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rendu au mois de juin 1787. Malheureusement on avait perdu dix ans. Vingt-deux assemblées provinciales furent créées, en vertu de l'édit, dans les derniers mois de 1787, sur les mêmes bases que celles du Berri et de la Haute-Guienne. Elles sè réunirent et commencèrent leurs travaux; mais l'agitation causée dans tout le royaume par la convocation des états généraux, et bientôt après la réunion de l'Assemblée nationale ne leur permirent pas de prendre un grand développement. A la fin de décembre 1789, fut rendue la loi qui instituait la nouvelle organisation départementale, et qui, par conséquent, mit fin à l'existence des assemblées provinciales. C'est le tableau de ce qu'ont été ces assemblées pendant leur courte existence que M. de Lavergne a entrepris de retracer. Les historiens du règne de Louis XVI n'ont parlé jusqu'ici que très-incidemment de cette grande tentative qui n'avait pas encore été étudiée par province dans tous ses détails. Cette étude, sous une plume aussi instruite des faits qu'habile dans la forme, est destinée à jeter un grand jour sur l'état réel de la France à la veille de la Révolution.

M. de Lavergne fait connaître, dans tous leurs détails essentiels, la constitution, les travaux, les tendances des assemblées provinciales du Berri, de la Haute-Guienne et de la Champagne. Les évêques y jouèrent un grand rôle, surtout dans les questions de finances et de travaux publics, à la satisfaction générale de l'opinion, moins avisée alors qu'aujourd'hui de la séparation à établir entre le temporel et le spirituel. L'agriculture y excita une vraie et chaleureuse passion, et parmi les questions agricoles, l'amélioration des bêtes à laine et la création de prairies artificielles tinrent le premier rang. La distinction des ordres n'empêcha point l'accord des résolutions dictées par l'intérêt public, et toutes les âmes s'unirent, plus fermement encore, dans une grande indépendance de conduite et de langage envers les intendants qui représentaient l'autorité royale. M. Seignelay de Colbert, successeur de M. Champion de Cicé dans la présidence de l'assemblée de la Haute-Guienne comme dans l'épiscopat de Rodez, fit entendre en ce sens de fières paroles, échos du sentiment provincial, dont la vigueur attestait que la fidélité des coeurs n'exige point l'abaissement des

caractères.

Le mémoire de M. de Lavergne, en mettant en lumière l'une des créations les moins connues et des plus libérales du règne de Louis XVI, montre tout ce qu'il y avait encore de ressources au sein de l'ancienne France pour échapper à une révolution violente, et tout ce que l'âme de l'infortuné monarque contenait de loyales intentions. Que la Providence lui eût accordé un grain de ce génie, qui se reconnaît aux volontés comme aux desseins, dont elle s'est montrée tant de fois prodigue envers de moins vertueux, et Louis XVI, prenant d'une main aussi ferme qu'elle était généreuse la conduite de toutes les réformes, eût, avec le

concours de l'élite des provinces, renouvelé la face de la France, la sauvant en se sauvant lui-même !

M. Giraud a continué la lecture de son mémoire sur le travail des nègres, dont il a été donné une première analyse dans le Journal (1). Nous y reviendrons quand nous le connaîtrons en entier. Prenons acte pourtant sans tarder des graves abus que l'auteur constate au sujet du recrutement à la côte d'Afrique de noirs libres ou rachetés, tel qu'il a été pratiqué pendant plusieurs années. Dénoncés par le gouvernement anglais, ces abus ont provoqué, après l'affaire du Charles-et-George, une enquête dont le public a ignoré les révélations, mais dont le résultat se devine clairement à l'interdiction prononcée peu après contre ce genre d'opérations. Sur plusieurs navires, des centaines de ces malheureux, violemment recrutés, violemment entassés, avaient été sacrifiés sans pitié au moindre signe de révolte ou à la première apparence de péril dù à l'approche d'un bâtiment de guerre. Pendant longtemps une partie de la presse française, celle surtout qui arbore avec le plus de bruit le drapeau de la religion et de la morale, nia obstinément les iniquités de ce trafic qui se colorait volontiers du salut des âmes par une éducation chrétienne, et ne couvrait au fond que l'intérêt trèsprofane des planteurs devant les révélations nouvelles du directeur de l'Académie, de telles dénégations seront désormais impossibles. Les colons eux-mêmes des Antilles et de la Réunion, mieux inspirés depuis quelques mois, au lieu de plaider une cause perdue, ont le bon esprit de se défendre de toute complicité en rejetant la faute sur les seuls armateurs et capitaines de navire. S'ils persistent à préférer les Africains à tous autres engagés, parce que les premiers travaillent et s'acclimatent mieux, ils demandent que le recrutement, pour être purifié de ses scandales antérieurs, soit confié au gouvernement seul, et non plus à la spéculation commerciale. C'est tomber d'un excès dans un autre. La vraie solution consisterait à ne permettre le recrutement et l'embarquement que dans les établissements et comptoirs français, proclamés terres d'asile pour tous les esclaves africains, et de confier la surveillance des opérations à un officier de haut grade dans la marine, ou à un éminent fonctionnaire civil, au lieu de délégués subalternes à bord des navires, qui furent trop souvent des compères et des complices. Jusqu'à l'adoption de telles garanties, tout recrutement de noirs. prétendus libres ou affranchis rappelle, par trop de ressemblances, l'ancienne traite, pour n'être pas justement suspect à quiconque ne sacrifie pas les principes, les droits, les intérêts durables aux profits d'un jour, d'un pays et d'une classe.

