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les connaissances les plus favorables et les plus nécessaires à la liberté : les connaissances économiques. Avec le vote universel surtout, quoi de plus indispensable que de faire pénétrer dans les masses des populations de saines notions sur la propriété, la production, le salaire, le capital, le crédit, la charité? Quelle garantie d'ordre matériel sera jamais comparable à cette conviction, qui résulte de tout enseignement d'économie politique, que nos progrès dépendent principalement de notre amour du travail et de notre respect de la moralité? Comment ne s'efforce-t-on pas de convaincre chaque classe sociale que la paix publique est la première condition de l'industrie, qui seule pourvoit à nos besoins ou étend notre aisance, et que l'Etat ne nous doit que de la sécurité? Ne sait-on plus la réponse de l'archevêque de Dublin à la personne qui lui demandait, en 1850, si l'Angleterre, elle aussi, ne céderait pas au mouvement socialiste de cette époque? « Non, disait-il, elle connait trop bien l'économie politique. » Et aux paisibles et fortunés rivages de ce pays se sont une fois de plus, en effet, brisés les flots où s'abimaient les autres peuples, éperdus de colère ou de désespoir.

Mais il convient d'envisager avec confiance l'avenir. Parmi les hommes qui comptent le plus dans le gouvernement français, il en est deux à qui l'opinion libérale doit une vraie reconnaissance: MM. de Persigny et de Morny. Ils sont pour beaucoup dans ce que nous avons obtenu, et l'un et l'autre, presque chaque année, en ouvrant la session des conseils généraux qu'ils président, ont parlé de l'excellence des usages de la décentralisation, ont fait en toute chose appel à la libre initiative des individus. Chacun sait le prince Napoléon favorable aux mêmes pensées. Qu'ils associent leurs efforts, qu'ils poursuivent ensemble le but qu'ils se sont plu à nous indiquer, et ils rendront à leur pays et au gouvernement le plus grand service qu'il leur soit donné de rendre. Quant à l'enseignement économique, c'est aux Chambres de commerce, dont plusieurs désirent dès aujourd'hui suivre l'utile exemple de celle de Montpellier, ainsi qu'aux Facultés, moins empressées, par malheur, à le réclamer, et à nous tous, écrivains ou professeurs, à les assister dans cette grande et belle œuvre. C'est une parole très-juste et qu'il est souvent bon de se rappeler, que celle d'une des femmes les plus célèbres du XVIIIe siècle : « Il faut partir d'où l'on est et vouloir ce qu'on veut. » L'avenir, en ses nouvelles exigences, ne doit pas disperser les couronnes que le passé a déposées sur le front de la France.

GUSTAVE DU PUYNODE.

TRAVAIL ET CHARITÉ

L'OUVRIÈRE

PAR JULES SIMON (1).

Voici un livre utile, mais un livre bien triste! Le nom de son auteur pourrait nous dispenser d'ajouter un livre bien écrit, un livre bien fait. L'Ouvrière ! Pour tous ceux qui, comme Jules Simon, ont lu dans le grand livre de la vie réelle, ce mot sonne aux oreilles comme le synonyme, comme le résumé des choses cruelles: douleurs, privations, misères, prostitution. Ah! qu'elles sont loin de nous, après la lecture du livre de M. Simon, les fraîches peintures du printemps de l'ouvrière de Béranger! Et ces peintures sont vraies aussi, pourtant. Pendant quelques années de sa vie la jeune ouvrière vit de son avenir! Elle vit de sa santé, de l'expansion des sentiments que Dieu lui a départis. La veille, l'abstinence, le travail, rien, pendant cette courte période, ne saurait l'étonner. Elle n'y songe seulement pas. L'harmonie qui règne en son jeune être la tient sous le charme : elle est gaie parce qu'elle est naïve et pure, et qu'accoutumée à vivre de peu, la souffrance n'est pas encore venue. Tout pour elle est mieux qu'espoir, tout est aspiration, croyance. Elle ne dit pas : « Si jamais je suis riche, » mais : « Quand je serai riche. » Le doute n'est pas encore en elle!

M. Simon raconte avec une simplicité de langage qui pénètre et touche plus que ne pourrait le faire un langage remué par l'émotion, la vie, en d'autres termes, les misères et les éternelles souffrances de l'ouvrière. Il passe en revue toutes les industries, il visite les familles, les grands centres industriels; il pénètre dans les greniers, où celles qui s'y trouvaient si bien à vingt ans, s'étiolent génération après génération, et, à bien peu d'exceptions près, il a de sombres tableaux à

tracer.

