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que nous admettons avec M. Leymarie et les écrivains économistes que personne ne peut pousser l'utopie jusqu'à croire qu'aucun système d'intervention du gouvernement puisse anéantir le paupérisme, soit par l'organisation du travail, soit par les encouragements à la charité privée, faut-il passer outre et négliger de donner aux classes industrielles de raisonnables encouragements (facility) pour qu'elles-recueillent le complet bénéfice de leurs propres et honorables efforts? Et quand elles s'engagent dans des entreprises qui exigent les calculs les plus abstraits de la science des mathématiques, pour lesquels l'ignorance est fatale et le savoir très-coûteux à obtenir, n'est-ce pas le devoir de l'Etat de placer à leur portée les sources d'informations qui leur sont nécessaires ?... Ne serait-il pas tout aussi naturel d'avoir une commission pour les sociétés d'amis, qu'il l'est d'avoir une commission pour l'instruction publique? Il est un fait constant, c'est que ni les membres des sociétés mutuelles, ni les sociétaires pris dans leur sein ne peuvent, d'après la nature de leur éducation, avoir les connaissances indispensables pour les diriger avec succès. Il est donc du devoir de l'Etat de statuer (legislate) que les classes intelligentes pourraient apporter le bienfait de leur expérience, de leurs conseils et de leur savoir aux sociétés des classes ouvrières.

Pour arriver à ce résultat, le gouvernement français a pensé qu'il devait créer une commission, et afin d'engager les classes ouvrières à former des sociétés fondées sur de sains principes et de solides calculs, il a autorisé la formation de sociétés de secours mutuels sous trois catégories, dont deux, destinées à réunir toutes les conditions essentielles de succès, furent avec raison appelées établissements d'utilité publique ou sociétés approuvées.

Comme une nécessité inhérente au système et à la forme particulière du gouvernement en France, la loi a requis que, dans certains cas, la nomination du président devra être à la disposition de l'Etat. - Cela est étranger aux vues anglaises, et nous comprenons qu'il y avait là pour M. Leymarie une belle occasion de faire appel aux antipathies naturelles à chaque homme de cœur contre l'intervention directe du gouvernement; mais n'est-il pas dans son tort lorsqu'il pousse sa répugnance pour la nomination du président par l'Etat, jusqu'à combattre aussi la coopération des classes supérieures? Ne sait-il pas que le mécontentement et la divison prédominent toutes les fois qu'il y a sépa ration entre les classes qui constituent la société, et que ce doit être le profond désir de tous ceux qui souhaitent l'union et la concorde, de voir s'établir un échange de pensées et d'actions entre les hommes de tous les rangs,- que par ce moyen la paix et la stabilité seront obtenues et l'affection et le respect réciproques seront créés?

Tout système qui sera calculé de façon à mettre personnellement en rapport la richesse et les loisirs des hautes classes avec la misère et les privations des classes pauvres devrait être chaleureusement accueilli par les vrais économistes. La séparation qui existe entre le riche et le pauvre ne peut être détruite qu'en favorisant des occasions de rapports entre eux. Cela, vous le savez bien, dans la question des caisses d'épargnes, s'accomplit avec de considérables sacrifices de temps et au prix de beaucoup de gêne de la part du riche, et plusieurs personnes seraient désireuses d'agir dans ce sens si elles voyaient le moyen de le faire; c'est justement ce qui a donné lieu à la mu

tuelle sympathie de classe à classe qui distingue si honorablement notre siècle de tous les autres dans l'histoire du monde. S'opposer à cette coopération serait, comme vous le dites, « diminuer de la manière la plus fâcheuse l'action économique sociale des associations de prévoyance. >>

