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Si, en ce qui concerne la propriété foncière, les partisans du juste sont d'accord, il est impossible d'être plus divisés qu'ils ne le sont sur les questions de propriété littéraire, industrielle, artistique, et sur une infinité d'autres, comme nous l'expliquerons plus loin.

Cette division des esprits, et des meilleurs esprits, comme le fait remarquer M. Garnier, sur des questions de droit soi-disant naturel, a lieu d'étonner les autres esprits; car tout ce qui tient à la conscience, aux sentiments innés, ne comporte ni doute, ni incertitude. Ce désaccord est une première preuve que la question n'appartient pas au droit naturel, et devient pour notre doctrine un argument si puissant, que nous croyons utile de faire connaître en quoi il consiste:

En ce qui concerne la propriété industrielle (Dictionnaire d'Économie politique, Brevets d'invention), les uns disent

Quiconque invente un nouveau procédé dans l'industrie ou dans « les arts, met au monde une puissance industrielle qui n'aurait pas existé sans lui. Non-seulement il rend un service à la société, que < ses découvertes enrichissent, mais encore il crée de son propre fonds < une valeur nouvelle, fruit de son travail, et sur laquelle nul autre <que lui n'a rien à prétendre. Il acquiert donc, sur son invention, un <droit absolu que les lois civiles ne peuvent ni atteindre, ni modifier;

c'est un droit de propriété aussi sacré que pas un autre, qui ne peut se déplacer que par une transmission volontaire, et qui ne s'éteint pas avec le temps; c'est même le droit le plus sacré de tous, car il n'y a pas de propriété plus respectable que celle qu'un homme acquiert sur les conceptions de son intelligence. »

Dans l'article dont nous extrayons ces lignes, M. Coquelin ne fait ici qu'analyser avec beaucoup d'impartialité une doctrine qu'il combat. Il cite à cet effet ce passage de M. Renouard :

« La découverte d'une démonstration mathématique d'une propriété physique de la matière, d'une application pratique à l'industrie, ◄ pourra être rencontrée par plusieurs esprits différents. L'état de la ⚫ science, ses besoins, ses travaux antérieurs peuvent conduire presque ⚫ inévitablement à des inventions sur lesquelles celui qui les découvre « n'a souvent, en quelque sorte, qu'un droit de priorité. Créer un droit ‹ d'occupation sur les idées, en affectant à l'inventeur et à ses repré⚫sentants la perpétuelle exploitation de sa découverte, serait déshéri⚫ter à l'avance tous les inventeurs futurs; c'est vouloir que des essais entrevus par Papin envahissent et paralysent les inventions de Watt. Voilà bien, en résumé, dit M. Coquelin, les grands principes qui doivent dominer cette matière, principes dont la justesse paraitra d'autant plus rigoureuse qu'on y réfléchira davantage.

J'ai beau y réfléchir, le raisonnement de M. Renouard ne me paraît pas juste. En effet, cet éminent jurisconsulte, cet économiste si distingué, est un de ceux qui font dériver le droit de propriété de la première occupation. Le partisan de la pérennité de la propriété industrielle pourrait lui répondre : Créer un droit d'occupation sur le sol, en affectant au premier occupant et à ses représentants la perpétuelle exploitation de sa découverte, serait déshériter à l'avance tous les occupants futurs du sol, c'est vouloir que Pierre envahisse et paralyse le travail de Paul venu après lui. S'il est vrai qu'une propriété de la matière peut être rencontrée par plusieurs esprits différents, il est encore plus vrai que chaque champ doit avoir son Christophe Colomb. Ainsi, à mon avis, toutes les objections (je ne parle que de celles qui sont fondées sur l'utile) que l'on oppose à la propriété industrielle, peuvent être faites à la propriété foncière. On parle du fonds commun, des idées antérieures où l'inventeur a trouvé le germe de ses idées nouvelles; mais est-ce que le propriétaire foncier n'y puise pas aussi, et même sans se donner beaucoup de peine. On invente la charrue, il en profite; on invente un

nouvel engrais, il en profite; une machine à battre, il en profite; une moissonneuse, il en profite; non pas pendant dix ou vingt ans, mais toujours, lui et ses représentants. Quant à ceux qui lui procurent tous les avantages de sa propriété (car que vaudrait un champ où on ne pourrait se servir ni d'engrais, ni de bêche, ni de charrue?), le propriétaire ne leur doit rien absolument. C'est ce que déclarent les partisans du juste.

