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C'est surtout en France, dit-il, et à notre époque qu'il convient surtout de rappeler dans toute leur intégrité ces principes fondamentaux. Nous sommes redevenus l'un des pays où l'activité productive des populations rencontre devant elle le plus d'intolérables sujétions, encore bien pourtant qu'il soit l'un des premiers qui aient affranchi le travail des lois tyranniques qui l'opprimaient autrefois. Des classes entières de travailleurs subissent le joug des corporations que Turgot avait si justement flétries et que l'Assemblée constituante croyait avoir à jamais détruites. Il y a bien, il est vrai, quelque raison pour qu'il en soit ainsi. Nous sommes, en effet, des nations modernes celle peut-être qui a le plus retenu les croyances de l'antiquité sur le rôle respectif qu'ont à remplir dans la société l'activité particulière et celle des pouvoirs publics. Nous avons sans doute des droits individuels plus précieux que n'en possédèrent jamais les citoyens de Rome et de la Grèce aux plus belles époques de ces États; mais il n'en est pas moins vrai que nous consentons, grâce aux tristes enseignements que nous ont transmis, à travers les âges, des légistes formés à l'école de ces temps anciens, à subir toute sorte de règlements arbitraires et vexatoires, et quelle qu'ait été la diversité des régimes au travers desquels nous avons passé depuis soixante-dix ans, il n'en est pas un qui n'ait suivi les traditions administratives de Richelieu, de Louis XIV, et dont l'œuvre n'ait été de rapprocher la législation et l'organisation de la France moderne de la législation et l'organisation despotique de l'empire romain. Aussi ne fut-il jamais au monde autorité plus affairée, plus agitée, plus agissante, plus tracassière, plus gênante que ne l'est celle de ce pays. Elle dirigne nos labeurs, elle dispose de nos biens, elle inspire nos opinions. Il ne lui resterait qu'à montrer que ses lumières sont égales à son zèle et son désintéressement à son infaillibilité.

Voilà à peu près dans quels termes et en présence de quels faits l'auteur annonce ce qu'il se propose en étudiant les lois du travail. Il est loin, comme on voit, d'envisager le sujet dans toute son étendue et de prétendre exposer dans leur généralité les causes auxquelles la puissance du travail se lie. Il veut seulement montrer, autant qu'il le pourra, la force qu'il puise dans des lois justes, c'est-à-dire dans une police qui, en réprimant les mauvaises actions qui peuvent s'y mêler ou qu'il peut servir à commettre, respecte rigoureusement sa liberté, et signaler d'ailleurs, sous toutes leurs formes, les lois qui ne le règlent qu'en l'enchaînant. Aussi, dans les ordres de travaux assez nombreux qu'il passe en revue, et au milieu des observations générales et fort diverses qu'ils lui suggèrent, a-t-il surtout pour objet, d'un bout à l'autre de son livre, de dénoncer et de poursuivre ces atteintes que la législation porte si souvent à lal iberté du travail, et en fait-il, en les prenant à leur origine, et en les suivant jusqu'à leurs dernières transformations, de vives cri

tiques qui sont en même temps fort éclairées. C'est là la partie essentielle de l'ouvrage, celle qui en constitue la spécialité, et l'on ne saurait rendre trop de justice à la sûreté des principes et à l'élévation des sentiments qui l'ont inspirée.

Toutefois, ce côté même de l'ouvrage me laisse, malgré ce qu'il offre de vrai mérite, deux regrets à exprimer à l'auteur.

Il a en effet ce premier tort que, tout en critiquant sous beaucoup d'aspects et avec infiniment de justesse, les mesures, si abusivement qualifiées de préventives, par lesquelles on a, depuis si longtemps, prétendu régler la liberté du travail, il n'indique pas ou n'indique au moins que d'une manière bien insuffisante comment ces mesures, dont on s'est, en général, tant borné à signaler les inconvénients et les dangers, pourraient être avantageusement remplacées par des applications du droit commun, suffisamment intelligentes et prévoyantes, qui, en respectant la liberté, s'attaqueraient seulement aux excès dont elle est susceptible, et seraient préventives de la seule manière dont puisse l'être une bonne législation, c'est-à-dire en laissant à l'activité des populations l'initiative dont elle peut se passer, mais en y ajoutant la responsabilité de leurs actes et en les avertissant par un suffisant appareil de défenses et de pénalités, dont l'application serait laissée à la justice, de la nécessité où elles sont de se régler. Ce soin, que ne paraît pas avoir pris M. du Puynode, et dont l'omission se fait malheureusement trop remarquer dans la plupart des livres où ont été le mieux appréciés les abus du régime réglementaire, il est d'autant plus regrettable que M. du Puynode l'ait négligé qu'il était à la fois plus facile et plus nécessaire de montrer quelles transformations il y avait à faire subir à ce régime, et, en laissant autant que possible tous les travaux à la libre initiative des individus, d'indiquer les incuries, les témérités, les nuisances, les actes dommageables de toute espèce dont la liberté aurait à s'abstenir, les peines dont ces actes seraient passibles, les juges par lesquels ces peines seraient appliquées; et le principal soin qu'auront à prendre désormais les hommes qui voudront travailler utilement à affranchir le travail de la domination toujours plus envahissante des tutelles administratives sera, qu'on y songe enfin, dans toute tentative de réforme faite à cette intention, d'indiquer, avec une netteté qui ne laisse prise à aucune équivoque, les règles du droit de répression ordinaire qui devront être substituées au régime dit préventif de l'administration, et de montrer comment ces règles pourront, sans attenter à la liberté, offrir à l'ordre toutes les garanties vraiment désirables.

