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besoin pour lutter contre les déplorables courtisans qui l'entourent et contre la bureaucratie russe. Maintenant, il lui reste à compléter sa grande œuvre de rénovation, en réformant les tribunaux et l'administration, et en introduisant un régime légal, un régime constitutionnel. Espérons qu'il aura l'intelligence et le courage nécessaires à cette grande

œuvre.

M. le comte URUSKI, ancien maréchal de la noblesse de la province de Varsovie, se joint à M. Dolgoroukow et espère que la solution de la question du servage en Russie contribuera à la solution des questions que soulève encore la condition des paysans libres en Pologne.

A ce sujet, M. DOLGOROUKOW, Sur la demande qui lui en est faite, donne des explications sur les principales dispositions de l'acte d'émancipation, et sur la constitution des terres des paysans, après l'émancipation.

Il dit que, conformément au nouvel acte, les paysans d'une commune ne deviendront propriétaires de leurs cabanes et des lots de terre qui servent à leur existence, qu'après avoir racheté les unes et les autres; jusque-là ils n'en sont que les usufruitiers permanents, et portent le nom de paysans temporairement obligés. Néanmoins, la loi d'émancipation, par une disposition sage et que l'on ne saurait assez louer, a permis à chaque famille de paysans de racheter isolément sa liberté complète en acquittant à la fois toute la part du rachat qu'il lui revient à payer. Après ce paiement, elle devient propriétaire de la cabane et de l'enclos y attenant, et a le droit de demander et de recevoir, à titre de propriété héréditaire, la part qui lui revient des champs et des prairies de la commune.

Les principales bases de l'émancipation sont les suivantes :

Dans chaque province, un comité, composé de nobles et de fonctionnaires, fixera la quantité de terrain à donner à chaque paysan, et la redevance en argent de ce dernier, d'après des bases établies par le gouvernement.

Les corvées doivent être supprimées dans deux ans au plus tard et remplacées par une redevance en argent.

Les serfs, jusqu'à ce qu'ils rachètent leurs enclos et leurs terres, sont appelés paysans temporairement obligés; mais le seigneur ne peut plus les faire punir. Ce droit revient aux autorités électives de la commune et du canton et au juge de paix. Les serfs obtiennent dès ce moment le droit de se marier sans la permission du seigneur, nécessaire jusqu'à ce jour; ils obtiennent le droit d'acquérir, de posséder, de tester, de plaider, d'emprunter, de conclure des baux et de passer des marchés. Les serfs peuvent racheter leurs cabanes et leurs enclos; mais comme

ils restent paysans temporairement obligés, jusqu'à ce qu'ils aient racheté les lots de terre arable qui servent à leur nourriture, ils ne sont point libres jusque-là, et ne peuvent quitter leur village sans la permission des autorités communales.

Néanmoins, si les serfs ne veulent point acheter de terre arable, et que l'ancien seigneur y consente, un accord à l'amiable peut avoir lieu. Pour le rachat de l'enclos et des terres, la redevance payée par le serf à l'ancien seigneur est capitalisée à 6 0/0, mais de la manière suivante: les 20 0/0 de la somme sont payés par les serfs eux-mêmes, directement au seigneur; les 80 0/0 restant sont payés au seigneur par le gouvernement, partie en billets du trésor, donnant 5 0/0 d'intérêt, partie en certificats garantis, également à 5 0/0. Les billets du trésor sont au porteur; les certificats garantis, au contraire, non-seulement sont nominaux, mais se trouvent encore considérés comme une propriété immobilière et ne peuvent être transmis à une autre personne qu'au moyen d'un acte de vente enregistré. Tous les cinq ans, le tiers des certificats garantis est retiré et remplacé par des billets du trésor au porteur; ainsi, en quinze ans, les certificats garantis auront été complétement retirés de la circulation.

Ainsi, par exemple, un propriétaire qui reçoit de ses paysans une redevance de 6,000 roubles, obtient, avec le rachat complet, 100,000 roubles, sur lesquels les paysans doivent lui payer 20,000 roubles, et le gouvernement lui délivre, en bons du trésor et en certificats garantis, 80,000 roubles, qui, à 5 0/0, lui donnent une rene de4,000 roub les sur la caisse de l'État.

Les paysans, à partir de ce jour de rachat, doivent payer au gouvernement, pendant quarante-neuf années, 6 0/0 sur la somme totale que le gouvernement a délivrée au seigneur, tant en billets du trésor qu'en certificats garantis.

Les paysans ont le droit de rembourser le gouvernement avant l'expiration des 49 années, et, une fois qu'ils ont remboursé la somme totale, ils deviennent complétement propriétaires de leurs terres. Ils ont alors le droit, s'ils le veulent, de les partager entre eux en lots de propriété individuelle et héréditaire. Chaque paysan se trouve investi alors du droit de réclamer pour soi, à titre de propriété personnelle, une part proportionnelle de terrain de la commune.

Dans chaque commune, il y a une assemblée communale, composée de tous les chefs de famille (un pour chaque enclos); cette assemblée élit l'ancien de la commune et s'occupe des affaires communales.

Plusieurs communes forment un canton (voloste). Dans chaque canton, il y a une assemblée cantonale, composée des anciens de chaque commune et d'un chef de famille sur dix, élu par chaque commune.

2 SÉRIE. T. XXX. 15 mai 1861.

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L'assemblée cantonale élit l'ancien du canton, le percepteur des impôts et les autres fonctionnaires du canton.

L'assemblée cantonale s'occupe de l'administration du canton, ainsi que de la conscription militaire.

