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nous serions réellement bien venus, avec nos mœurs séculaires d'autoritisme, et sans prendre souci de la nécessité des transitions, à trouver exorbitante et oppressive une ingérance que les meilleurs esprits chez nos voisins émancipés réclament, dans un mode déterminé, comme une nécessité et un avantage. Au seul point de vue des tables de maladie, de ce que le problème n'aurait pas encore été résolu, faut-il conclure qu'il soit insoluble! et celui qui a vu fonctionner une association de près, peut-il dire que l'expérience de tous n'a pas déjà tourné sensiblement au bénéfice des essais de chacun ?... Les milliers d'agrégations disparues depuis soixante ans ne sont-elles pas précisément la preuve la plus éloquente en faveur de la nécessité des tables?...

En un sujet très-simple en apparence, extrêmement complexe en réalité, on ne saurait s'entourer de trop de lumières. Il est bon de procéder par la méthode d'observation, et de consulter l'expérience là surtout où elle a une valeur pour ainsi dire double? Le principe de liberté étant une fois admis à titre de règle commune, la question devient surtout une question de pratique (j'entends de pratique vue de haut et éclairée par les principes). J'ai pensé que certaines opinions et certaines situations y auraient une autorité à laquelle les spéculations les mieux conçues ne pourraient que bien difficilement prétendre. M. Scratchley est président de l'Institut des sociétés d'amis de la Grande-Bretagne; tout récemment encore, il publiait, sur les institutions de prévoyance, un ouvrage qui a fait une véritable sensation de l'autre côté du détroit. Chacun sait bien, dans ce pays où l'actif des caisses d'épargne s'élève à plus de 900 millions, et celui des friendly societies à près de 300, la compétence toute particulière de M. Scratchley. Le témoignage de M. Auguste Visschers, conseiller au conseil des mines, président de la commission permanente belge, laquelle compte notamment parmi ses membres MM. T'Kint, de Næyer et Ducpétiaux, est aussi de ceux dont l'importance ne peut échapper à personne. Je me suis donc adressé à M. Scratchley, à M. Visschers, et je leur ai demandé leur avis sur la situation que l'abstention presque absolue ferait aux agrégations mutuellistes. Voici les réponses que, dans l'intérêt d'une cause commune, ils ont bien voulu m'adresser aussitôt et dont je les remercie cordialement. Le lecteur jugera. EMILE LAURENT.

Londres, le 7 janvier 1861.

A Monsieur ÉMILE LAURENT.

Mon cher Monsieur (1),

J'ai lu avec beaucoup de plaisir le très-intéressant article du Journal des économistes du mois dernier, qui traite des sociétés de secours mutuels françaises, spécialement au point de vue de l'action de la Commission officielle chargée de ces institutions, et discute certaines opinions que l'auteur prétend trouver dans votre excellent ouvrage sur ce sujet.

L'auteur de l'article en question ne m'est pas connu; mais il m'est difficile

(1) L'original est en anglais.

de croire qu'il ait jamais eu aucune expérience en matière d'associations mutuelles, car il aurait reconnu qu'il y a, dans leurs opérations, des particularités qui les placent dans une position très-distincte des autres associations industrielles, et ôtent toute portée d'application aux axiomes d'économie politique qu'il cite à l'appui de son opinion.

Je regrette d'être aussi occupé que je le suis dans cette saison; j'aurais été heureux d'essayer de développer les raisons qui m'ont amené à des conclusions diamétralement opposées, après un expérience toute spéciale de quinze années, acquise en donnant des avis professionnels aux fondateurs et aux administrateurs d'associations industrielles de toutes sortes. J'aurais eu d'autant plus de plaisir à le faire que je suis en quelque façon responsable des clauses de la loi française, plusieurs d'entre elles ayant été insérées d'après mon conseil, lorsque j'ai été consulté par l'envoyé du gouvernement français, qui vint il y a près de dix ans pour prendre connaissance du système anglais.