A Lyon, c'est la fabrique de soieries, où la malheureuse fille s'épuise à mettre en mouvement un métier qui souvent exigerait la force musculaire d'un homme bien nourri, et qui, pour un travail de 13 heures,

(1) Paris, Hachette et C, in-8° de 383 pages.

exécuté debout, pour les ovalistes, par exemple, reçoit 8 francs par semaine dans les bons temps. Les devideuses ne sont pas dans des conditions meilleures. La tisseuse, mieux rétribuée, réalise près de 525 fr. par an, et, après ses dépenses de logement, de toilette, de chaussure, il lui reste environ 80 centimes pour sa nourriture. Oh! c'est là une bonne profession! N'est pas tisseuse qui le veut; aussi l'ovaliste à qui son patron trempe la soupe pour 5 centimes est-elle tenue par la première comme d'une condition inférieure. La soupe des ovalistes, c'est une façon de dire tout ce qu'il y a de plus immonde!

A Lyon, les négociants ne fabriquent pas. Le véritable fabricant est un homme qui possède chez lui quelques métiers et qui les fait occuper par les ouvrières. Il est à remarquer qu'eux-mêmes arrivent rarement à la fortune; les crises, pour les étoffes de soie, sont trop fréquentes pour ne pas emporter les économies. Aussi les chefs d'ateliers font-ils tous leurs efforts pour obtenir au plus bas prix possible le concours des ouvrières, et pour un apprentissage qui ne demande pas plus de six mois, s'attribuent-ils trois ans de travail de la jeune fille confiée à leurs soins.

A Lyon, le sort de ces jeunes enfants est tel, que plusieurs maisons d'apprentissage ouvertes depuis peu d'années se sont remplies immédiatement de plusieurs centaines de filles de 13 à 18 ans. Et cependant la règle de ces maisons est d'une sévérité excessive, et leurs hôtes pourraient envier le sort des filles qui peuplent les maisons de correction. Croirait-on, par exemple, si cela n'était attesté par M. Simon, que ces pauvres filles commencent leur travail à cinq heures un quart du matin pour ne le finir qu'à huit heures un quart du soir! Sur cet espace de quinze heures on accorde moins de deux heures pour les repas et pour faire le ménage.

Dans un àge où le grand air, le mouvement est une nécessité, les apprenties n'ont droit à une sortie que toutes les six semaines. On ne se promène que le dimanche après vêpres, c'est-à-dire deux ou trois heures en été et une demi-heure en hiver, à la condition toutefois qu'il fait beau, et que la sœur qui gouverne la promenade s'y trouve dispo sée ce jour-là !

A Lille, à Saint-Quentin, à Amiens et dans tout le Nord, ia condition. des ouvrières est pire encore, et celle des femmes d'ouvriers est misérable au delà de toute expression. C'est que, dans le Nord, l'ivrognerie a pris chez la classe ouvrière un développement effrayant, et que le salaire est presque entièrement absorbé par le cabaret, du samedi soir au mardi matin.

Écoutons les paroles de M. Simon: « A Saint-Quentin, la perte occasionnée par le chômage du lundi est toujours prévue dans les calculs des fabricants: il n'y a point en effet ces jours-là dans les ateliers

assez de bras, ni par conséquent assez de travail réalisé pour compenser les frais fixes. Ainsi la débauche des ouvriers compromet les intérêts de l'industrie en même temps qu'elle les ruine, eux et leurs familles. Beaucoup prolongent leur chômage volontaire jusqu'au mardi et même jusqu'au mercredi. Quand ce sont des fileurs, ils condamnent du même coup à l'oisiveté les rattacheurs, qui ne peuvent travailler qu'avec eux et sur le même métier; quelquefois ils les emmènent malgré leur jeunesse pour les initier aux mystères du cabaret et leur donner les premières leçons du vice. Il se consomme à Amiens 80,000 petits verres d'eau-de-vie par jour; on a calculé que c'était une valeur de 4,000 fr., représentant 3,500 kilog. de viande, 12,124 kilog. de pain. A Rouen, le cidre ayant manqué ces dernières années et le vin étant hors de prix, les ouvriers ont bu de l'eau-de-vie. C'est le plus souvent de l'eau-de-vie de grain, dans laquelle on met des substances pimentées; ils appellent cette boisson la cruelle. Il s'est débité à Rouen dans l'espace d'une année 5 millions de litres d'eau-de-vie, outre le cidre, le vin et la bière.

