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blie, la Normandie était couverte d'ateliers, soit d'impression, soit de tissage en couleur, auxquels se rattachaient de nombreux clients. Tarare et Saint-Quentin avaient pris l'essor, notre Hainaut et notre Flandre ne restaient pas en arrière. Mulhouse soutint cette concurrence sans fléchir; elle comprit que, dans ce partage d'attributions, le meilleur lot lui resterait, pourvu qu'elle y apportât un soin judicieux et continu. Elle laissa à la Normandie ses toiles communes pour viser à une fabrication plus élégante; elle suscita et forma autour d'elles, dans les localités favorisées, des établissements qui lui servaient de postes avancés et de moyens de défense. Le même esprit animait ces annexes, le perfectionnement de l'industrie locale; au milieu d'intérêts séparés, le désir et le besoin de l'union demeuraient dominants. C'est dans ce concert des volontés et des intelligences que Mulhouse a trouvé, depuis soixante ans, le secret d'une prospérité rarement interrompue. Ordinairement, ce qui prévaut, dans l'exercice des professions, c'est la défiance réciproque, et par suite l'isolement. On s'y surveille l'un l'autre; on est porté à voir dans le succès d'autrui un dommage et dans ses efforts une menace; l'envie trouble les rapports et conduit parfois à des guerres d'embûches. Si à Mulhouse, comme ailleurs, on paie un tribut à cette infirmité humaine, on a du moins essayé d'en combattre et d'en contenir les effets. Nulle part, entre fabricants, les relations ne sont meilleures ni plus multipliées; nulle part des communications volontaires, échangées d'ateliers à ateliers, ne rendent les découvertes plus accessibles. Pour beaucoup de détails, on travaille pour ainsi dire à ciel ouvert et l'on se fortifie par les bons exemples. Cela tient à plusieurs causes qui méritent d'être étudiées.

L'une des plus puissantes, à coup sûr, ce sont les alliances qui, depuis plusieurs générations, ont mêlé le sang des familles. L'ancienne république, avec ses six ou sept mille âmes de population, avait à sa tête un patriciat peu nombreux, appartenant presque tout entier à la religion réformée, qui, au moment où les pouvoirs politiques lui échappaient, a dû se jeter dans l'industrie comme dans un domaine nouveau. Son influence, en changeant d'objet, s'est ainsi maintenue; le temps etla richesse acquise l'ont affermie. De là quelques noms considérables en qui se personnifie l'activité manufacturière du Haut-Rhin, et qui sont présents à la mémoire, pour peu qu'on soit au courant des faits. C'est une sorte de blason, et l'on conçoit que la convenance et le goût aient amené des alliances entre des maisons dont les titres se valaient. Il en résulte que, dans beaucoup de cas, des liens de parenté unissent les

chefs des grands établissements et confondent dans une certaine mesure leurs intérêts. Comment, sous l'empire de ces liens, resteraient-ils étrangers ou indifférents les uns aux autres? S'il existe entre eux quelques jalousies d'état, l'esprit de famille les tempère et les désarme. L'animosité, l'isolement même ne sont plus possibles, quand le sang parle et commande aux relations. Aussi, une entente a été plus facile à Mulhouse qu'en aucun autre pays d'industrie, et peut-être doit-on à cette circonstance une institution qui lui a servi de ciment. Cette institution est la Société industrielle, que j'ai nommée en passant, et dont le succès a dépassé les espérances de ses fondateurs. Dès 1826, et quand dix ans de paix eurent assuré la marche des affaires, les principaux fabricants de Mulhouse et des environs sentirent le besoin d'avoir un centre commun où ils pussent s'éclairer, combiner leurs efforts et trou ver un point d'appui. L'idée fit son chemin; humble au début, elle gagna à l'essai et rallia bientôt ceux qui s'étaient tenus à l'écart. Il faut dire que l'institution fut prise au sérieux par les membres qui en jetèrent les bases; ils n'y virent ni un objet de distraction, ni une arène pour de petites vanités; ils en firent le laborieux instrument de l'éducation manufacturière. Pour cela, une qualité était de rigueur et ils l'eurent; c'était une grande sincérité de relations. Cette sincérité est restée le titre, l'honneur, le lien de l'institution; elle en a assuré les développements et la durée. Ces petits secrets de fabrique, qu'ailleurs on enveloppe de mystère, sont agités depuis trente ans devant la société industrielle de Mulhouse, imprimés dans ses bulletins, répandus, divulgués, avec les pièces et les plans à l'appui, sans qu'aucun de ses membres ait eu à regretter cette manière généreuse de comprendre ses devoirs d'état. En s'adressant à de nobles instincts, on a élevé les hommes et servi les intérêts, donné à l'industrie une leçon, et prouvé une fois de plus que la meilleure des habiletés est la franchise. Voilà comment la Société industrielle a réussi; on s'attache toujours à ce qui honore. Aux cotisations de ses membres sont venues se joindre des libéralités particulières qui, en augmentant son fonds, ont accru sa puissance pour le bien. Elle en est arrivée au point de n'avoir plus d'émule que dans la Société d'encouragement de Paris. Son dernier programme comprend 84 prix ou médailles dont le montant s'élève à près de 200,000 francs. Outre les sujets chimiques et mécaniques, il y a, dans ces concours, une place pour l'agriculture et les sciences naturelles, comme aussi pour les grandes questions d'économie sociale qu'un comité représente au sein de l'institution.

