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tion douloureuse, mais salutaire. Il y a là une amputation inévitable à effectuer il ne s'agit aujourd'hui que du doigt; il s'agira dans quelque temps de la main; plus tard il s'agira du bras: le mieux est de laisser trancher immédiatement ce qui ne peut être sauvé. » (P. 434.)

Il y a, je crois, un assez grand fonds d'erreur ou tout au moins d'exagération dans cette manière de présenter les choses; et il est certainement heureux qu'il en soit ainsi; car, s'il était vrai, au moins d'une manière un peu étendue, que, sous l'influence du régime prohibitif, l'industrie se fùt développée dans des directions assez fausses pour que, la liberté du commerce arrivant, on dût considérer comme perdus les capitaux qu'on y aurait engagés, et se résigner à en faire le sacrifice, on ne comprend pas trop comment cette liberté pourrait jamais se faire accepter. Mais il s'en faut, heureusement, que l'activité humaine se soit fourvoyée au degré où on la suppose; et, encore bien que l'industrie ait pu s'engager çà et là dans des directions plus ou moins erronées, et que le régime restrictif ait pu contribuer à la pousser dans ces fausses voies, il n'est pas vrai de dire, en général, des industries qui sont nées, qui ont crù, qui se sont développlées sous l'empire des restrictions douanières, ni, comme l'avancent assez imprudemment les libre-échangistes, qu'elles sont tellement factices que l'introduction de la liberté commerciale aura pour inévitable effet de les détruire, ni, comme l'affirment les avocats du régime protecteur, que, toutes naturelles qu'elles soient, elles sont si faibles que le maintien des restrictions douanières est indispensable pour les soutenir. Non, la supposition la plus vraisemblable, c'est que les entreprises industrielles se sont développées, en général, non assurément dans des conditions assez également avantageuses pour qu'elles puissent avoir toutes le même succès, mais dans d'assez bonnes conditions, la plupart, pour que le travail des entrepreneurs soit plus ou moins rémunéré; et si la liberté commerciale, qui a déjà été établie dans l'intérieur de beaucoup de pays, venait à s'introduire dans leurs relations extérieures, si la suppression des lignes de douane internationales était ajoutée à celle, déjà ancienne, des lignes qui ont existé dans chaque pays, la supposition la plus vraisemblable encore c'est que cette dernière extension de la liberté, sans produire probablement des résultats aussi avantageux qu'on le suppose, n'aurait certainement pas non plus les effets ruineux que l'on en craint, et que, des établissements qu'elle mettrait en communication, il n'y aurait de sérieusement compromis que les plus mal conçus, les plus mal situés, les plus mal construits, les plus mal conduits, ceux qui n'auraient eu de chances de succès sous aucun régime; et finalement la supposition la plus vraisemblable encore c'est que, sans profiter tous également de la nouvelle situation où les placerait la liberté commerciale, ils en profiteraient tous plus ou moins; que la liberté, en se

généralisant dans le monde, y produirait des effets analogues à ceux qu'elle a produits dans chaque pays lorsqu'en supprimant les lignes de douane intérieures, elle en a réuni toutes les parties dans un même foyer d'activité.

M. Dupuit a donc tort, si je ne me trompe, de comprendre au nombre des données fondamentales de son travail cette proposition, qu'il s'est formé partout, sous l'influence du régime restrictif, des industries fac tices, que le premier effet de la liberté commerciale sera de détruire, ainsi que les capitaux qui ont servi à les fonder. La supposition est d'autant plus fàcheuse que c'est précisément la crainte de ce résultat qui fait paraître la liberté si redoutable; que d'ailleurs, elle n'est, cette supposition, que très-médiocrement fondée, et qu'enfin elle s'accorde assez mal, ce semble, avec cette autre proposition de l'auteur, que lalberté commerciale est surtout favorable aux pays les plus mal dotés, les moins avancés et qui se trouvent dans la situation la moins avantageuse, ce qui est assez, je suppose, le cas de ceux dont les forces se trouvent engagées dans des travaux peu productifs ou dans ce qu'on appelle des industries factices.