« Ces chômages périodiques n'empêchent pas les ouvriers d'avoir, chaque année, ce qu'ils appellent leur fête. La fète de Lille s'appelle le Broglet. Elle tombe le lundi qui suit la Saint-Nicolas d'été, c'est-à-dire le 9 mai, et ne dure pas moins de trois jours. S'il reste quelque chose dans la maison quand vient le Broglet, on ne manque pas de le boire; c'est comme le carnaval des Parisiens. Les ouvriers vont dès la veille demander à leurs patrons le produit des amendes de l'année; presque tous les patrons ont la faiblesse de le donner, sous prétexte de montrer qu'en infligeant des amendes, ils ne songent qu'à maintenir la discipline, et non à augmenter leurs profits. Cet argent est bu le lendemain, car c'est un principe des ouvriers lillois de ne pas permettre à une année d'empiéter sur l'autre. C'est dans le même esprit que leurs sociétés de malades consomment tous les ans leur reliquat le jour de leur fête; ils ont érigé l'insouciance en système...

« A l'exemple de leurs pères, les apprentis s'adonnent à l'ivrognerie dès l'âge de douze cu treize ans ; on les voit entrer par troupes dans les cabarets, la pipe à la bouche, et se faire servir une tournée sur le comptoir. Le maire de Douai a pris un arrêté pour défendre aux enfants de fumer; à Lille, il est interdit aux cabaretiers de leur servir à boire, à moins qu'ils ne soient accompagnés par un parent. Ii en résulte que le premier libertin venu leur sert de chaperon dans les cabarets et boit à leur écot.

« Ces habitudes font un contraste navrant avec l'aspect débile de ces enfants; conçus dans l'ivresse, ils naissent peu viables; et ceux qui survivent sont accablés d'infirmités dès le berceau. La mortalité est effrayante parmi eux. On entend souvent une mère vous dire : Il me reste quatre enfants sur douze, ou quinze, ou dix-huit que j'avais ; car

les naissances sont nombreuses, quoique le chiffre de la population soit stationnaire!

« Il n'est pas rare de trouver dans les villes industrielles de cette partie de la France une femme qui a eu dix-huit enfants; plus elles en ont, et plus la proportion des décès est grande, ce qui est facile à concevoir. Une mère, quel que soit le nombre de ses enfants, n'en sauve guère plus d'un ou deux...

<< On peut admettre comme certain que la moitié au moins des enfants pauvres meurent dans l'année de leur naissance. Des observations faites avec beaucoup de soin en 1855 et pendant la moitié de l'année suivante dans les hospices et dans les crèches de Saint-Vivien et de Saint-Maclou ont donné ce résultat Sur 100 enfants entrés de six jours à un an dans les crèches, 56 sont morts dans l'année; sur 400 enfants exposés à l'hospice et àgés de moins de soixante jours, 83 sont morts avant l'âge de 1 an; presque tous meurent de faim. Les soupes fatiguent l'estomac, donnent la diarrhée chronique; rien n'est plus digéré, et l'enfant qui a un besoin pressant de réparation succombe. »>

C'est une chose remarquable que le vice de l'ivrognerie se développe en raison inverse de la zone de culture de la vigne. Plus on s'avance vers le Midi, moins on rencontre d'ivrognes. A Marseille, à Montpellier, à Toulouse, à Bordeaux même, un homme ivre est une curiosité, et à coup sûr ce n'est pas un indigène. C'est un soldat ou quelque ouvrier venant du Nord.

C'est que, dans le Midi, l'ivrognerie est un suicide, et que, si les individus cherchent quelquefois à s'affranchir aux dépens de leur vie des grandes lois de la conservation des ètres, les masses y restent absolument soumises. L'Espagnol gourmand ou ivrogne est un homme mort, et c'est un rare phénomène.

M. Simon a raison. L'ivrognerie est l'un des vices les plus honteux qui déshonorent et dégradent l'ouvrier. Ce vice, il le prouve facilement, mène à tous les autres. Mais s'il est vrai que le cabaret soit responsable du vice, le remède, nous en avons peur, est difficile. Le cabaret est aujourd'hui le seul lieu où l'ouvrier célibataire puisse se réfugier. La gargote c'est son foyer, c'est son home. Où prendra-t-il ses repas? Où causera-t-il avec ses semblables? Lorsqu'après un travail de douze heures, après avoir fait chaque matin trois ou quatre kilomètres pour se rendre à son chantier, et autant le soir, l'enverrez-vous, immédiatement après son ordinaire, dans le dortoir où l'air lui manque, où tout est gêne réciproque, habitudes immondes.

L'homme ne vit pas que de pain; l'ouvrier, le maçon a besoin, comme l'homme plus instruit, du contact de ses semblables. Il lui faut, à lui comme à nous, la nourriture de l'esprit. Il ne la conçoit que gros

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