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RAPPORT A L'ACADÉMIE

SUR L'OUVRAGE DE M. Dupuit

SUR LA LIBERTÉ DU COMMERCE

(1)

Un ingénieur distingué, versé tout à la fois dans la connaissance théorique des sciences et dans la pratique officielle des affaires, un inspecteur général des ponts et chaussées, M. Dupuit, me prie d'offrir de sa part à l'Académie un petit volume in-18 d'un peu plus de 200 pages qu'il a publié dernièrement sous ce titre : La liberté commerciale, son principe et ses conséquences.

• La liberté commerciale, dit M. Dupuit, qui n'était en France qu'un principe scientifique contesté, vient de passer tout à coup dans le domaine des faits; mais, comme il n'y a de conquêtes définitives que celles dont la légitimité est reconnue par l'esprit public, il est bon de faire voir qu'avant d'avoir le droit de la force, cette liberté avait pour elle l'autorité de la raison. >>>

On pourrait remarquer à bon droit que la précaution est un peu tardive; non que la réforme, prise en soi, ne soit, à mon avis, parfaitement saine, et que si d'abord elle a paru fróisser assez vivement l'amourpropre des adversaires de la liberté du commerce international, elle ne soit destinée, j'espère, à faire plus tard leurs affaires très-heureusement, mais parce qu'il est véritablement un peu tard, quand la réforme est accomplie, pour achever de persuader au public qu'elle était raisonnable et méritait d'être accueillie. C'était incontestablement une épreuve à terminer d'avance et à poursuivre jusqu'à ce qu'on eût réussi à la faire suffisamment accepter.

A une époque dont nous ne sommes séparés que par un assez petit nombre d'années, sous le régime de la liberté monarchique, les hommes qui se piquaient d'apporter à ce difficile travail des réformes un sens juste et éclairé tenaient pour constant qu'une idée nouvelle, pour si exacte qu'elle pût être, n'avait le droit de prendre place dans la législation que lorsqu'elle avait acquis dans les esprits une autorité suffisante, c'est-à-dire lorsqu'elle avait conquis la majorité dans le pays légal, au sein des colléges électoraux qui nommaient les législateurs et d'où partait le mouvement des affaires. A la vérité, cela pouvait sembler plus facile alors et quand les corps électoraux n'étaient composés

(1) Paris, Guillaumin et Co. 1 vol. gr. in-18,

que d'une partie limitée de la population, de celle dont on avait supposé le sens politique assez formé pour donner aux affaires par ses choix une direction intelligente, qu'elle ne pourrait l'être maintenant et sous l'empire du suffrage universel, où, si l'on avait la prétention de n'opérer une réforme qu'avec l'assentiment éclairé du public, il faudrait, à la rigueur, attendre, pour l'accomplir, que les vérités sur lesquelles elle repose fussent descendues jusque dans les derniers rangs de la population et y eussent acquis une autorité prépondérante. Aussi est-ce probablement à cause de cela et en considérant l'impossibilité où l'on croyait être d'arriver par le suffrage universel à la manifestation d'un vou favorable à la réforme douanière qu'il s'agissait d'opérer (imaginâton même pour cela de recourir une fois de plus au procédé législatif du plébiscite et de faire voter, ici encore, la nation entière par oui ou par non); aussi, dis-je, est-ce pour cela qu'on a renoncé à accomplir la réforme par une loi et qu'on s'est décidé à procéder par voie diplomatique et au moyen d'un traité de commerce.

Mais si l'emploi de ce moyen a pu suffire pour opérer la réforme matériellement, il ne suffisait évidemment pas pour la faire agréer, pour lui concilier cet assentiment du vœu public, dont on n'admet pas que puisse se passer absolument une grande réforme, et c'est avec toute raison que M. Dupuit cherche à lui faire obtenir après coup les suffrages qu'elle pouvait n'avoir pas suffisamment conquis d'avance, et qu'il a composé l'ouvrage dont il me charge de présenter un exemplaire à l'Académie.