La vraie vérité, c'est que les divers pays sont dans des situations à mille égards dissemblables, et que, s'il y a chez tous un certain fonds commun et plus ou moins homogène d'avantages naturels et acquis. il y a chez tous aussi un fonds infini de différences et d'inégalités plas ou moins indestructibles. D'où la conséquence qu'ils ne sauraient tous, sans doute, voir leurs efforts couronnés des mêmes succès et leurs industries également fécondes, mais non pas que les mieux situés et que le ciel a doués des facultés les plus heureuses sont destinés, par l'eft même de leurs avantages naturels, à étouffer l'industrie des autres. C'est, en effet, le contraire qui a lieu, et la vérité est que plus les bien dones et les bien dotés voient leurs facultés et leurs ressources s'accroître, et plus il y a de chances pour ceux qui se trouvent dans des conditions moins bonnes de voir la prospérité des autres arriver jusqu'à eux. Iln'y a pas lutte entre eux, comme l'observe judicieusement M. Dupuit, ily a concours, il y a mutuelle assistance, et l'intérêt de tous, et surtout des moins bien partagés, est que de libres communications s'établissent entre les uns et les autres.

C'est cette thèse de M. Dupuit que la liberté commerciale est surtout favorable aux pays que la nature a le moins favorisés, qui est la véri ritable, et qu'il importait surtout à l'auteur de bien établir, d'autant que, dans la réalité, elle était excellente et susceptible de recevoir les développements les plus heureux et les plus concluants.

Je suis obligé d'avouer que, des propositions que devait démontrer son ouvrage, celle-ci, qui était peut-être la plus importante, est une de celles dont la démonstration me semble la moins réussie. Je ne sais s'il

avait vu d'une manière suffisamment exacte et suffisamment claire suivant quelle loi la richesse se propage dans le monde, comment elle va des pays industrieux et riches à ceux qui le sont moins, et comment ceux-ci, dont la disposition est de se séquestrer, de se claquemurer, auraient, au contraire, le plus grand besoin de se mettre, autant que possible, en relation avec ceux qui ont sur eux de l'avance. Le fait est qu'il y a, dans cette partie de son travail et dans quelques autres, quelque chose d'abstrait et de tendu qui en rend l'intelligence assez difficile. Peut-être y a-t-il aussi dans certaines de ses propositions quelque chose d'un peu absolu. Ce sont des défauts qui tiennent sans doute au caractère exagérément doctrinal de son travail, comme cette dernière imperfection est peut-être imputable aux habitudes d'esprit que fait contracter la culture prolongée et à peu près exclusive des sciences exactes, notamment des mathématiques, qui ne préparent pas toujours bien, comme on sait, à la recherche de la vérité dans les sciences morales et sociales. On ne saurait dire au surplus que ce tour d'esprit soit particulièrement sensible ici, et, tout habile mathématicien qu'il puisse être, M. Dupuit n'en est pas moins un économiste fort distingué. Je ne sais même si, parmi les hommes qui sont sortis de l'école polytechnique et de celle des ponts et chaussées, il en est beaucoup qui parlent aussi correctement que lui la langue de l'économie politique. Son ouvrage, à tout prendre, et malgré ce qu'on y peut signaler d'imperfections, est un excellent travail, plein d'aperçus ingénieux et justes, heureusement développés, et, malgré le tort qu'il a de ne pas démontrer avec une vigueur et une clarté suffisante quelques-unes des principales vues qu'il renferme et qu'il était le plus essentiel d'accréditer, de nature encore cependant à servir efficacement la réforme qu'il s'agissait de défendre et à affaiblir dans l'esprit de ses contradicteurs les préventions inquiètes et hostiles qui peuvent opposer le plus d'obstacle à son accomplissement. C'est au surplus à l'expérience qu'il est surtout réservé maintenant de terminer ce travail et d'achever de convertir ceux que le raisonnement n'avait pu suffire encore à convaincre. On ne peut nier toutefois que l'expérience n'eût rencontré moins de difficultés et ne se fùt mieux faite si elle avait été plus complétement préparée, et si l'assentiment éclairé du public l'avait précédée au lieu de la suivre. Accomplie prématurément, la réforme court plus ou moins le risque d'avoir le sort des biens mal acquis, et de rester contestable et douteuse jusqu'à ce que l'expérience l'ait suffisamment justifiée.

CH. DUNOYER,

De l'Institut.

2e SÉRIE. T. Xxx. - 15 mai 1861.

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RAPPORT SUR UN OUVRAGE DE M. G. DU PUYNODE

INTITULÉ :

DES LOIS DU TRAVAIL ET DE LA POPULATION (1)

Un écrivain, qui passe dans les champs une grande partie de sa vie et qui, si je ne me trompe, en partage l'activité entre la pratique de l'art agricole et la culture passionnée des sciences économiques, M. Gustave du Puynode, m'a adressé, en me priant de vous en faire agréer l'hommage, un livre intitulé: Des Lois du travail et de la population.