Parmi les subtilités qu'ils opposent à la propriété industrielle, je dois mentionner celle que fait valoir M. Paillotet. Suivant cet honorable collègue, il faudrait faire deux catégories des inventions: celles que l'inventeur peut tenir secrètes, celles qu'il ne peut s'empêcher de divulguer pour en profiter lui-même. Le droit de propriété n'existerait que pour les premières; pour les autres, on n'aurait rien à payer pour s'en servir, attendu que l'inventeur n'a pas voulu ou n'a pas pu garder pour lui et les siens sa découverte. (Page 322.)

Ainsi, j'invente la locomotive avec sa chaudière spéciale; j'en calcule exactement les organes si nombreux et si divers; je la mets sur les rails; elle marche, ou plutôt elle vole, l'espace disparaît pour l'homme et pour la marchandise; j'accomplis une des plus grandes révolutions qui se soient produites dans l'industrie humaine. A en croire M. Paillotet, le premier venu a le droit de copier ma machine et d'en vendre autant d'exemplaires qu'il lui plaira, car, évidemment, je ne puis garder pour moi et les miens ma découverte. J'ai été obligé de livrer mon secret en même temps que ma machine. Cependant mon voisin, l'auteur, a terminé son poëme, et un beau jour il le livre aux fils de Guttemberg, qui lui en font un certain nombre d'exemplaires; l'ouvrage réussit et se vend. Je veux faire pour le poëme ce qu'on a fait pour ma machine; j'en fais faire des exemplaires et je les vends.

Halte-là! dit le poëte, le poëme est à moi; ce que tu fais n'est autre chose qu'un vol.

L'INVENTEUR. Je n'en sais rien; mais ce que je sais, par exemple, c'est qu'en copiant ton poëme, je ne fais ni mieux ni pis que ceux qui ont copié ma machine. Au point de vue de l'équité naturelle, je ne saurais voir de différence entre les deux actions. J'ai rendu à mon pays un immense service, que tu me permettras de comparer au plaisir que lui procurera ton poëme. Pour inventer ma machine, il a fallu y consacrer non-seulement des veilles, comme tu l'as fait pour ton poëme, mais ma fortune et celle de mes enfants. Grâce à Dieu, j'ai réussi, juste au moment où j'étais ruiné; et ne pouvant plus fabriquer ma machine, parce

que j'ai des concurrents plus riches que moi, et par conséquent mieux outillés, je n'ai d'autre ressource que de faire imprimer ton poëme et de le faire vendre.

LE POETE.

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Pourquoi as-tu livré ton secret au public? L'INVENTEUR. Parce que je ne pouvais faire autrement. D'ailleurs, n'en as-tu pas fait autant? Toi aussi, tu as livré ton secret avec ton œuvre; il fallait garder ton manuscrit, te borner à en faire des lectures.

LE POETE. Tu plaisantes. Je conviens qu'avant le xve siècle le droit de copie n'avait que bien peu d'importance pour les auteurs, et que l'exploitation de leurs ouvrages par la reproduction n'était, faute de moyens convenables de l'effectuer, qu'une chose accidentelle et sans grande utilité pour eux; la valeur de la propriété intellectuelle dormait, attendant le coup de baguette qui devait la réveiller. (M. F. Passy, page 126.) Des moyens d'exploitation nouveaux ont été fournis par le génie moderne à la propriété des œuvres de l'esprit; la propriété du sol ne s'exploite de même que par des procédés inconnus à nos pères; ainsi, ou la propriété matérielle doit être déclarée déchue par l'avènement de l'industrie, ou la propriété intellectuelle doit se développer et s'affermir par l'invention de l'imprimerie et des autres accessoires qui fécondent le champ de l'intelligence. (M. F. Passy, page 120.)