« Nous voulons, dit-il, essayer de démontrer d'une manière rigoureuse que la liberté commerciale est toujours un bien; qu'elle est avantageuse pour tous les pays, quelles que soient l'aptitude et l'habileté de ses habitants, l'abondance de ses capitaux, la fertilité ou la richesse minérale du sol; que tout ce qui gêne cette liberté condamne la population à travailler plus pour obtenir moins, substitue le travail manuel au travail intellectuel, retarde la civilisation, diminue la puissance industrielle et même la puissance politique du pays. »>

Pour l'accomplissement de ce dessein, si nettement formulé, l'auteur a partagé son travail en deux parties, dont l'une est consacrée à démontrer le principe de la liberté commerciale, et l'autre à répondre aux objections que ce grand principe a soulevées. Il entre en de nombreux détails dans l'une et dans l'autre, et il considère sous les aspects les plus divers son sujet, qu'il n'a pas subdivisé en moins de trente chapitres. Il est vrai que, bien que ces chapitres, si multipliés, se rapportent tous de quelque façon à la matière des échanges, ils ne vont pas tous à La solution de la seule question que la liberté commerciale offrit véritablement à résoudre, à savoir, s'il y avait lieu, oui ou non, de faire disparaitre, ou tout au moins d'atténuer, les obstacles que le commerce in

ternational rencontrait dans la législation douanière. L'auteur, en effet, consacre d'abord toute une suite de chapitres à exposer des vérités économiques assurément fort exactes, mais un peu banales peut-être et sans rapport suffisamment direct avec le seul sujet qu'il eût à traiter.

Ainsi, quand il commence par établir que les hommes, pour satisfaire leurs besoins, ont dû forcément diviser entre eux les travaux; que la division du travail a entraîné la nécessité des échanges; que les échanges n'auraient pu s'opérer directement et en nature qu'avec les dernières difficultés; qu'ils exigeaient impérieusement l'intervention de la monnaie; que la monnaie, pour être propre à l'usage auquel la destinait sa création, avait diverses conditions à remplir; que l'or et l'argent sont les métaux les plus propres à être convertis en monnaie; que les valeurs existantes dans un pays sous forme de monnaie ne forment jamais qu'une très-faible portion de sa richesse, etc., il avance des propositions d'une exactitude rigoureuse, incontestable et contre lesquelles très-probablement ses contradicteurs n'auront aucune objection à soulever. Mais il est difficile de ne pas trouver que ces propositions et quelques autres, qui figurent également dans la première partie de son travail et qui tendent toutes à établir des vérités favorables à la facile opération des échanges, sont sans rapport véritable avec la vraie question qu'il avait à discuter, à savoir, ce qu'il fallait penser du complément de liberté commerciale qui résulterait de la suppression plus ou moins complète des lignes de douane établies entre les divers pays. Les détracteurs de la liberté du commerce international n'ont d'objection à faire contre rien de ce qui peut favoriser la libre action du commerce dans l'intérieur de chaque pays; ils ne contredisent ni la nécessité d'une bonne division du travail, ni celle d'un bon système de poids et mesures, ni celle d'un bon système de monnaies, ni celle d'un heureux ensemble de communications entre toutes les parties du territoire; ni même contre la destruction des lignes de douane intérieures, qu'on y a depuis longtemps opérée : ils veulent seulement que la liberté des relations de commerce s'arrête à la frontière; et nul doute que M. Dupuit, pour être tout à fait dans la question qu'il se proposait de traiter, n'eût dû se borner à examiner quelles sont les bonnes raisons qu'il peut y avoir pour que la liberté des relations commerciales, qu'on trouve excellente tant qu'on la considère dans l'intérieur de chaque pays, cesse de pouvoir supporter l'examen sitôt qu'on veut l'étendre au delà de ces bornes et lui donner un certain caractère de généralité.

Aussi, sans précisément le dire, est-ce à cela surtout que s'applique l'auteur, et, des chapitres si multipliés dont se compose son ouvrage, les plus nombreux, sans aucun doute, sont-ils ceux qui se rapportent à son vrai sujet, c'est-à-dire à la suppression plus ou moins complète

des restrictions mises par la législation douanière à la liberté du commerce international, à la question de savoir ce qu'il y a à penser de cette dernière extension donnée à la liberté commerciale, et de décider si, étendue à plusieurs pays, à tous les pays, elle contribuerait à ranimer, à surexciter l'activité de tous, comme, étendue, dans chaque pays, à toutes les parties du territoire, elle a, notoirement et de l'aveu de tout le monde, eu peur effet d'en vivifier partout l'industrie et l'activité.