C'est par cette coopération du riche avec le pauvre, qu'en Angleterre les entreprises industrielles sont devenues si florissantes, et c'est aussi la cause de l'existence des sentiments de fraternité entre les hautes et les basses classes, en dépit des efforts des chartistes et des politiques sans valeur. Telle est l'opinion générale ici sur la coopération, et vous pouvez regarder notre expérience comme digne d'être prise en considération, car les associations industrielles ont atteint un prodigieux développement dans ce pays et s'étendent journellement. Vous savez probablement (ou, à tout événement, le récent rapport du Registrar des sociétés mutuelles vous l'apprendra) que plus de 20,052 de ces sociétés seules ont été approuvées (certifiées) avant le 31 décembre 1859, et que durant la dernière année 2,153 nouveaux enregistrements ont eu lieu, sans compter un grand nombre de sociétés qui ne sont pas inscrites sur les livres du Registrar et les 2,000 sociétés pour la construction des maisons. Parmi ces sociétés d'amis, celles dont les noms méritent d'être cités pour leur extension ou leur stabilité ont à leur tête une classe distincte de celle des participants, et ces sociétés sont si puissantes qu'elles comptent les odd Fellows et les Foresters, dont chacun sait l'immense importance numérique.

En réalité, la règle générale est que dans toutes celles de nos sociétés industrielles qui ont survécu plus de vingt-cinq années (le temps d'épreuve de leur existence) et dans toutes celles qui ont une incontestable honorabilité et ne sont pas dans de mauvaises conditions financières, on trouve que des personnes appartenant aux classes aisées ont une part quelconque à la direction ou à la surveillance de ces sociétés. M. Leymarie, en répétant les mots de self-initiate, self-organised et self-governed, semble croire que toutes les sociétés industrielles ont pris origine dans la classe ouvrière seule. Tel n'est pas le cas, car de temps immémorial, dans tous les pays, tout projet d'association industrielle émane habituellement de personnes qui, quelle que soit leur origine, n'appartiennent plus à la classe pour laquelle elles essaient de former l'association. Je puis encore faire remarquer que, outre la nécessité de l'éducation et de l'instruction pour les calculs et l'administration des sociétés d'amis, il y a encore un motif à donner pour l'intervention du gouvernement que M. Leymarie semble vouloir admettre comme faisant partie de son devoir de protection et de répression. S'il avait eu quelque connaissance sérieuse des rouages intérieurs de ces sociétés, il aurait reconnu qu'elles sont très-particulièrement sujettes à la fraude et à la tromperie, et que malheureusement, dans beaucoup d'occasions, la seule véritable objection que ces directeurs puissent élever contre l'intervention du gouvernement, est la crainte que la façon scandaleuse dont ils administreut ne soit découverte. Lorsqu'il n'y a aucune surveillance de l'Etat, la coopération des classes élevées devient essentielle comme sauvegarde de la moralité publique, pour garantir la classe ouvrière contre les malversations de ses représentants.

Cette opinion n'est pas spéciale à l'Angletere; elle a son écho de l'autre côté de l'Atlantique et est fortemert développée dans le dernier rapport du surin2 SÉRIE. T. xxx. 15 avril 1861.

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tendant du gouvernement de Newgath sur les banques industrielles de dépôts.

Je regrette que le temps ne me permette pas de vous écrire plus longuement sur ce très-important sujet; mais j'ose à peine croire que vous puissiez attacher une sérieuse importance à un article dans lequel l'écrivain, après avoir blamé l'intervention de l'Etat à titre de moyens d'éducation, d'instruction ou de protection en matière de sociétés mutuelles, va jusqu'à détourner les classes industrieuses de leurs efforts pour faire acte de prévoyance, en disant : « Ne sera-ce pas acte de folie que de les engager à prélever, sur l'insuffisante rémunération de leur travail, une part pour les jours de chômage, de maladie et de vieillesse ? >>

Croyez-moi, mon cher monsieur, avec une même estime, votre entièrement dévoué,

ARTHUR SCRATCHLEY, M. A.,

Président de l'Institut des sociétés d'amis de la Grande-Bretagne.

Bruxelles, le 3 mars 1861.

Monsieur,

Votre lettre du 28 février m'est arrivée ce matin seulement; elle exige une réponse immédiate afin de ne point venir trop tard.