Au tort de ne pas parler ou de ne parler qu'à peine de ce régime, à substituer à celui qui est l'objet de ses justes critiques, et qui est destiné à le remplacer avec tant d'avantage et de supériorité, l'auteur en joint un second, que je trouve peut-être encore plus regrettable, quoiqu'il

ne soit pourtant qu'une conséquence assez naturelle du premier : c'est de ne pas s'arrêter à la gravité de l'entreprise, et de ne rien dire des difficultés dont sera longtemps entourée parmi nous la substitution des simples répressions judiciaires à la police arbitraire de l'administration et à son despotisme dit préventif. S'il est une chose opportune et qui importe aux amis de la liberté, c'est de se former à cet égard des idées justes et d'avoir des règles de conduite assurées; c'est bien de savoir avec quels ménagements habiles une telle opération, même très-partiellement tentée, voudra toujours être conduite, et conduite nonseulement dans les actes, mais dans les paroles et dans les débats qu'elle ne pourra manquer de susciter; comment, si elle autorise à l'égard de l'ignorance orgueilleuse et de l'iniquité violente l'usage d'une polémique animée, elle commandera toujours d'user envers l'erreur de bonne foi, de ménagements extrêmes, et voudra qu'on mette à l'éclairer, à la rallier, à conquérir doucement son appui, du temps, de la suite, de la patience, de la persistance; avec quelle rigueur surtout elle voudra qu'on se pique de condescendance envers les esprits faibles, qu'on s'applique à donner en général au public des témoignages de sa considération et de son respect, et surtout qu'on témoigne de ce respect pour le public par le soin qu'on mettra à s'abstenir de toute précipitation dans les actes, à ne pas vouloir ravir son suffrage plutôt que le conquérir et l'arracher à ses habitudes anciennes avant que les idées nouvelles aient été suffisamment accréditées. On ne saurait trop considérer ce qu'il y a dans ces renseignements de sagesse, à quel point il serait dangereux de les négliger, avec quelle facilité peuvent être détruites des réformes trop facilement accomplies, ce qu'il nous a été donné d'éprouver à cet égard d'amers déboires; et, en voyant ce que M. du Puynode a réuni dans son travail de critiques judicieuses contre un régime qui avait déjà soulevé tant d'objections et dont l'appréciation théorique laisse si peu à désirer, je regrette fort de n'y pas trouver ce qui eût complété le mérite de l'ouvrage, c'est-à-dire l'indication, aussi explicite que possible, des règles du droit commun qui sont destinées à prendre un jour parmi nous la place de l'arbitraire, et surtout celle des lentes et sages méthodes suivant lesquelles il devra être procédé à cette substitution. C'est de ce travail pratique et tout d'application que les amis de la liberté, je le répète, auront à se préoccuper désormais.

J'ai signalé plus haut quelques lacunes dans la nomenclature des travaux productifs dont M. du Puynode s'est occupé. Je dois cependant, pour être exact, reconnaître qu'il a été, à cet égard, plus correct et plus complet que beaucoup d'autres économistes, et qu'il n'a pas fait difficulté de comprendre dans la vaste catégorie des occupations productives celles dont l'activité s'applique directement à l'éducation du genre humain. A cet égard même, je dois être d'autant plus reconnais

sant de l'assistance qu'il a eu la bonne intention de me prêter que, tout en se montrant de la bienveillance la plus polie, il a su rester fort sincère et ne m'a pas dissimulé que son opinion se séparait de la mienne en ceci, que, tout disposé qu'il fût à reconnaître que les arts qui agissent sur l'homme sont des arts producteurs, il a trouvé néanmoins que j'allais trop loin, et qu'en disant que l'économie politique ne cherchait pas seulement suivant quelles lois l'homme devient riche, et en ajoutant qu'elle chercherait ainsi suivant quelles lois il devient savant, habile, éclairé, poli, moral, etc., j'allais fort au delà de la richesse, qui était, observait-il, le véritable et unique objet de la science, et que je poussais ainsi la science au delà de son objet,