Si vous vous décidez à répondre vous-même à l'article, je pense que vous pouvez hautement affirmer que rien dans vos écrits ne peut autoriser M. Leymarie à avancer que vous n'admettez pas avec lui la formule sur laquelle il s'appuie: «que la science économique est l'application de la liberté sous toutes ses formes; que l'organisation sociale sera d'autant meilleure que l'initiative individuelle sera plus étendue, et que, par conséquent, l'État doit s'abstenir autant que possible, de réglementer les relations des citoyens entre eux. » Il est aussi entièrement vrai qu'à l'initiative individuelle appartient tout ce que nos institutions sociales possèdent de vigueur et d'avenir. Lorsque, cependant, M. Leymarie dit que, dans l'origine, « l'ouvrier agrégé trouvait sur tous les points du sol, patronage, travail, salaire, honneurs funèbres,» il n'est pas autorisé à ajouter que ce favorable état de choses existait en 1848. Sur 3,000 sociétés fonctionnant à cette époque, il y en avait en effet quelques-unes à peine qui ne fussent pas dans des conditions d'insolvabilité assez alarmantes pour donner de vives appréhensions de ruine à tous les partisans de ces institutions. Le triste état des sociétés de secours mutuels en 1850 donna lieu aux mesures législatives qui amenèrent « l'intervention de l'État sous une forme bienveillante, » par le vote de la loi de 1850 et par le décret du 26 mars 1852. Il n'y a rien dans ces lois qui justifie l'assertion de M. Leymarie, lorsqu'il dit que le principe d'association, « si heureusement mis en pratique par les ouvriers sous l'Assemblée constituante et le premier Empire, » tend chaque jour et de plus en plus, grâce à la nouvelle législation, à s'assimiler à l'assistance organisée par l'État. Encore moins une telle assertion peut-elle être admise en se rapportant à votre remarquable ouvrage le Paupérisme et les associations de prévoyance.

Peu d'entre les lecteurs du Journal, je l'espère, préféreront la définition, donnée par M. Leymarie, d'un gouvernement qui protége ou réprime, à celle que vous spécifiez si heureusemeut par « encouragée, protégée, éclairée. »

Il se prévaut d'une spécieuse exposition de faits quand il parle de l'assistance donnée par l'État aux sociétés mutuelles, comme émanant d'un « pouvoir tutélaire prenant le citoyen à sa naissance et organisant dans son intérêt une hiérarchie d'institutions charitables qui commence à la crèche et finit à l'hospice des incurables, en parallélisme avec une autre série d'établissements dont le premier est la maison de correction et la dernière le bagne. »

Selon l'opinion de M. Leymarie relativemement à la protection et à la répression, le gouvernement serait réduit à n'être qu'un simple centre de police, et il deviendrait également irrégulier pour l'État de proposer aucune mesure tendant à l'instruction du peuple; de fonder ou patronner une école de beaux-arts et des écoles destinées à répandre l'éducation parmi les classes inférieures. Il serait également mauvais que le gouvernement créât des cours publics à la Sorbonne ou au Collège de France et qu'il ne prît aucune mesure à ses frais, pour rendre accessibles toutes les sources d'instruction.

Comme vous le faites ressortir vous-même : « de là à destituer l'État de toute action et de tout rôle; de là à vouloir en faire simplement un gendarme qui procure la sûreté des grandes routes, il y a loin; l'économie politique sainement comprise n'exige pas une telle abdication. » Je pense que l'écrivain du Journal des économistes trouverait peu d'hommes d'État qui fussent en communauté d'opinions avec lui sur ces points, et c'est parce que c'est à titre d'instruction que les sociétés mutuelles requièrent l'aide de l'État, que la législation du gouvernement français est juste et opportune. Quel est après tout le but d'une friendly society? C'est une association formée sur le principe de mutuelle assurance. Chaque membre verse une certaine cotisation par semaine ou par mois, comme on en est convenu, en retour de laquelle la société s'engage à lui payer une somme fixe par semaine lorsqu'il est malade ou qu'il a atteint la vieillesse. Elle s'engage généralement, en outre, à verser une certaine somme à sa famille, après son décès.