Votre débat avec M. Leymarie a pris, monsieur, des proportions trop vastes pour que je puisse convenablement y intervenir. Aux yeux de M. Leymarie, << toute loi doit être considérée comme un mal, parce qu'une loi est une limi«tation de la liberté; il pense qu'entre le pouvoir et chaque membre de la « société, il y a un antagonisme essentiel. » Tout en séparant l'homme, le citoyen de sa doctrine, il me semble qu'il y aurait là un enseignement déplorable s'il ne fallait pas faire la part ici d'une certaine exagération. Moi qui regarde l'état social comme le plus précieux des bienfaits, de bonnes lois comme des bienfaits, la protection du gouvernement comme un bienfait, je pense, en opposition avec les idées de votre contradicteur, que, grâce aux lois qui entravent le despotisme des majorités comme les agressions des individus, ma liberté n'est pas seulement assurée, mais elle est centuplée. Mais quittons les théories: le despotisme peut, pour un temps et dans un état donné de la société, faire le bonheur d'un peuple; je n'en veux pas. Sans aller aussi loin, il peut y avoir des systèmes d'intervention pernicieux, dangereux même au seul point de vue moral. Comme le dit fort bien la note de la rédaction, c'est une question de degré, de mesure. Puisque vous voulez bien me consulter, permettez-moi de vous citer quelques lignes d'un de mes écrits (Rapport sur l'organisation de l'enseignement industriel, Bruxelles, 1852):

« Perpétuez, à l'égard de l'homme, de la population d'un pays, le traia tement de l'enfance, une protection exagérée, et l'homme et les popu<<lations resteront éternellement dans l'enfance et dans un état de faiblesse. « La moitié de leur âme, de leur énergie, si ce n'est pas toute leur âme et « toute leur énergle, restera endormie et paralysée. Il faut venir en aide « aux populations qui veulent travailler, soutenir parfois celles qui sont dans « un état chancelant, fortifier les faibles; mais cela suppose, monsieur le mi

«nistre, une vitalité propre, des efforts, des sacrifices qui en fournissent la preuve. Nos populations ne sont pas abaissées, abâtardies au point qu'elles ne sauraient subsister, se développer qu'avec l'enseignement et l'appui de l'Etat. » Je décrivais ensuite ce que l'on pouvait attendre des chefs d'industrie, de leur bonne volonté, de leur intérêt bien entendu ; ce qu'ils pouvaient réclamer tout au plus, c'était que la commune ou l'Etat les secondât dans cette œuvre où ils sont les premiers intéressés. Le système que je préconisais supposait donc le conconrs des patrons, des administrations locales, comme celui de la classe ouvrière. J'assignais à chacun sa tâche et examinais en dernier lieu la part d'intervention que peut prendre l'Etat.

Depuis neuf ans qu'ont été écrites les lignes qui précèdent, je n'ai point changé d'avis, monsieur; je suis, avec l'école des économistes allemands, partisan du système de Selbsthilfe (en anglais Self help); je pense qu'il ne faut aider que ceux qui s'aident eux-mêmes; mais aussi ma conviction, la voix de ma conscience me dit qu'il faut aider le faible, l'individu faible, les populations faibles qui réclament de l'assistanée tout en montrant de l'énergie, tout en déployant des efforts. Je remercie les patrons qui aident la classe ouvrière dans ses efforts, qu'il s'agisse de maladies ou d'accidents, d'enseignement industriel ou de perfectionnement moral. Je vois avec satisfaction la commune 'fournir un local aux associations utiles formées entre ouvriers; j'applaudis aux lois anglaises, françaises et belges sur les sociétés de secours mutuels qui demandent à être reconnues, et leur accordent quelques légers avantages en échange de l'envoi de leurs comptes; qui veillent ensuite aux intérêts généraux des associés en les éclairant sur les chances des maladies, de mortalité, sur la quotité des ressources que ces sociétés doivent s'assurer. Et ma conscience ajoute qu'il n'y a là que du bien sans contrainte et sans oppression.