Divers rapports ont attiré l'attention de l'Académie.

(1) N' du 15 mars, p. 445.

M. Michel Chevalier en a fait un sur un écrit intitulé Mémoire sur la nécessité d'introduire en France les banques de dépôts, les chèques et les virements de chèques, d'après la méthode anglaise. Le rapporteur a rappelé brièvement l'origine, les caractères et le rôle des banques de dépôt, en y ajoutant des renseignements statistiques sur le nombre et les opérations des banques de Londres, dont l'étonnante prospérité est due à quelques mesures simples et judicieuses que l'auteur de l'écrit recommande à l'imitation du public français. C'est le chèque (en anglais check) combiné avec la maison de liquidation (Clearing House, entre lesquels se placent le compte-courant et les virements des chèques. M. Chevalier fait connaître un progrès assez récent qui consiste dans le chèque barré, différent du chèque primitif, en ce qu'il porte entre deux barres le nom de la personne par laquelle il doit être présenté en paiement, et cette personne est toujours un banquier, et par conséquent une personne connue, à titre de confrère, du banquier qui doit effectuer le paiement. De cette manière on prévient des détournements possibles, car le nouveau banquier, qui devient ainsi l'intermédiaire, sait de qui il tient le chèque. Le nom de ce banquier, servant d'intermédiaire, s'ajoute sur le chèqué au dernier moment, de la main du détenteur, mais les barres entre lesquelles il est tracé sont inscrites au préalable.

J'ai rarement lu, conclut le rapporteur en terminant, un écrit dans lequel le mécanisme des banques, l'étendue des services qu'elles peuvent rendre, et le moyen de les pourvoir simplement d'éléments d'action, fussent exposés d'une manière aussi naturelle, avec autant de lucidité que dans la brochure dont j'ai à faire hommage à l'Académie. Elle signale, par rapport à l'organisation des banques, un progrès considérable, sanctionné par une expérience faite sur la plus grande échelle, un progrès que la France pourrait s'assimiler.

. M. Dunoyer a lu un rapport, que le Journal des Économistes publie en entier, sur un nouvel ouvrage de M. du Puynode, intitulé les Lois du travail et de la production (1). Sous la réserve de quelques dissidences, rares et peu importantes, il en signale le caractère libéral, l'érudition variée, la doctrine et la critique également sûres, le style clair quoique scientifique.

M. Franck a lu des extraits d'un rapport qu'il a adressé, au nom de l'Institut, au ministre de l'instruction publique, sur le meilleur système d'éducation des sourds-muets. La commission à laquelle ce travail a eté demandé, après avoir visité les principaux établissements de France et quelques-uns de l'étranger, a confié à M. Franck le soin de rédiger ses observations. Le rapporteur, passant en revue tant les procédés tech

(1) 2 vol. in-8°. Chez Guillaumin et C.

niques que les méthodes d'enseignement, dénie toute valeur sérieuse à · la prononciation artificielle obtenue à grand'peine de quelques sourdsmuets, ainsi qu'à la lecture sur les lèvres à laquelle on parvient à les dresser avec une peine infinie. Pour peu qu'on ait vu de ces prétendus phénomènes, vrais tours de force qui font valoir le maître plus que l'élève, on partagera l'avis du rapporteur. Mais il obtiendra peut-être une adhésion moins unanime dans la critique sévère qu'il a faite des signes méthodiques imaginés par l'abbé de l'Épée et perfectionnés par ses disciples et successeurs. Aux appréciations de M. Franck, M. Dupin a opposé une scène dans laquelle un discours qu'il prononçait dans une assemblée de sourds-muets, et qui leur était traduite à l'instant, en signes méthodiques, par un de leurs professeurs, produisait sur leur physionomie des mouvements en accord avec ses propres paroles, et les applaudissements éclataient avec un à-propos qui témoignait de la communication rapide établie entre la pensée de l'orateur et celle des auditeurs.