Ce serait simplement perdre son temps à faire des phrases que de s'étendre sur l'importance de semblables sociétés, lorsqu'elles sont convenablement di→ rigées, pour les classes ouvrières. Elles provoquent des habitudes de prévoyance et de prudence; elles inculquent la salutaire vérité, que la confiance en ses propres forces est, après tout, la seule indépendance réelle; — elles unissent et (si elles sont solidement constituées) fécondent le mieux possible les gains de l'homme industrieux et les épargnes de l'économe.

Aujourd'hui ces sociétés existent presque partout en grand nombre, et cependant elles sont fondées, pour la plupart, sur des principes si erronés, qu'elles ont généralement apporté plus de désappointements que d'avantages à leurs infortunés souscripteurs. Il est un fait bien connu et qui a été trèsnettement constaté par chaque écrivain qui a étudié cette question, c'est que dans toutes les sociétés établies par les classes ouvrières, sans la coopération de membres instruits de la société, les bénéfices garantis sont complétement disproportionnés à la cotisation exigée, et qu'elles sont si défectueusement organisées qu'elles doivent forcément devenir insolvables dans un temps donné, bien que l'époque fatale puisse dans quelques cas être retardée par l'introduction de nouveaux membres.

Le premier vice qui, vous le savez aussi bien que moi, est constant en France comme en Angleterre, c'est que, dans la majorité des cas, le taux de la contribution a été calculé, non pas tant en considération de la valeur des risques à courir que dans le désir d'établir une échelle de souscription qui par sa libéralité puisse devenir populaire; que plus d'une société vend pour 3 francs par semaine un avantage qui, en réalité, devrait s'acheter

6 francs. Autrefois on ne pouvait pas trop s'étonner de l'adoption de ce système erroné, puisque la fixation du tarif de la cotisation est un problème d'une excessive difficulté qu'un actuary seul (la dénomination anglaise des personnes qui s'occupent des calculs sur la mortalité et les maladies) pourrait résoudre avec exactitude. Un autre élément de difficulté prend sa source dans la diversité des conditions d'établissement des sociétés, qui varient presque autant que les localités et les noms. — Elles sont en vérité si dissemblables qu'une table des cotisations qui pourrait être parfaitement appropriée aux ressources de l'une d'entre elles, serait peut-être absurde pour une autre. Fréquemment il arrive aussi qu'on n'a aucun moyen de constater qu'un chiffre de souscription, qui, dans les premières années d'existence de la société, avait pu être adopté en toute sécurité, a pu devenir amplement insuffisant sous l'influence de nouvelles modifications du système. · Les considérations financières qui réagissent sur de telles sociétés sont nécessairement soumises à des changements, et les administrateurs sont incapables d'apporter les améliorations exigées, puisqu'ils ne peuvent s'appuyer sur les avis des gens spéciaux dont il faudrait rémunérer les services.

Comme je l'ai expliqué dans mon traité sur les associations de prévoyance pour les placements de fonds (page 76, 10° édition), — les cotisations étant d'ailleurs disproportionnées n'ont pas été équitables en principe. Il a été et il est encore d'usage d'admettre, comme membre des sociétés d'amis, toute personne entre deux limites d'âge spécifiées, et de les taxer tous également. — Cependant rien ne peut être plus évident, et rien n'est mieux constaté que ce fait, que d'année en année les chances de maladie ou de mort deviennent de plus en plus nombreuses pour chaque individu. — Toutes choses égales d'ailleurs, il y a beaucoup plus de probabilités pour qu'un homme âgé de cinquante ans tombe malade et meure, qu'un homme de vingt ans. Donc il est parfaitement injuste d'exiger de l'homme de vingt ans la même taxe que celle de l'homme de cinquante. - C'est là une des causes pour lesquelles les sociétés sont si souvent désunies et dissoutes. Permettez-moi de vous en citer un Une société se fonde, je suppose, avec trois cents membres, tous entre l'âge de vingt à quarante-cinq ans et tous payant chaque mois une somme égale, calculée d'après le tarif le plus bas possible et pour atteindre aux mêmes profits. D'abord, pendant les premières années, tout va assez bien; mais, avec le temps, voilà un arrêt dans l'introduction de nouveaux membres.- Pendant cet intervalle, tous les membres ont vieilli, et leur nombre a diminué par la mort ou les changements de résidence.

cas à titre d'exemple.

