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Quand on entre dans une maison de jeu, qu'y voit-on? Des gens occupés à se confier au hasard et à se livrer aux décevantes jouissances ou aux regrettables amertumes que ce guide immoral peut leur procurer. Quelques-uns peuvent, il est vrai, croire à des lois qui les conduisent à la fortune. Illusion. La philosophie nous prouve que ces lois, ainsi étendues, sont basées sur une erreur des grands mathématiciens qui ont, par leurs savantes et intelligentes recherches, établi la théorie du calcul des probabilités (1).

Entrez au contraire à la Bourse et vous y verrez l'intelligence aux prises avec l'imprévu (2), cherchant à force d'études à convertir cet imprévu en certitude. A cet effet, le spéculateur est presque tenu de tout connaître. Politique, histoire, philosophie, économie politique, droit, etc., rien de ce qui concerne l'état actuel des choses du pays où il vit et même des autres pays ne doit lui échapper. Les faits comme les doctrines doivent lui être également familiers. Il doit être pour ainsi dire universel.

Il fait la part de l'imprévu; mais le hasard n'entre nullement dans ses données. Tire-t-on à pile ou face si l'on doit se mettre acheteur ou vendeur? Non; on étudie la position sous toutes ces faces importantes, on conclut par un travail intellectuel plus ou moins parfait, puis on agit. Qu'y a-t-il de semblable entre cette opération et les jeux du lansquenet ou de baccarat?

Mais, dira-t-on, où est l'utilité économique des opérations de bourse? Comme les échecs, ne peut-on pas les considérer comme d'ingénieux modes de délassement, complétement oiseux, d'ailleurs, sous le point de vue de la production de la richesse?

Aux yeux de M. Courtois, l'utilité économique des opérations de bourse apparaît sous plusieurs formes; et il indique la plus saisissable.

I suppose un propriétaire de titres de rentes ou d'actions, et il demande si, à circonstances égales, ce propriétaire ne préférera pas une valeur ayant un marché courant à une valeur n'en ayant pas. Cette préférence, il la payera par une plus-value sur le prix; c'est que les valeurs ayant un marché courant valent plus par ce seul fait que celles ayant un marché restreint.

(1) Voy. M. COUSIN, Cours de l'histoire de la philosophie moderne, 1re série, t. IV, 15o leçon, p. 173, en note. Nouvelle édition, Paris, 1846.

(2) L'imprévu ou le hasard ne sont pas identiques; l'imprévu résulte de l'action de lois ignorées ou connues, agissant d'après des données dont les éléments nous échappent; le hasard est l'absence de lois, le vide dans le monde moral. L'imprévu peut devenir prévu à force d'études, de recherches, de sagacité. Le hasard reste toujours hasard : Ex nihilo nihil.

Cette forme de circulation engage plus volontiers les petits capitaux à se réunir pour former de grandes entreprises. Moins de capitaux sont improductifs, et ceux qui circulent, circulent plus vite. Il y a donc une augmentation réelle de richesse produite en ce cas par les opérations à

terme.

La Bourse, avec son marché à terme, est donc un véritable établissement de crédit, tendant, comme la Banque, quoique sous une autre forme, à abaisser par une plus grande productivité du capital la part de ce capital dans le prix de revient, et par suite à avancer dans la voie de la vie à bon marché.

Comme établissement de crédit, le rôle de la Bourse est d'économiser l'emploi du capital; on ne peut donc pas plus lui reprocher qu'à tout autre mode de circulation, d'employer peu de capitaux. Ce reproche est même pour elle un éloge.

Ce qui crée en grande partie l'immoralité à la Bourse, c'est la nonreconnaissance de ces opérations par la loi ; qu'on les traite comme les autres opérations de commerce, et elles ne seront ni plus ni moins morales que ces dernières.

M. le prince Pierre DOLGOROUKOW, venant d'entendre dire que les gouvernements, en prohibant l'agiotage, devraient aussi prohiber les jeux publics, ne saurait partager cette opinion.

Dans tous les pays où il lui est arrivé de résider, il a vu que, là ou les jeux publics ne se trouvaient point tolérés, il surgissait un nombre incommensurable de tripots secrets, bien plus dangereux que les jeux publics pour les hommes, et surtout pour les jeunes gens. Ces tripots ne pouvaient être soumis au contrôle non- seulement de l'autorité, mais pas même du public, et l'on s'y permettait des fourberies qui jamais n'auraient été tolérées dans aucun établissement de jeux ouverts. Ne jouant point lui-même, il se croit d'autant plus autorisé à dire qu'il considère les jeux publics comme une indispensable soupape de sùreté.