Cette nouvelle publication de M. du Puynode, qu'avaient précédée d'autres publications appartenant au même ordre d'idées, et notamment ses deux volumes sur la Monnaie, le Crédit et l'Impôt, et son Voyage d'un économiste en Italie; cette nouvelle production, dis-je, est sa composition la plus capitale. C'est un ouvrage en deux volumes, en apparence d'une seule tenue, car l'auteur l'a intégralement partagé en une seule série de livres, de chapitres, de paragraphes, et je me demandais, à l'inspection du titre, et en voyant les divisions et subdivisions régulières que l'ouvrage a subies, si ce n'était pas là, en effet, un exposé systématique et ex professo des lois naturelles du travail, magnifique sujet d'études, qui a déjà donné lieu à bien des investigations, depuis que les sciences économiques sont cultivées, et qui est probablement destiné à provoquer bien des efforts d'esprit encore.

Je crois devoir pourtant remarquer que l'ouvrage n'est pas précisément ce qu'il paraît être, et il serait difficile, en effet, d'inférer de la division matérielle du livre, qu'il renferme l'exposition philosophique et systématique du grand sujet que l'auteur semble, au premier aspect, avoir eu le dessein de traiter. Les matières y sont juxtaposées plutôt que systématisées. C'est un travail où se trouvent sans contredit bien des choses, où de nombreuses questions économiques sont abordées, questions au milieu desquelles on n'a nulle peine à se reconnaître, qui sont généralement traitées avec talent et avec sens, où l'auteur fait preuve d'une grande instruction économique, où brillent les traces d'une lecture infinie, peut-être d'une lecture trop grande, car elle nuit quelquefois à l'originalité de l'ouvrage et même à la clarté de l'exposé. Mais ce qu'on n'y trouve pas, tant s'en faut, au même degré, c'est justement ce que semblaient promettre le titre et la division matérielle du

(1) Paris, Guillaumin et C. 1861, 2 vol. in-8°.

livre, c'est-à-dire une réunion de choses coordonnées, subordonnées, déduites les unes des autres, se rattachant toutes à une même donnée fondamentale et tendant ensemble au développement d'un grande sujet. L'ouvrage, il faut le reconnaître, n'offre d'aucune façon le caractère d'une composition systématique, et il ne présente, en particulier, que d'une manière très-incomplète, le développement du sujet qu'enveloppent les quatre mots : des Lois du travail, inscrits dans le titre de l'ouvrage. L'auteur ne cherche en effet à établir ni quel est l'ensemble des travaux qu'embrasse naturellement l'économie de la société, ni quel est l'ensemble des conditions auxquelles la puissance de tout travail est naturellement subordonnée. Il est difficile de ne pas avouer que son ouvrage présente, sous les deux aspects, des lacunes et quelques incorrections regrettables. Il est d'importantes catégories de travaux dont il ne fait aucune mention, par exemple les industries extractives, la grande industrie des transports; et, d'autre part, des ordres de faits tout entiers sur la nature desquels ils se trompe, je crois, par le rapprochement qu'il établit entre eux malgré la différence radicale qui les sépare, et, par exemple, la fonction des échanges et l'art des transports, qu'il réunit ou plutôt qu'il confond sous la commune appellation de commerce, encore bien que ce soient là deux choses absolument dissemblables et dont l'une est productive, tandis que l'autre ne l'est pas. D'un autre côté encore, et si l'on entre dans le détail des conditions auxquelles se lie la puissance du travail, il est une multitude de choses dont on ne trouve dans son livre aucune trace, et il ne parle en effet de presque aucune des lois générales auxquelles on est conduit par la décomposition des forces auxquelles la puissance du travail est naturellement subordonnée. Or, comment voir un véritable exposé des lois du travail dans une composition où sont à remarquer de telles lacunes? A vrai dire, l'auteur s'est moins proposé, si je ne me trompe, de faire un exposé philosophique des lois auxquelles Dieu a voulu que fût soumise l'activité humaine pour être vraiment appropriée à l'accomplissement de nos destinées, que de traiter des lois positives que les hommes ont faites pour régler la police du travail, et c'est seulement de ces lois tout humaines, et si peu d'accord encore sur tant de points avec celles de Dieu, qu'il a entendu parler. Il les considère dans un certain nombre de travaux et à des époques fort diverses, dans le passé et dans le présent; et il paraît même, quoiqu'il ne le dise pas d'une manière trèsexplicite, s'être particulièrement proposé d'exposer et de combattre ce que notre législation administrative, presque entière, renferme encore, à l'heure qu'il est de contraire aux deux lois de l'économie politique qu'il regarde comme les plus fondamentales, à savoir la liberté et la propriété, la libre et légitime action du travail, et la pleine et sûre possession des biens qu'il procure.

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