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L'INVENTEUR. Je n'admets pas du tout l'alternative, parce qu'il y a une troisième solution qui est précisément celle que je demande : c'est de reconnaître la propriété industrielle comme la propriété matérielle, comme la propriété intellectuelle. Tu conviens que ces deux propriétés ne valent aujourd'hui que par l'industrie, et la propriété industrielle est précisément la seule que tu ne veuilles pas reconnaître, et cela au nom de la justice!

LE POETE. - Oses-tu bien comparer ton œuvre à la mienne! Ce que tu appelles ton invention n'est pas sorti entièrement de ton cerveau; ta locomotive n'est, au bout du compte, qu'une machine à vapeur que tu as plus ou moins modifiée; l'inventeur c'est Papin, c'est Watt, c'est Woolf, ce sont les innombrables inventeurs qui ont découvert la fonte, le fer, le cuivre et les moyens de les mettre en œuvre ; ce sont les géomètres, les physiciens, les chimistes qui t'ont appris les propriétés des figures et de la matière, les lois de la dynamique; comment veux-tu que la société se débrouille dans ce chaos et fasse à chacun sa part?

L'INVENTEUR. — La société fera pour la propriété industrielle ce

que tu veux qu'elle fasse pour la propriété intellectuelle. Car tu te fais d'étranges illusions sur ta création. Si j'ai tort de dire ma machine, tu as tort de dire ton poëme (1). En y regardant de près, on pourrait y trouver autant d'inventeurs que dans ma machine. As-tu inventé les mots, l'écriture, la langue, les vers, la césure, l'hémistiche, la rime, le genre de poésie, etc., etc.? Non; tu n'as de prétention que sur les idées; or, parmi ces idées, combien de nouvelles? Je prends un de nos grands poëtes, et je lis dans la préface des Plaideurs : « Quand je lus les Guépes d'Aristophane, je ne me doutais guère que je dusse en faire les Plaideurs. » Dans la préface d'Iphigénie : « J'avoue que je dois à Euripide un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie... J'ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je dois le personnage d'Ériphile. » Dans la préface de Britannicus: « J'avais copié mes personnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je veux dire d'après Tacite. Il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée. » Dans la préface de Phèdre : « Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique j'aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de tout ce qui m'a paru le plus éclatant dans la sienne. »

Quoi! Racine pourrait prendre à Aristophane, à Euripide, à Pausanias, à Tacite leurs sujets, leurs personnages, leurs ornements et leurs traits les plus éclatants, et avoir tous les priviléges de la propriété intellectuelle ! et moi, sous le prétexte que j'ai emprunté à mes prédécesseurs quelques idées, et que ma machine n'est pas sortie tout entière de mon cerveau comme Minerve tout armée de celui de Jupiter, on me refuserait le même droit! Mon compte avec Papin et Watt et leurs prédécesseurs n'est pas plus difficile à régler que celui de Racine avec Aristophane, Euripide, Tacite, Pausanias qu'il cite, et avec tous les auteurs qu'il ne cite pas, et sans lesquels il n'aurait fait ni les Plaideurs, ni Phèdre, ni Britannicus, ni Iphigénie. Est-ce que Lafontaine ne doit rien à Ésope, Boileau à Horace? S'il y a des livres où il y a plus

(1) << Certains auteurs parlant de leurs ouvrages disent: Mon livre, mon commentaire, mon histoire. Ils sentent leur bourgeois qui a pignon sur rue, et toujours un chez moi à la bouche. Ils feraient mieux de dire: Notre livre, notre commentaire, notre histoire, etc., etc., vu que d'ordinaire il y a plus en cela du bien d'autrui que du leur. » PASCAL.

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