M. Giraud a fait un rapport verbal sur un livre de M. Frégier, intitulé: Portalis, philosophe chrétien, ou du véritable esprit philosophique. Cet ouvrage, a-t-il dit, n'est pas, comme le titre pourrait induire a le penser, un panégyrique de Portalis c'est un ouvrage de discussion philosophique ayant pour but de montrer l'usage et l'abus de l'esprit philosophique en matière de philosophie proprement dite, de religion, de politique, d'histoire, de littérature, etc. Le livre célèbre de Portalis a seulement fourni à l'auteur l'occasion de faire une œuvre de critique philosophique et religieuse, adaptée au dix-neuvième siècle. Jugeant avec raison que ce livre, quel qu'en fût le mérite, était moins connu qu'il ne devrait l'être, M. Frégier s'est appliqué à en faire ressortir toute l'importance: c'est en quelque sorte une réparation autant qu'un nouvel hommage. Au reste, il ne se range pas servilement à la parole du maître; plus d'une fois il s'en écarte sur des questions métaphysiques, religieuses ou littéraires. Son travail révèle beaucoup de sagacité et de pénétration, d'indépendance et de bonne foi, et tant pour le fond que pour la forme il se recommande aux esprits sérieux qui aiment la saine philosophie et la bonne littérature: c'est en un mot un bon livre.

Comme complément au rapport de M. Giraud, ajoutons que M. Frégier, qui est juge au tribunal civil d'Alger, a publié sous ce titre : la Question juive en Algérie, ou de la naturalisation des juifs algériens, un courageux, éloquent et solide plaidoyer en faveur des israélites algériens, pour lesquels il demande la naturalisation en bloc et de plein droit, par mesure générale, au lieu de cette naturalisation en détail, qui suffit à quelques esprits méticuleux. Il montre quels inconvénients il y aurait à diviser en deux camps un groupe qui tire de son union sa force; il aurait pu signaler le danger de livrer le sort de chaque famille à la

bureaucratie, qui n'a que trop envahi en Afrique l'existence des particuliers autant que la vie publique en doublant son travail, on doublerait son nombre et son importance et ses effets délétères. La part qu'il convient de faire à la liberté consiste, d'après M. Frégier, à reconnaître à chaque israélite la faculté de refuser la naturalisation. Nous y ajouterions du côté de l'autorité française une faculté pareille pour cause d'indignité légale ou morale, une sorte de récusation.

M. Foucher de Careil a été admis à faire une lecture relative à un manuscrit de Leibniz (qu'il a découvert, avec tant d'autres, dans la bibliothèque de Hanovre), sur le livre du juif Maimonide intitulé: Moré Neboukim ou le Guide des Egarés. L'objet spécial de cette lecture est d'apporter quelques éléments nouveaux au débat qui a eu lieu l'an dernier, au sein de l'Académie, sur les emprunts faits par Spinosa aux doctrines juives et arabes du moyen âge. Leibniz établit que le livre de Maimonide, où se reflète le naturalisme d'Averroès et d'Avicenne, formule philosophique de la science arabe, a été connu par Spinosa; que dans ce livre se trouve la doctrine de l'émanation qui est le fond du panthéisme. M. Foucher de Careil constate la concordance de ces faits avec les vues émises précédemment par M. Cousin.

Dans les derniers mois, divers mouvements ont eu lieu au sein de l'Académie. En remplacement de M. Laferrière, elle a élu (à la majorité de 33 voix sur 35 votants), dans la section de législation, M. Renouard, conseiller à la Cour de cassation, ancien pair de France, auteur du Droit industriel, du Traité des faillites et banqueroutes, du Traité des brevets d'invention, etc., vice-président de la Société d'économie politique. Dans la section d'histoire, lord Stanhope a été élu correspondant, en remplacement de M. Léopold Ranke, devenu associé étranger. Lord Stanhope est auteur d'une Histoire de la Guerre de la succession en Espagne, d'une Histoire d'Angleterre depuis la paix d'Utrecht, de la Vie de Bélisaire, de la Vie du grand Condé, etc...

JULES DUVAL.

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