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l'Église et l'État. Il a créé l'Université, encouragé les sciences, relevé les finances et le crédit, jeté les bases de grands travaux publics. Ce qu'il a fait pour l'égalité est énorme. Malheureusement pour la liberté, c'était un gouvernement de lutte à l'intérieur comme à l'extérieur; il fallait qu'il fût militaire, militaire pour défendre les conquêtes de 1789 contre les manœuvres souterraines des partis, militaire pour que notre drapeau national eût l'honneur d'inaugurer ces principes dans l'Europe entière. La Restauration surtout serait ingrate si elle oubliait que c'est à la crainte salutaire qu'inspirait la grande armée de l'Empire, qu'elle a dû en grande partie de s'installer et d'élever la voix dans le fatal congrès de Vienne.

Que la statistique nous montre un second déclin ou, ce qui est plus exact, un second ralentissement agricole, industriel et commercial, dans la période agitée de 1848 à 1859, il y aurait puérilité à nier l'évidence des chiffres; mais ce n'est pas sous bénéfice d'inventaire qu'un gouvernement peut accepter l'héritage de ses devanciers, et celui-là n'est pas toujours l'auteur d'une révolution ou d'une guerre, qui prend le fusil ou tire le canon. Une certaine classe pouvait être satisfaite avant 1848. Pourquoi donc n'a-t-elle pas défendu et sauvé le gouvernement de son choix? Pourquoi n'a-t-elle pas arrêté et contenu le flot populaire, en lui montrant les tableaux de nos importations et de nos exportations? C'est, à coup sûr, que ces arguments n'auraient pas suffi; c'est que d'autres aspirations étaient à satisfaire; c'est que, plus l'industrie avait aggloméré les populations ouvrières, plus elles étaient devenues une puissance avec laquelle il était prudent de compter désormais. Bref, et comme le disait il y a longtemps M. Michel Chevalier dans son Cours d'économie politique au Collège de France: « Il s'agissait de compléter, sous les auspices de la paix, l'émancipation de la seconde moitié du tiers état, des classes ouvrières des villes et des campagnes. » Le gouvernement de 1830 s'y refusait, il a succombé; et nous disons qu'il fut, par cette résistance même, le grand fauteur de la révolution de 1848 et des premiers événements qui l'ont suivie. Un peuple en révolution n'est plus un peuple de travailleurs : c'est un peuple éminemment accessible à tout ce qui chatouille son amour-propre de souverain; il a vaincu, il ne reculera devant rien pour manifester sa puissance, et ceuxlà, par conséquent, étaient sûrs d'être les bien-venus qui, les premiers, parleraient au peuple souverain de déchirer les traités de 1815 et de replacer la France à la tête des grandes nations.

Telle a été la France de 4789 à 1859. Elle a ensemencé l'avenir plus qu'elle n'a joui du présent. Et ils se trompent étrangement les hommes modérés qui, au souvenir de notre longue période de paix de 1815 à 4848, croient que les gouvernements de cette période de prospérité matérielle étaient appelés, comme on disait souvent alors, à fermer l'ère

des révolutions. La vérité, c'est que la Révolution de 1789 ne pouvait enfanter la liberté qu'après avoir achevé l'œuvre difficile de la pacification des esprits, et quand on se rappelle les résistances qu'elle a dù vaincre partout, au dedans comme au dehors, pour soumettre des minorités plus ou moins ouvertement hostiles, il est bien difficile d'admettre qu'elle pouvait ne pas recourir aux armes. Mais, en résumé et malgré les dernières fautes, malgré les derniers excès de l'Empire, c'est la Révolution armée qui est restée maîtresse du champ de bataille; c'est elle qui a promené notre drapeau victorieux dans toute l'Europe; c'est elle qui, partout sur son passage, a réveillé les peuples et les rois, dans le sens des principes de 1789; c'est elle, enfin, qui, après avoir inspiré une crainte salutaire, a permis à la France de jouir de la longue paix de 4845 à 1848, et de développer, en même temps que ses forces productives, cet esprit libéral qui est désormais trop français pour qu'il n'ait pas la durée de nos plus belles gloires nationales.

M. de Lavergne a écrit de bonnes lignes contre les excès de la centralisation administrative, et il a eu raison, car la centralisation excessive, c'est ou l'État révolutionnaire lui-même, ou le pouvoir contesté et s'organisant pour la défense. Au contraire, la centralisation modérée, c'est l'état de paix, c'est le pouvoir enraciné dans le pays, c'est la confiance entre les gouvernants et les gouvernés.