J'en demande bien pardon à M. du Puynode, mais il ne prend pas garde que c'est lui qui se méprend ici, et qu'en reconnaissant d'une part que les arts qui font l'éducation de l'homme sont des arts producteurs, qui entrent par cela même dans le domaine de l'économie politique, et en soutenant, d'un autre côté, que les arts qui éclairent, polissent, moralisent l'homme vont au-delà de la richesse, et que c'est pousser la science hors de ses limites que de vouloir qu'elle s'occupe du rôle que ces arts jouent dans la société, il tombe dans une contradiction palpable. Je veux bien, quoique la chose ne me satisfasse que très-incomplétement, qu'on assigne pour objet à la science la recherche des lois suivant lesquelles l'homme devient riche; mais au moins ne veux-je pas qu'on dise qu'elle perd son objet de vue et va au delà de la richesse quand elle recherche suivant quelles lois il devient savant, habile, éclairé, moral, etc. ; car d'une part il devient tout cela de la même manière et suivant les même lois qu'il devient riche, et il n'y a pas à contester, d'un autre côté, que la science, les lumières, les mœurs et toutes les qualités précieuses que le travail bien dirigé développe dans l'homme ne doivent, aussi bien et mieux encore que les utilités qu'il parvient à fixer dans les choses, être comprises au nombre des formes innombrables que la richesse peut revêtir et sous lesquelles on la voit se répandre dans la société; elles font, en effet, on ne peut plus essentiellement, partie des richesses sociales; elles en forment non-seulement la partie la plus noble et la plus élevée, mais aussi la partie la plus activement féconde; elles sont d'ailleurs, comme celles qui reçoivent leur nom de la matière dans laquelle le travail les a réalisées, appréciables, mesurables, transmissibles, échangeables, avec cette seule différence qu'elles se transmettent quand elles sont fixées dans les choses avec les choses mêmes dans lesquelles elles se trouvent réalisées, tandis que, lorsqu'elles consistent en facultés, en aptitudes, en forces, en valeurs de la nature de celles qui se réalisent dans l'homme, elles sont transmises par du travail, par des services de ceux qui les offrent à ceux

qui les demandent, de ceux qui les possèdent à ceux à qui elles sont communiquées ou au service de qui elles sont mises.

Et il est assurément fort heureux qu'il en puisse être ainsi, et qu'elles forment effectivement des richesses, et des richesses échangeables et transmissibles; car il n'est pas de classe de familles, il n'est pas d'ordre de travailleurs qui n'aient à commencer par acquérir des moyens d'existence, par se créer de suffisantes fortunes, et comment y parviendraient ceux qui n'ont à offrir que leurs aptitudes et les faits et gestes auxquels elles leur permettent de se livrer, s'ils ne pouvaient mettre au service d'autrui leurs facultés et les services qu'elles leur donnent le pouvoir de rendre? Aussi est-ce là ce qu'ils font ou peuvent faire tous, depuis le plus grossier manœuvre jusqu'au propagateur des forces intellectuelles et morales les plus élevées; et rien n'est moins rare que de les voir se créer par là des fortunes plus ou moins considérables : preuve évidente que si les arts qui les ont mis en possession de ces forces, dont ils font un si légitime et si fort commerce, ont créé en eux des richesses d'un ordre spécial, ils y ont pourtant créé de vraies richesses, et, partant, que l'économie politique peut s'occuper de ces arts, ainsi que de tous les autres, sans aller au delà de la richesse, comme le dit M. du Puynode, et sans sortir des limites qu'il pense qu'on doit lui assigner.

Mais, demandera-t-il peut-être, s'il n'est pas un ordre de travaux que la science économique ne puisse faire entrer dans le cadre de ses recherches, que restera-t-il à faire aux autres, et qu'est-ce qui constitue en réalité la spécialité de celle-ci?

Ma réponse est bien simple. Elle consiste à dire que l'économie politique n'a à s'occuper spécialement d'aucun ordre de travaux, parce qu'il n'en est pas un qui ne soit l'objet spécial de quelque science particulière, mais qu'elle doit s'occuper de tous d'une manière générale, parce qu'ils entrent tous dans l'économie de la société et sont tous nécessaires à l'accomplissement des travaux que l'économie sociale embrasse. Ou bien ma réponse consiste à dire qu'un traité d'économie politique n'est un traité particulier ni de politique, ni de morale, ni de pédagogie, ni d'esthétique, ni d'agronomie, ni de technologie, ni d'aucune des grandes catégories de travaux qui entrent dans l'économie générale de la société; mais qu'elle doit dire de chacun et de tous comment ils entrent dans cette économie, quel rôle ils y remplissent, quelle influence ils y exercent, quel mutuel concours ils s'y prêtent, à quel ensemble de causes leur puissance est subordonnée, et c'est précisément dans cet exposé général que consiste la spécialité de l'économie politique. La réduire, comme on le fait, à n'être qu'un traité technique de trois classes de travaux, qu'on désigne même dans un mauvais ordre et d'une manière partiellement incorrecte par les noms d'industrie agricole, manufacturière et commerciale; la réduire, dis-je, à l'exposé

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