Le sentiment de M. Dupuit est qu'elle ne peut que devenir plus efficace à mesure qu'elle agira sur des surfaces plus étendues, et il cherche à établir, entre autres propositions:- que la liberté commerciale, en se généralisant, aurait pour effet d'augmenter partout la production et la demande du travail; — qu'elle serait particulièrement favorable aux nations les plus mal dotées et à qui la nature a départi le moins de forces productives; - que, par le fait seul de l'influence qu'elle exercerait sur la richesse des nations, elle accroîtrait sensiblement leur puissance politique; que l'introduction par le commerce dans un pays de produits plus perfectionnés que les siens, n'y saurait produire de plus grandes perturbations que ne le font des machines plus puissantes inventées sur place; et qu'après tout la seule obligation qu'impose à un pays la liberté commerciale, comme l'invention de nouvelles machines, c'est de perfectionner ses moyens de production; -que même les perturbations qu'y peut causer le commerce intérieur, sont moins difficiles à atténuer et à faire disparaître que celles qu'y provoquent des machines et des inventions nouvelles; - que l'influence qu'exerce sur le prix des marchandises la liberté du commerce extérieur est analogue à celle que produit sur elles l'introduction de voies nouvelles de communication; qu'il ne faut pas sans doute considérer cette liberté comme un remède à tous maux, et qu'elle n'aura pas la vertu de supprimer la misère; mais que rien n'est plus propre néanmoins que la liberté des relations commerciales à atténuer les souffrances et tous les effets fàcheux que les disettes engendrent; - qu'en définitive elle est destinée à devenir chez toutes les nations un fait inévitable, etc.

L'auteur ne s'en est pas tenu à ces remarques, et en répondant dans la seconde partie de son travail aux objections que la liberté commerciale a soulevées, il envisage le sujet sous beaucoup d'aspects nouveaux et entre dans des développements qui contribuent sensiblement encore à l'éclaircir.

Toutefois et quelle que soit la diversité des points de vue sous lesquels il le considère, la matière a été l'objet de telles investigations et elle a été examinée sous tant de faces qu'il lui eût été difficile de ne rien omettre, et qu'en effet son travail pourrait paraître incomplet sous quelques rapports.

Sous d'autres aspects néanmoins il n'en est pas ainsi, et peut-être à certains égards devrais-je dire que les explications surabondent. Il est, en effet, des parties du débat, telles, par exemple, que l'objection usée tirée de la fameuse balance du commerce, dont il aurait pu, je crois, se dispenser de parler sans le moindre inconvénient, et à laquelle il ne consacre pas moins de trois chapitres.

Je ne sais, d'une autre part, s'il a présenté quelques-unes de ses meilleures données sous leur aspect véritable et s'il les a développées toutes avec un égal bonheur. L'une de ses propositions les plus capitales est certainement celle par laquelle il entreprend d'établir que la liberté commerciale, nécessaire à toutes les nations, est particulièrement indispensable aux moins bien loties, à celles que la nature a traitées avec le moins de faveur et dont les ressources naturelles sont les plus restreintes. Je crois la proposition, malgré le caractère paradoxal qu'elle a l'air de présenter, parfaitement exacte et susceptible d'être démontrée telle sans difficulté. L'a-t-elle été pourtant dans le chapitre destiné à l'établir? Je crains que la démonstration, malgré les bonnes parties qu'elle renferme, ne satisfasse pas tout à fait et ne paraisse pas assez lumineuse. L'exposé est laborieux; il tire en longueur, et la vérité capitale qu'il devait démontrer ne se dégage pas, me semble-t-il, avec un degré suffisant d'évidence.

Une autre proposition, qui est fondamentale dans le travail de M. Dupuit, a le tort, je crois, d'y être présentée d'une manière trop générale et trop absolue c'est la proposition que, par l'effet du régime restrictif, l'industrie s'est développée dans le monde d'une façon assez irrégulière pour que le premier effet à attendre de la liberté du commerce doive être d'exiger le sacrifice de beaucoup de capitaux et de forces qui ont été mal engagés, et de rendre ce sacrifice d'autant plus grave et plus considérable que l'établissement de la liberté aura été plus différé. L'auteur s'en explique dans les termes les moins équivoques. « Un régime plus ou moins prohibitif, dit-il, a introduit chez toutes les nations de certaines industries factices, dans lesquelles des capitaux considérables sont engagés. Pour passer de ce régime à celui de la liberté commerciale, il faut sacrifier ces capitaux. »(P. 107.) « L'ajournement de la liberté, ajoute-t-il plus loin, en engageant une plus grande quantité de capitaux et d'ouvriers dans ces industries, destinées à disparaître, rendra le passage plus pénible et plus douloureux. » (P. 1422.) Il insiste, en maints endroits, sur l'existence de ces industries artificielles que le régime prohibitif a créées partout, sur les capitaux qu'elles absorbent, sur les pertes qu'elles réalisent, sur la nécessité qu'il y a de leur opposer la liberté qui doit les faire disparaître, et il termine en disant que toutes les classes et surtout celles qui sont engagées dans ces fausses industries en doivent désirer la destruction: « C'est pour elles, dit-il, une opéra

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