La société dans ces conditions n'offre que peu d'attraits et certainement ne présente aucune garantie à un jeune homme qui envisage l'avenir. — Il s'aperçoit que la base des cotisations est contre lui, et naturellement cherche une autre société, composée de personnes à peu près de son âge, bien qu'elle soit établie d'après le même principe erroné, qui consiste à fixer une taxe unique pour tout membre, à quelque époque de la vie qu'il soit arrivé. Il trouve aisément ce qu'il cherche, car, dans ces temps de concurrence, de nouvelles sociétés s'élèvent presque chaque jour, et il peut immédiatement entrer dans une semblable association. Si elle paraît en état de prospérité, les membres de cette société plus ancienne qui ne sont pas au-dessus du maximum d'âge, trans

fèrent tout simplement leurs droits à la société plus jeune, laissant les associés plus âgés se tirer d'affaire comme ils peuvent. Ces pauvres malheureux, succombant sous le poids des années, se débattent pendant quelque temps; mais les cas de maladie augmentent, les fonds diminuent de jour en jour, les contributions deviennent de plus en plus restreintes et les déboursés plus fréquents, et enfin, trouvant qu'il est inutile d'essayer de prolonger son existence, on abandonne la société. Beaucoup d'individus qui ont compté sur cette ressource pour le déclin de leur vie, sont maintenant complétement désappointés, et tout naturellement regrettent avec amertume d'être entrés dans une telle entreprise. Les membres de la nouvelle société deviennent vieux à leur tour, et dans un temps donné sont supplantés par d'autres sociétés encore plus jeunes, qui leur enlèvent leurs moyens de prospérité et les laissent sans ressources, comme ils l'ont fait dans leur jeunesse pour leurs camarades. — La partie qui offre le plus de difficultés dans ce sujet est la détermination des moyens par lesquels la dose de connaissances nécessaires peut être mise à la portée des directeurs des sociétés de secours mutuels. La création d'une société mieux organisée et l'intelligente introduction de membres d'une classe plus élevée et plus instruite ferait, sans aucun doute, faire un grand pas à la question; mais il y aurait encore beaucoup à faire. Si, en effet, la possession d'un bon choix de règlements et de tables, pour une société, suffisait à assurer le succès, la question serait fort simple; mais il arrive que ni règlements ni tables, quelque bons qu'ils puissent être, n'offrent beaucoup de ressources s'ils ne sont placés entre les mains de personnes sachant les appliquer d'une manière convenable et efficace, ou susceptibles du moins de recevoir les conseils nécessaires à cet effet. De plus, il serait important que de temps en temps la position financière des sociétés fût soumise à l'examen, procédé qui entraîne un considérable travail et une forte dépense.

C'est là, par le fait, une très-sérieuse difficulté pour les sociétés d'amis ! Le docteur Farr, l'éminent statisticien anglais, dans un savant travail publié dans l'appendice au douzième Rapport annuel de notre Registrar général, remarque très-justement que « toutes les entreprises qui réussissent dans ce pays sont basées sur la coopération des maîtres et des ouvriers, et que la plus forte objection que l'on puisse faire aux bénéfit club fondés par la classe ouvrière est qu'en général ils entraînent la séparation de ces deux classes dans une affaire aussi difficile à diriger qu'aucune industrie du pays, dans une affaire qui repose sur des tables élaborées et calculées par des actuaries, et embrassant les probabilités de vie et de mort, les fonds qui s'accumulent à intérêts composés et les sages placements de l'argent durant la vie de toute une génération d'hommes. Ces sociétés entreprennent donc ce qu'aucune grande société d'assurances ne voudrait entreprendre et sans un actuary. — Elles jouent avec l'instrument le plus affilé des actuaries. » Ces remarques du docteur Farr sont très-justes; l'organisation inférieure, qui peut suffire pour une association industrielle ordinaire, n'est pas applicable à des sociétés qui ont à s'occuper de calculs et de placements.

Le gouvernement, dans quelque pays que ce soit, peut-il, en présence de ces faits, et sachant les difficultés qui attendent les sociétés mutuelles, s'abstenir de prendre aucune mesure pour protéger le faible contre la misère ?

Parce

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