C'est dans les travaux de ce comité qu'on voit se réfléchir, avec la disposition des esprits, la série des actes qui donnent à Mulhouse un caractère à part dans la famille industrielle. Les membres de ce comité se sont constitués depuis trente ans les avocats des ouvriers, et n'ont pas failli un seul jour à cette généreuse tâche. Je me défendrai de citer ceux qui se sont distingués parmi ces hommes de cœur; leur modestie en serait blessée; ils aiment mieux rester confondus dans l'œuvre commune; mais il est pourtant un nom que tous désigneraient par esprit de justice, c'est celui de M. le docteur Penot. Ce nom représente, dans le comité, un élément libre au milieu des intérêts engagés, une voix toujours prête à conseiller le bien et qui y rencontrait de nombreux échos. Des recherches persévérantes, de laborieux rapports marquent son concours, et pour tout ce qui touche à la condition des ouvriers de Mulhouse et des environs, on ne saurait avoir de guide plus sûr ni plus judicieux (1).

Dès les premières années de sa fondation, la Société industrielle demanda au gouvernement et aux chambres qu'une loi intervînt pour réprimer l'abus que l'on faisait, dans les manufactures, des forces de l'enfant. Elle allait ainsi d'elle-même au-devant du grief le plus fondé qui s'attachait à ce régime; elle signalait ce grief quand il était encore imparfaitement connu. Pendant douze ans, elle renouvela ses instances, et, quand les pouvoirs publics eurent déféré à ce vœu, elle ne mit pas moins de sollicitude à réclamer que cette mesure tutélaire fût partout et fidèlement exécutée. L'instruction primaire appela ensuite son attention. Pour plusieurs fabriques, l'éloignement, pour d'autres, la coïncidence des heures des classes et du travail étaient des empêchements; on y remédia en créant, dans les établissements même, des écoles où les jeunes ouvriers vont passer, chaque semaine, un temps déterminé sans que leur salaire subisse pour cela de retenue. Près de ces écoles, souvent on a placé des ouvroirs et des asiles. Dans les ouvroirs, les filles apprennent la couture; dans les asiles, les enfants trouvent une surveillance qu'ils ne peuvent attendre de leurs parents, dispersés dans les ateliers. Quelques récentes que soient ces mesures, les effets en sont déjà visibles, dans les salles d'asile surtout. Confiés à des diaconesses ou à des institutrices choisies avec soin, les asiles sont devenus

(1) Des Institutions de prévoyance fondées par les industriels du Haut-Rhin en faveur de leurs ouvriers. - Rapport présenté par le docteur Penot, dans la

séance du 20 mai 1855.

un excellent instrument pour la préparation des mœurs et des caractères. L'enseignement qu'on y reçoit agit sur l'esprit et sur le cœur à un âge où les impressions ne sont point encore formées ; c'est le premier trait d'autant plus durable qu'il est plus profond, et dont souvent le reste de la vie dépend. Peut-être, dans ces conditions, est-il heureux que la direction élémentaire échappe aux chefs de famille, qui ne sont pas toujours bien conseillés par leur tendresse, ni bien édifiants par leurs exemples. Les observations recueillies tendraient à le prouver. Les enfants élevés dans les asiles sont plus soumis, ont une tenue meilleure que ceux qui restent à la garde de leurs parents. Il en résulte même, en de certains cas, un singulier déplacement des rôles et des leçons données, pour ainsi dire, de bas en haut. Avec la naïveté de leur âge, des enfants disent ce qu'ils pensent de désordres qui les choquent, et, pour n'avoir plus à rougir devant eux, les parents apportent plus de réserve dans leur conduite. On va jusqu'à citer des ménages qui, sous l'empire de ce sentiment, ont complétement modifié leurs habitudes. Toujours est-il que, sur l'ensemble de la génération qui arrive, l'influence des salles d'asile, des ouvroirs, des écoles de fabriques a été des plus puissantes, et qu'on peut sans illusion compter, pour l'avenir, sur des éléments meilleurs que ceux qu'avait légués le passé.

