mais elle attend encore davantage du relèvement moral de l'individu, des institutions et des choses qui font véritablement les hommes. Sur la question des sociétés de secours mutuels, après avoir invité l'État à s'abstenir de toute intervention, elle n'arrive pas à une négation de la prévoyance individuelle qui rappelle les théories où, contrairement aux conséquences d'inégalité de situation, dérivant nécessairement de la liberté, l'on rêve une société si bien organisée, si bien pourvue de garanties, que chacun soit dispensé de la rare vertu de prévoir. Elle sait que, malgré l'antiquité des origines dont il procède, et au point de vue des explications modernes, le principe de mutualité, source de la moralisation de l'individu autant que de son bonheur, admirable synthèse de deux éléments contradictoires, la charité et la dignité, l'assistance et la responsabilité, ne fait que de naître, et que ses trop nombreuses applications actuelles ne sont que le prodrome de celles que l'avenir lui réserve. Elle ne se dissimule pas, du reste, que toutes ces applications, dont l'évolution générale aura lieu par le mode même qui a constitué l'association réciproque connue sous le nom de commune, n'amèneront jamais un état aussi satisfaisant que celui qui entoure cette société de convention dont il vient d'être parlé ; mais elle constate la vanité des efforts qui ont longtemps égaré les sciences morales à la poursuite immédiate de l'idéal, et elle ne croit pas que les recherches de l'absolu sont plus admissibles aujourd'hui en morale qu'en physique. Elle a beaucoup vu et beaucoup retenu; elle juge sans illusions et sans désenchantements, et sous prétexte d'attendre des remèdes d'un effet subit et irrésistible, ne refuse pas d'appliquer les remè des lents, qui doivent amener ou dont on peut espérer la guérison. En dehors des combinaisons économiques, elle reconnaît, du reste, aux sociétés mutuelles un avantage immédiat d'un autre ordre, celui de contribuer à former ces groupes consistants (communes, agrégations, etc.), sans lesquels (c'est une vérité banale aujourd'hui) la liberté politique ne sera jamais fondée, sans lesquels, d'un autre côté, un état quelconque n'aura ni véritable force devant les bouleversements, ni véritable grandeur.

L'école qui pense ces choses et qui les inspire à ses plus humbles adeptes 2 SÉRIE. T. XXIX. — 15 janvier 1861.

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(toutes sont indiquées ou développées dans le livre dont vous avez bien voulu vous occuper) n'a pas, que je sache, de grands rapports avec l'école charitable officielle, sous le nom de charité préventive, d'assistance intellectuelle (qu'importent les mots!): s'efforçât-elle, en montrant du doigt les sources du mal plutôt que ses effets, de donner un rôle économique à la charité privée, qui forme plus qu'un grand parti en France et dont il faut parler avec la déférence que tout au moins le mobile et l'intention de ses efforts méritent, il n'y aurait point là, je crois, une consécration dogmatique, une organisation quelconque de l'assistance légale. Ce sera donc, monsieur, faire acte de justice que de vouloir bien me rayer des cadres de cette école charitable officielle, sur lesquels vous m'avez classé par une erreur gratuite dont on peut juger maintenant. EMILE LAURent.

P. S. Ni pour la liberté politique, ni pour la liberté individuelle, nous ne pouvons avoir de longtemps, en France, la prétention d'en arriver au point où en sont les Anglais et les Américains. Aujourd'hui même (10 janvier), et trop tard malheureusement pour en rien extraire, je reçois de l'un des spécialistes les plus éminents de l'Angleterre, particulièrement consulté, il y a dix ans, par la Commission française envoyée chez nos voisins, M. Schratchley, président de l'Institut des sociétés d'amis de la Grande-Bretagne, une réfutation qui est une véritable protestation contre la manière dont le rôle de l'État, en général, et notamment son intervention dans l'économie des sociétés mutuelles, est envisagée par l'article du Journal des Économistes. — La nécessité pour l'État et pour les classes élevées d'intervenir par une intelligente protection dans des opérations aussi compliquées que possible est mise en lumière par M. Schratchley de la manière la plus irréfragable. Il insiste particulièrement sur ce point que toutes les sociétés et banques anglaises ou américaines, qui sont parvenues à prospérer, ont admis cette intervention étrangère. · Celles où on la récuse sont, pour la plupart, dirigées par des administrateurs pui ne pourraient avouer le motif de leur répulsion. (Lire à ce sujet le dernier rapport officiel présenté au gouvernement de New-York.) Dans la seule année 1859, 2,153 nouvelles sociétés anglaises ont réclamé l'enregistrement. Ce n'est pas là l'indice d'une grande répugnance vis-à-vis de l'État.

Je ne pense pas que M. Schratchley blâme l'usage que je prends la liberté de faire ici de son nom.

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