M. ESQUIROU DE PARIEU, vice-président du conseil d'État, ne voudrait pas combattre absolument l'opinion que M. Courtois vient d'exprimer et qu'il a étudiée avec beaucoup de soin dans son livre (4); mais il croit devoir faire une distinction tirée de la nature des transactions dont il s'agit.

Il n'est pas nécessaire, dit M. de Parieu, pour qu'une opération soit aléatoire, qu'elle tienne tout du hasard. Beaucoup de jeux sont de hasard, bien que l'habileté y ait aussi une part dans le succès.-Du reste,

(1) Des opérations de Bourse, 4o édition.

une opération aléatoire n'est pas notée d'infamie. Elle est privée de certaine protection légale d'après le système de la législation française; voilà tout!

Ce commerce a aussi ses alea, mais l'alea y est l'accessoire. Le fonds c'est une denrée ou marchandise à rapprocher du consommateur. Il y a l'alea, l'habileté, mais aussi, en troisième lieu, le service rendu à la société. Voilà ce qui distingue ce commerce de la spéculation sur les effets publics. Cette spéculation s'opère souvent sur des valeurs que le vendeur ne possède pas. C'est alors qu'elle est aléatoire et doit être traitée législativement comme telle, bien qu'une certaine intelligence se mêle au pari que l'opération renferme.

M. DUSSARD, ancien conseiller d'État, dit que tout le monde n'interprète pas de même les mots de jeux de bourse, d'agiotage, etc. Il est des jeux fort innocents, il en est de fort coupables. Jouer à la bourse, pour bien des gens, signifie toucher, de quelque sorte que ce soit, aux titres qui sont sur le marché. Qu'un propriétaire convertisse ses immeubles personnels en titres de chemins de fer, par exemple, il y a des gens qui ne voient en lui qu'un joueur. C'est bien pis encore si ce détenteur de titres les vend pour en acheter d'autres....

Selon M. Dussard, il convient de restreindre ce mot de jeux aux paris qui se font de cette manière : Une valeur est cotée à un certain taux; un joueur qui n'en possède pas en vend à un autre joueur qui n'a pas d'argent pour acheter ou ne s'en soucie pas. Quand le temps de livrer arrive, si la valeur a baissé, celui qui a vendu réalise la différence, car il pourrait acheter à ce nouveau prix et obliger son acheteur à lui payer les valeurs au prix auquel il a vendu.

Souvent même il y a entre les deux joueurs un accord pour ne payer d'un côté ou d'un autre qu'une prime fixe convenue à l'avance. Cela se dit ainsi dont 2, dont 10, dont 20.

Il y a cependant des jeux moins innocents; en voici un exemple: Un banquier ramasse toutes les actions, tous les titres d'une entreprise; puis, au moyen des journaux, dont il dispose toujours, puisque les articles y sont à présent objet de commerce, au moyen des agents qu'il emploie, au moyen même d'avantages nouveaux qu'il obtient par l'entreprise en question, il la prône, la met en avant, appelle sur elle l'attention et opère quelques ventes et quelques achats. Alors les joueurs encore jeunes, les spéculateurs qui calculent des chances, se hasardent, ils croient à la hausse, ils achètent, et les titres se placent avec prime. Qu'au contraire, le même capitaliste qui possède tous les titres se serve de ses influences pour les déprécier, le jeu va s'en emparer de la même façon; on vendra à livrer, parce que la baisse se fera et qu'on y compte. Or, comme il sait très-bien que ses vendeurs à découvert

ne pourront s'exécuter, ni acheter tout ce qu'on voudra lui vendre, le temps de livrer venu, il réalisera des différences énormes. Cela s'est

vu.

Pourquoi vouloir rendre le marché public reponsable de tels faits? Il reste démontré qu'il est avantageux à toutes les transactions qu'il y ait un marché ouvert à la vente et à l'achat des titres. Et d'ailleurs, on fait des paris aussi sur les denrées; est-ce qu'il faudra, pour cela, fermer la halle aux blés? Est-ce qu'on est forcé de parier, de jouer, de spéculer? Est-ce qu'on ferme la boutique de l'épicier parce qu'il dit sur sa conscience qu'il perd sur tout ce qu'il vous vend? Laissez donc les gens libres d'agir. Acheter à bas prix, vendre plus cher, voilà ce que tous les commerçants ont pour objets, et non-seulement les commerçants, mais tout le monde; car tout le monde vend et achète : celui-ci une maison, une ferme; celui-là des chevaux, etc. Vouloir réglementer ces achats et ces ventes, sous le prétexte des abus du jeu, c'est revenir au maximum, et cette fois incomparablement plus absurde que l'absurde maximum de la révolution.

