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DES

ÉCONOMISTES

REVUE

DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE

ET DE LA STATISTIQUE

2o SÉRIE. - 9 ANNÉE

TOME TRENTIÈME

20 ANNÉE DE LA FONDATION. - AVRIL A JUIN 1861.

PARIS

LIBRAIRIE DE GUILLAUMIN ET Cie, ÉDITEURS De la Collection des principaux Economistes, des Économistes et Publicistes contemporains, de la Bibliothèque des sciences morales et politiques, du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.

RUE RICHELIEU, 14.

JOURNAL

DES

ÉCONOMISTES

CONDITION MORALE, INTELLECTUELLE ET MATÉRIELLE

DES

OUVRIERS QUI VIVENT DE L'INDUSTRIE DU COTON

RAPPORT FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

SUITE (1).

MULHOUSE.

I. — Quand on descend de la gare de Mulhouse, et qu'après avoir traversé le pont jeté sur le canal du Rhône au Rhin, on arrive dans les beaux quartiers de la rive opposée, la première impression que l'on reçoit de l'aspect des lieux n'est pas que l'on entre dans une ville manufacturière. Des maisons neuves à portiques que bordent des chaussées latérales et au centre desquelles s'étend un vaste jardin d'un usage commun, rappelleraient plutôt la physionomie de cette partie de Londres qui commence au delà des grilles de Hyde-Park et des pelouses de Kensington pour aller se perdre et se confondre dans les massifs de verdure des campagnes de l'ouest. Point de bruit, point de mouvement dans ces résidences, dont le milieu est occupé par l'hôtel où se réunit la Société industrielle, institution dont l'Alsace s'enorgueillit à bon droit. Pour retrouver les signes de l'activité locale, il faut franchir l'en

(1) Voir les livraisons de janvier et février.

ceinte que baigne la petite rivière de l'Ill et découvrir dans la plaine les hautes cheminées dont le profil se dessine à l'horizon.

C'est en effet hors des murs et parmi les villages de la banlieue que se distribuent les principaux établissements industriels. Mulhouse n'aurait pu, dans ses anciennes limites, leur offrir assez d'espace pour se développer, et l'histoire témoigne que tant qu'elle fut république libre, elle ne les vit pas se multiplier sans ombrage. Il semblait à ses magistrats que leur premier devoir était le maintien de son indépendance, et ils ne voyaient dans cette activité qui se constituait à leurs portes qu'un embarras et un péril. Aussi poussèrent-ils les choses jusqu'à s'en défendre. Quand les premières fabriques de toiles peintes furent créées, il n'est sorte d'obstacles qu'on ne leur suscitât; l'esprit bourgeois, les susceptibilités de métier se conjurèrent pour les décourager; on s'arma contre elle des traditions, des habitudes, des intérêts existants; moins viables, elles eussent succombé dès le début. Ainsi, il leur fut interdit de s'approprier, même à la suite de transactions volontaires, des locaux d'autres industries, par exemple des moulins et des foulons; il leur fut interdit également d'établir des ateliers de pinceautage dans de telles proportions que le prix de la main d'œuvre des articles de laine en fût augmenté. Ce n'est pas tout on enleva à cette industrie naissante jusqu'au concours de la commandite étrangère; des lois sévères frappaient le fabricant qui, par des emprunts faits au dehors, cherchait à accroître ses moyens de travail. Enfin, pour combler ces rigueurs, une taxe de cinq douzièmes pour cent était prélevée, non sur les bénéfices des inventaires, mais sur le montant brut des opérations. Ce régime n'avait qu'un sens et qu'un but, c'était d'étouffer dans son berceau une nouveauté qui paraissait dangereuse. Mulhouse voulait rester elle-même avec les éléments politiques et professionnels que le temps avait consacrés; elle fermait ses murs aux toiles peintes en 1746, comme elle les avait fermés, en 1674, à Turenne qui venait de battre les Impériaux dans les plaines voisines. L'industrie, heureusement, n'eut pas les mêmes scrupules que Turenne; elle força les positions qu'on lui disputait, et, dix ans après, Mulhouse livrait annuellement au commerce 30,000 pièces de toile de 16 aunes chacune. Le génie de ses enfants l'emportait sur la prudence de ses magistrats, et lui donnait, contre leur gré, un titre de plus auquel était attaché un prodigieux accroissement de fortune.

J'ai déjà, en parlant de l'Alsace, raconté comment ce mouvement s'est produit et distribué entre les diverses branches du travail du co

ton; il me reste à ajouter que Mulhouse en fut le siége le plus actif et pour ainsi dire l'âme. C'est de Mulhouse que sortirent les principaux procédés de perfectionnement, soit qu'elle s'inspirât d'elle-même, soit qu'elle fit des emprunts aux pays étrangers. Au milieu de restrictions malheureuses, la petite république avait néanmoins conservé une liberté relative, qui y plaçait le travail manuel dans de meilleures conditions qu'ailleurs; elle ne connaissait ni les servitudes, ni les luttes intestines des corporations: tout en repoussant ce qui venait du dehors, le bourgeois de Mulhouse restait maître sur son domaine. L'industrie locale dut beaucoup à ces franchises. Ce qui la favorisait encore, c'était un traitement particulier sur les marchés voisins et notamment en France, où des édits, communs avec la Suisse, admettaient ses produits à des droits réduits. Elle avait, en outre, pour débouchés, l'Allemagne, la Hollande, l'Italie, les foires de Leipsick et de Francfort. Ainsi s'établit la réputation de ses indiennes. Quelque essor qu'ait pris cette fabrication, Mulhouse en est restée la grande école. La première, elle employa les planches en bois gravées en relief, sur lesquelles on appliquait le dessin, en réservant seulement, pour le pinceau, les couleurs d'enluminage et de complément, puis, quelques années plus tard, les planches métalliques gravées en creux, qui servaient aux dessins à ramages et au genre dit camaïeu. Elle ne se distingua pas moins dans l'art d'assortir et de varier les couleurs, essayant dans ses laboratoires les substances qui pouvaient en augmenter l'éclat et le nombre, la garance, la gaude, le quercitron, et se composant ainsi une palette qui devait constamment s'enrichir. Elle excella surtout dans la besogne délicate de deviner et de servir les fantaisies du consommateur, de multiplier les genres afin de s'adapter à tous les goûts, d'aller des dispositions les plus simples aux ornements les plus compliqués, de manière à transporter sur les tissus tout ce qui était du domaine de la peinture, les fleurs, les oiseaux, les paysages, avec les nuances, les tons et autant que possible le sentiment approprié.

Cette supériorité non-seulement se maintint, mais grandit, lorsqu'à la fin du siècle dernier Mulhouse fut devenue française. Son annexion lui ouvrait un vaste marché où le travail manuel venait d'être affranchi d'entraves; elle y parut avec ses forces acquises et eut la singulière fortune, en renonçant à une destinée distincte, de ne pas déchoir de son rang dans l'industrie. Admise la dernière dans la grande famille, elle y resta la première pour les arts qu'elle avait créés. Ce n'est pas qu'elle n'y rencontrât des émules; Jouy avait une réputation bien éta

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