Or, l'agriculture, cette industrie des populations dispersées mais les plus nombreuses, l'agriculture progressive est nécessairement l'un des grands instruments de la décentralisation, car c'est elle surtout qui doit en ressentir les effets les plus directs. M. de Lavergne a fait, à ce sujet, une comparaison qui doit nous donner beaucoup à réfléchir. Il n'y a pas, a-t-il dit, de pays plus un, comme esprit national, que l'Angleterre, et il n'en est pas non plus qui soit moins centralisé, qui laisse plus d'activité administrative, plus d'impôts à dépenser dans les diverses localités. Il n'y a pas, ajoute-t-il comme contraste non moins significatif, de pays plus centralisé que l'empire d'Autriche, et il n'en est pas de moins un. Et puis, aujourd'hui, notre unité nationale est faite; le pouvoir est fort; il est temps de donner plus de vitalité à la commune, au canton, au département. Dans ces réformes administratives, nous irons droit aux campagnes, aux populations rurales qui ont assez fait pour la cause de l'ordre, pour que, par reconnaissance non moins que par prévoyance, on fasse quelque chose pour les libertés locales. L'agriculture attend ce bienfait; elle a beaucoup payé pour la splendeur des villes; elle demande le budget de la commune et du canton pour changer la face de nos campagnes.

II

Autant il m'en a coûté de me séparer de M. de Lavergne en ce qui touche certaines appréciations politiques sur la révolution de 89, autant j'éprouve un véritable plaisir à me retrouver en parfait accord avec une aussi grande autorité en ce qui concerne les questions économiques. Ici, M. de Lavergne sème la liberté à pleines mains; ici, mais tout en ménageant les transitions, il est franchement révolutionnaire contre les abus, contre les restrictions, contre les petites réglementations. Je suis donc tout consolé; l'indépendance même de mon langage dans la critique me donne le droit de le louer sans réserve, quand ma conscience me dit qu'il doit être loué.

Il fut un temps, et M. de Lavergne le rappelle, où notre pauvre agriculture avait à recevoir des ordres de tout le monde. Les uns lui prescrivaient ses assolements, les autres mettaient ses greniers sous le séquestre, d'autres encore fixaient le prix de vente de ses produits, d'autres, enfin, lui désignaient ses marchés en dehors desquels elle n'avait pas le droit de vendre. Tout alors était officiel : il y avait une culture par ordre supérieur. Mais, en même temps qu'on commandait de produire, on commandait aussi de conserver, de nourrir le gibier qui dévorait les récoltes auxquelles on attachait cependant tant de prix.

En ce temps-là se formait ce qu'on appelait alors la petite secte des économistes, gens importuns, s'il en fut, en certain monde, car ces gens-là disaient de rudes et désagréables vérités, et ils étaient de connivence avec les philosophes et les encyclopédistes. Cette petite secte, cette infinitésimale minorité de la veille, c'est elle cependant qui, de concert avec tous les libres penseurs, a préparé les plus grands événements dont la révolution de 1789 fut la puissante manifestation. Liberté de culture, liberté d'industrie, liberté de commerce, les économistes ont tout demandé, et, en France, ils ont, sinon tout, du moins presque tout obtenu. Mais, il faut en convenir, depuis l'époque où, détruisant les douanes intérieures, on a inauguré la liberté du commerce de province à province, jusqu'à l'époque toute récente où l'on a reconnu la nécessité de commercer librement de nation à nation, la lutte a été vive et de longue haleine. On admettait que l'agriculture avait recueilli de très-grands avantages de la suppression des douanes provinciales, et quand il s'agissait des douanes internationales, on niait la similitude d'intérêts on parlait d'inondation étrangère, d'agriculture nationale sacrifiée, d'anglomanie, et que sais-je encore?

M. de Lavergne a eu l'honneur d'être l'un des courageux porte-drapeaux de cette phalange d'économistes qui ont lutté contre ces préjugés

en vertu desquels les peuples étaient antagonistes, tandis que, dans leur mutuel intérêt, ils doivent être solidaires. Toujours fort de l'autorité des chiffres, il a fait voir que la France agricole est plutôt un pays d'exportation qu'un pays d'importation, et que, par suite, loin de redouter la concurrence étrangère, en ce qui touche les produits du sol, elle ne peut que profiter des avantages d'exportations constantes en Angleterre.