Si on a beaucoup fait pour les enfants, on n'a pas négligé les adultes. Des moyens d'instruction leur ont été libéralement fournis. Quelques établissements ont des salles de lecture, d'autres des bibliothèques, dont les ouvriers peuvent emprunter les volumes pour les lire chez eux. Sur ce point, il faut le dire, les résultats ont été médiocres. Les salles de lecture ont peu de clients; les livres restent dans les rayons. C'est moins le temps qui manque que le goût; les distractions du cabaret ont une autre saveur, et c'est là surtout que les ouvriers vont chercher l'oubli des fatigues de la journée. L'épreuve pourtant n'est pas complète. Pour la plupart de ces hommes, lire est une peine, un effort d'attention qu'on pourrait leur épargner. Il est probable que des lectures bien appropriées, faites à haute voix, des récits de voyages, des biographies intéressantes, même un peu de science d'application trouveraient un auditoire mieux disposé. Les gens de métier se laissent gagner plus facilement par les oreilles que par les yeux; ils ont besoin d'être entraînés par une impression commune. On peut en juger par le nombre d'ouvriers que réunit, à Paris, un enseignement sérieux; on a pu le voir, à Mulhouse aussi, quand un cours municipal de physique et de chimie y fut ouvert devant une foule empressée. La volonté de s'in

struire ne manque pas aux enfants du peuple; il s'agit seulement de trouver la forme qui convient à cette éducation, de lui donner quelque attrait sans en exclure la solidité. C'est encore Mulhouse qui va nous en fournir une preuve de plus. Une école de dessin y a été fondée, il y a quelques années, par la Société industrielle, principalement en vue des ouvriers. Son succès a été prodigieux; il en est sorti une légion d'artistes qui, non-seulement, défraient les besoins locaux, mais vont porter au loin, en France et en Europe, les bonnes traditions de l'art du dessin appliqué à la fabrique. Il y a là une pépinière dont les sujets d'élite ont une fortune dans leur crayon, et arrivent presque tous à des positions élevées. Ainsi, dans toute l'échelle de l'instruction gratuite, depuis la salle d'asile jusqu'aux écoles spéciales, Mulhouse a tenu à honneur qu'aucune faculté intellectuelle ne restât en souffrance, et que toute vocation pût aboutir. Tout ceci, il est vrai, a un caractère particulier; la ville manufacturière ne sort pas de ses attributions, et un certain calcul se mêle à ses libéralités. Elle veut exceller dans les arts et dans les sciences qui lui profitent; c'est sa seule prétention; elle n'aspire pas à augmenter le nombre des lauréats qui encombrent les carrières libérales; elle forme de bons ouvriers, d'habiles contre-maîtres, des ingénieurs et des dessinateurs qui, en assurant leur propre sort, paient par d'utiles services la dette de leur éducation.

Cette part une fois faite aux besoins de l'intelligence, les fabricants de Mulhouse ont songé aux besoins du corps. Il y a, dans l'économie des salaires, quelque chose de rigide qui ne se concilie pas toujours avec les difficultés de l'existence. Ce n'est qu'avec peine et à son corps défendant qu'un entrepreneur gravit les degrés de cette échelle, parce qu'il sent qu'il lui est pour ainsi dire interdit de les descendre. Toute augmentation, dès qu'elle est consentie, est à peu près prescrite. Aussi n'y procède-t-on que par centimes. Ces centimes multipliés par un nombre considérable d'ouvriers composent des sommes dont les inventaires seront affectés, et, comme on ne peut pas toujours les retrouver sur les prix de vente, ils pèsent sur les bénéfices. De là une sorte de concert pour toucher le moins souvent et le moins possible à cet élément essentiel du travail. Quand on cède, c'est par imitation ou par nécessité. Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que cette rémunération des services soit livrée à l'arbitraire; elle relève d'une loi bien connue et qui a été heureusement résumée en quelques mots : « Deux ouvriers courentils après un maître, a dit un économiste, le salaire baisse; deux maîtres courent-ils après un ouvrier, le salaire hausse. » En d'autres termes,

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