M. HORN, publiciste, ne partage point l'optimisme avec lequel M. Courtois envisage les opérations de bourse. M. Horn dit « opérations, » et sacrifie volontiers l'expression « jeux de bourse, » que M. Courtois trouve si injuste, si blessante, presque infamante. M. Horn estime qu'il y a quelque chose de plus qu'une question de mots au fond de la discussion actuelle. Il s'agit de savoir si les opérations de bourse sont ou ne sont pas les similaires des opérations commerciales; si, économiquement et moralement, elles ont la même valeur, méritent la même considération, les mêmes encourage

ments.

La réponse de M. Horn est négative. MM. de Parieu et Dussard ont déjà fait ressortir la différence qui existe entre les opérations commerciales et les opérations boursières. Mais il y a surtout à faire cette distinction importante: toute opération commerciale (en parlant, bien entendu, d'opérations sérieuses, parce qu'on « joue » sur les suifs et les huiles aussi bien que sur les Petites-Voitures, que sur les Docks) a pour but et pour effet de rapprocher de sa destination finale, de la main du consommateur, l'article qui en fait l'objet; rien d'analogue n'existe dans l'opération de bourse, qui ne fait que déplacer une valeur quelconque, si elle la déplace sans utilité et sans résultats aucuns, au point de vue économique. Aussi, toute marchandise, dans le cours ordinaire des choses, voit-elle à chaque changement de main accroître sa valeur du montant du légitime bénéfice du nouvel intermédiaire, parce que réellement elle gagne de valeur à mesure que diminue la distance, soit de lieu, soit de temps, qui l'éloigne encore de son but final, de la

consommation. Une valeur de bourse, par contre, ne gagne absolument rien, ni intrinsèquement et souvent pas même nominalement, en changeant trente fois par mois de possesseur fictif. Aussi, dans toute opération commerciale, l'acheteur et le vendeur gagnent-ils également, parce que le premier ne réalise d'habitude que le bénéfice que l'autre n'aurait pas pu réaliser; tandis que, dans les opérations de bourse, l'un ne gagne que ce que l'autre perd ou ce qu'il aurait pu gagner, lui aussi.

En un mot, dans toute opération commerciale, il y a création ou accroissement de valeur en même temps qu'un service rendu au mouvement économique en général, un service rendu à la production et à la consommation qu'on a rapprochées; dans les opérations de bourse, rien de tout cela n'existe, et il n'y a au fond que le déplacement de bénéfices ou de pertes sans avantage aucun pour l'intérêt général. Mais s'il n'y a pas avantage matériel, il y a évidemment un très-sérieux désavantage moral, parce que tout bénéfice qui n'est pas le résultat et la récompense d'un travail matériel ou intellectuel est immoral, démoralisant, et ne peut qu'être réprouvé par l'économie politique aussi énergiquement que par l'honnêteté et le bon sens.

Il va de soi que ce reproche ne s'applique pas aux ventes et achats. réguliers d'effets publics; il est certes tout aussi moral de vendre ses actions que de vendre ses blés; il est tout aussi moral de placer son argent en rentes ou en autres valeurs que de l'immobiliser momentanément dans n'importe quelle marchandise. En ces cas, les opérations de bourse tombent sous la loi commune, et n'ont rien qui les distingue moralement ou économiquement des autres opérations commerciales. Tout le monde. sait pourtant que ces opérations ne forment que la minorité des affaires négociées à la Bourse, une minorité tellement infime, qu'en parlant du mouvement boursier, personne ne pense à ces ventes et achats sérieux, mais bien aux opérations fictives où l'un vend ce qu'il ne peut pas livrer et l'autre achète ce dont il ne pense pas prendre possession, et qui se résolvent en un payement de « différences, »>

Les défenseurs même de ces opérations le sentent bien. Ils cherchent à plaider des circonstances atténuantes. Selon eux, les opérations de bourse sont indispensables au placement des valeurs, par l'émission desquelles les grandes entreprises industrielles et financières se procucurent les capitaux nécessaires pour leur création et leur fonctionnement. Sans l'agiotage, vous n'auriez pas des chemins de fer! Voilà la façon laconique et énergique dont un membre vient de résumer cet argument. Si réellement les grandes entreprises d'utilité publique ne pouvaient se créer et se maintenir que par l'agiotage, M. Horn, tout en reconnaissant l'immense utilité de ces entreprises, se demanderait encore si le but peut légaliser des pareils moyens, et si le désavantage moral et économique de ce moyen de chercher les capitaux ne

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