On trouvera, dans l'Economie rurale de la France depuis 1789, d'excellentes idées sur l'utilisation des communaux, sur les effets de la loi du partage égal, sur le régime dotal, sur l'impôt des mutations, sur les impôts en général, sur les voies de communication. Mais, plus on lira cet ouvrage, plus on reconnaîtra avec son auteur que la seule conquête vraiment importante qui reste à faire pour notre agriculture, c'est une meilleure répartition des dépenses publiques, car c'est quelque chose qu'un budget de plus de deux milliards à dépenser chaque année. Avec un pareil levier, on déplace les populations à volonté, pour ainsi dire. Ceux qui n'ont que leurs bras à offrir viennent dans les grands chantiers de travaux publics; ceux qui sont atteints ou séduits par le service militaire viennent dans les villes de garnison; ceux qui, par leur fortune même, paraissent libres de choisir leur résidence, viennent où se portent les grandes agglomérations humaines, parce que là surtout, et indépendamment des moyens de faire parfois prompte fortune, abondent les plaisirs et les jouissances faciles. Et c'est ainsi que les populations et les richesses sociales se répartissent inégalement. Et c'est ainsi qu'aux jours de crise alimentaire, les populations, habituées à la toute-puissance du gouvernement, lui demandent du pain à bon marché et du travail bien payé.

Doute-t-on de ces dangers? Conteste-t-on ces résultats? Alors, qu'on remonte à la source du bien comme du mal. M. de Lavergne a exploré la France tout entière, région par région, et ce qu'il y a trouvé de contrastes, de souffrances, de bien-être, d'améliorations à réaliser, il nous l'a dit. Suivons-le.

III

Voici d'abord la région du Nord-Ouest, la plus riche de toutes, celle qui comprend Paris. Là s'est condensée notre population la plus laborieuse, la plus entreprenante; là surtout sont les routes, les canaux, les chemins de fer. Là se sont groupées en plus grand nombre les villes les plus industrielles. Là, enfin, le trésor public a prodigué ses faveurs de toutes sortes. Il n'est pas étonnant que l'agriculture, surexcitée par toutes ces causes, ait acquis un très-haut degré de perfection dans cette contrée célèbre. Céréales, betteraves à sucre, plantes oléagineuses, prai

ries artificielles, chevaux, bêtes bovines, troupeaux de bêtes à laine, tout, ici, est marqué au coin du progrès le plus avancé. Nulle part ailleurs, n'abondent les plus gros capitaux d'amélioration et d'exploitation du sol, les engrais appliqués à haute dose, les grosses récoltes, les gros profits agricoles. Entre toutes les subdivisions de cette belle région, brille surtout la Flandre, vieux pays de libertés locales et berceau des meilleures méthodes d'agriculture, sans en excepter même la plupart de celles qui ont fait l'illustration de l'Angleterre.

Au second rang d'importance comme richesse agricole, se présente la région du Nord-Est qui est déjà loin du caractère d'homogénéité particulier au Nord-Ouest. Il y a loin, en effet, de l'opulente Alsace, rivale de la Flandre, à la Champagne crayeuse qui, dans le langage populaire, porte le nom plus expressif de Champagne pouilleuse. Il y a loin aussi des montagnes du Jura et des Vosges aux coteaux de la Bourgogne. Les forêts sont en nombre, la mer ne baigne aucun point de la région; les voies de communication n'y sont pas très-multipliées. Mais les grands établissements militaires, entretenus pour la défense générale de l'Etat contre les invasions par la ligne du Rhin, viennent faire compensation, car il est certain qu'ils ouvrent de larges débouchés aux produits du pays. Les fameux vins de Champagne et de Bourgogne sont aussi pour beaucoup dans la richesse rurale de cette région qui, autrefois, a dû l'essor de son agriculture à la division du sol, mais qui, d'excès en excès de ce genre, en est arrivée aujourd'hui à l'émigration presque forcée. C'est probablement en présence de ce mal que M. de Lavergne a écrit ces lignes qui sont un avertissement à méditer : « Le morcellement excessif a ses inconvénients, et les avantages de la grande culture commencent à frapper les esprits, à mesure que les débouchés s'élargissent. »

Baignée par la mer qui lui ouvre de larges débouchés agricoles, la région de l'Ouest a toute sa moitié méridionale placée sous le climat de la vigne. Elle est appelée à devenir une contrée essentiellement pastorale, car l'herbe et le bétail y prospèrent à souhait. Elle produira," en même temps, beaucoup de grains et quelque peu de bois. C'est elle qui possède le jardin de la France, la douce et agréable Touraine. C'est elle qui voit couler la Loire, le plus grand, le plus beau des fleuves français. En ce moment, elle défriche ses landes et reboise ses plus mauvaises terres. On dirait, à voir ce grand mouvement agricole, que 'ce pays veut regagner le temps naguère perdu en guerres civiles; on dirait, et ce serait voir juste, que l'agriculture est devenue le terrain neutre où tous les anciens partis, ramenés au sentiment d'une dignité mieux comprise, cherchent à conquérir par le travail, par les services rendus au pays, des titres et des moyens d'influence, que le travail peut seul donner désormais. Aux plus méritants, l'avenir; telle est

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