Ces idées n'auraient-elles qu'une valeur momentanée pour un état de société qu'on regarderait comme imparfait? L'avenir réclamerait-il une protection moins forte que le passé? Pourquoi nous préoccuper de ces questions? Les lois ne se font que pour un état donné de la société. Je ne critique pas la législation française sur les sociétés de secours mutuels, et j'admets qu'on puisse trouver à redire à certaines dispositions des derniers décrets; mais cela regarde exclusivement nos voisins. Notre législation est plus libérale, peut-être désarmée. Vous la connaissez, monsieur, et vous connaissez notre dernier compte rendu (pour l'année 1859). Permettez-moi de vous renvoyer aux pages 17 et 18 de ce document; il vous montre nos vues, et si en Angleterre on commence à s'effrayer de moins en moins de l'intervention de l'État dans une foule de questions, nous aussi nous trouvons de la difficulté à l'obtenir, de la difficulté à l'appliquer; mais, en conservant toujours présente à l'esprit cette maxime de n'aider que ceux qui s'aident eux-mêmes, nous cherchons à faire du bien autour de nous; citoyens, nous n'épargnons pas nos efforts et nous provoquons ceux d'autrui.

Et dans les jours de crise, jusqu'ici nous n'avons pas vu la méfiance armer la main de l'ouvrier contre son patron, contre son bienfaiteur. Notre pays offre peut-être, à un haut degré, le spectacle de toutes les forces sociales concourant au même but et par les mêmes moyens.

Voyez donc, mon cher monsieur, les pages 17 et 18 de notre dernier rap

port, et faites de ma lettre et de ces pages l'usage que vous trouverez convenable.

Agréez, monsieur, l'assurance renouvelée de mes sentiments distingués. AUG. VISSCHERS.

Voici enfin le passage très-significatif du compte rendu rappelé par M. Visschers:

Pour amener les associations à s'organiser et à opérer d'après certains principes consacrés par l'expérience et par la science, qui seuls peuvent assurer à leur action l'efficacité, la sécurité et la durée, qu'y a-t-il à faire? Ailleurs l'intervention et la tutelle du gouvernement ont paru des moyens de solution tout naturels; mais dans un pays comme le nôtre, où la Constitution a consacré, sur les bases les plus larges, toutes les libertés, et notamment la liberté d'association, la loi ne doit en cette matière ni ordonner ni contraindre; elle ne peut que protéger. La loi ne doit point imposer l'intervention de l'État, elle ne peut que l'offrir.

Nous le savons, la loi du 3 avril 1851 n'avait pas d'autre but; mais, en général, elle n'a pas été comprise comme elle méritait de l'être. Au lieu d'accueillir comme un bienfait les garanties de loyauté, de régularité que l'intervention désintéressée du gouvernement venait apporter aux sociétés de secours mutuels, nous n'avons vu que trop souvent cette intervention éveiller des appréhensions et être repoussée avec méfiance.

Il y a là un préjugé qu'il est impossible de nier, mais qu'il ne faut nullement désespérer de vaincre.

En Angleterre, le pays modèle de la liberté pratique, ce préjugé ne s'est point produit. Le nombre des friendly societies qui viennent demander l'enregistrement, c'est-à-dire la reconnaissance légale qui les fait passer sous la protection et le contrôle du gouvernement, a toujours été croissant depuis un demi-siècle. Cela tient à deux causes, d'abord à la longue et triste expérience, que l'on avait faite en Angleterre, des abus que le laissez-faire, en dehors de toute surveillance des pouvoirs publics, amène inévitablement dans les sociétés de prévoyance; ensuite à ce sentiment plus net, plus complet, que la pratique prolongée du régime constitutionnel donne aux populations de la véritable mission du gouvernement. D'une part, l'intervention de l'État venant remédier aux maux de l'anarchie qu'avait fait naître la liberté abandonnée à elle-même, devait être reçue avec reconnaissance; d'autre part, loin d'avoir à lutter contre de sourdes méfiances ou des préventions surannées, le gouvernement trouva les esprits préparés à invoquer son patronage et sa tutelle.

En Belgique, on n'a pas eu ce dur apprentissage qui a rallié autour de l'État la plupart des sociétés de prévoyance de la Grande-Bretagne. Ensuite nos populations laborieuses ont conservé, sans doute, de la domination étrangère, un amour inquiet de la liberté; il y a eu longtemps chez elles, il faut le dire, une tendance à suspecter l'intervention du pouvoir, qu'elles étaient portées à considérer plutôt comme un empiétement que comme une protection, plutôt comme une restriction que comme une sauvegarde de leurs droits. Elles ne comprennent pas encore assez, comme en Angleterre, qu'il y a solidarité et non

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