Il y a un tribunal de canton pour les procès civils ne dépassant point la somme de 300 roubles (1,200 fr.). Ce tribunal est composé de douze chefs de famille annuellement élus par l'assemblée cantonale. La procédure y est orale.

Néanmoins, dans tous les procès civils entre un paysan et un noble, ainsi qu'entre un paysan et un bourgeois, le noble et le bourgeois ont le droit d'exiger que l'affaire soit portée devant le tribunal du district, où la procédure, ainsi que dans les tribunaux de province et au Sénat, est encore, malheureusement, jusqu'à ce jour, écrite et secrète, et où règne la vénalité la plus effrayante.

Chaque district est divisé en deux ou trois justices de paix.

Le juge de paix est le chef des assemblées cantonales et communales; il a le droit de mettre à l'amende, de condamner à la prison et de destituer les anciens des' cantons et ceux des communes. Il a le droit, de même que l'assemblée cantonale, de faire donner vingt coups de verge à chaque paysan.

Les assemblées cantonales et communales, ainsi que les anciens des cantons et ceux des communes, ont le droit de condamner les paysans à la prison et à l'amende.

C'est le juge de paix qui prononce sur les contestations entre les paysans et leurs anciens seigneurs. En cas d'appel, cet appel est porté à la régence qui sera établie dans chaque district, et de là il peut y avoir appel à la régence provinciale, établie dans chaque chef-lieu de province.

Les bons côtés de cette émancipation, sans parler déjà de ce qu'elle tranche cette question du servage qui s'élevait en Russie comme un obstacle à tout progrès, consistent encore dans la division des districts en cantons et en communes, et dans la création d'administrations cantonales et d'administrations communales, lesquelles vont servir de base au futur régime représentatif en Russie (tout régime constitutionnel ne pouvant être solide s'il ne s'appuie sur des libertés communales et municipales), et dans la création d'un tribunal de canton, composé de juges élus, ce qui peut mener à introduire l'élection dans la magistrature, principe que M. Dolgouroukow croit appelé, à servir, au moins dans les pays slaves, de base à une réforme judiciaire.

Maintenant, les défectuosités dans la loi d'émancipation consistent: En ce que le rachat n'est point immédiat et obligatoire, ce qui aurait pu être décrété par le gouvernement russe, si ce dernier avait eu plus

d'intelligence et plus de courage. L'état transitoire dans lequel se trouveront placés les paysans temporairement obligés peut amener bien des conflits et peut-être des malheurs.

Le terme de quarante-neuf années, fixé pour le payement des annuités, est trop long. C'est une mesure d'une fiscalité exorbitante et d'une insigne injustice; il fallait fixer trente-trois années, ou trentesept tout au plus.

Le règlement, dont il vient d'être donné une idée très-sommaire, est d'une longueur inouïe; il se compose de plus de douze cents articles, dont un grand nombre ont plusieurs paragraphes; il est trèscompliqué, beaucoup trop minutieux et même parfois complétement impraticable. Il porte, à chaque page, le cachet évident de cette manie de paperasserie et de réglementation, maladie incurable de toutes les bureaucraties, et en particulier de la bureaucratie russe, la plus formaliste, la plus chicanière et la plus fourbe qui existe au monde.

Enfin, l'idée de soumettre les gens auxquels l'on accorde la liberté à recevoir des coups de verge, est bien une idée pétersbourgeoise, une idée asiatique. Sans un gouvernement représentatif, et par conséquent sans publicité et sans contrôle, les paysans seront toujours volés par les fonctionnaires et pillés par les tribunaux. Malgré tout cela, le principal est fait: le servage de la classe rurale vis-à-vis de la noblesse est aboli. Maintenant, le servage de toutes les classes de la nation russe vis-à-vis du trône devient une anomalie et une impossibilité; il ne saurait durer. L'égalité devant la loi et le concours des représentants de la nation au gouvernement ainsi qu'au pouvoir législatif, deviennent indispensables. Tous les amis de la liberté et de l'ordre doivent désirer voir cette réforme s'accomplir pacifiquement; il faut souhaiter que l'empereur Alexandre, si bien inspiré par son cœur dans la question de l'émancipation des serfs, comprenne ces inévitables nécessités politiques, et qu'après avoir aboli le servage de la classe rurale, il abolisse également le servage dans lequel se trouvent encore plongées toutes les classes de la nation russe.

M. NAKWASKI, ancien nonce à la Diète polonaise (1), prend la parole. La société, ayant entendu un orateur russe sur les relations des paysans dans ce pays, et notamment les explications sur le dernier manifeste impérial, il pense être agréable à la réunion en donnant quelques explications sur ce qui se passe aussi en ce moment dans une partie de l'ancienne Pologne.

M. Nakwaski, ayant dernièrement éclairci cette question de l'éman

(1) Auteur de plusieurs écrits, tant en polonais qu'en français, traitant de la Question des paysans en Pologne.

cipation des paysans dans la Pologne entière, dans une brochure que le Journal des Economistes a annoncée dans le temps, sans entrer dans les détails de ce qui est advenu dans les autres parties de la Pologne, c'està-dire dans celles qui sont sous la domination prussienne, ou autrichienne, et sans parler des provinces incorporées à l'empire russe, la Lithuanie et les provinces ruthènes, s'occupe seulement du royaume de Pologne constitué par le congrès de Vienne, qui n'est qu'une partie de l'antique Pologne, que l'on confond souvent avec la Pologne entière, dans ces limites de 1772, garanties même par ce congrès, sous plusieurs rapports.

Dans ce petit royaume de 1815, né du duché de Varsovie de 1807, et qui renferme 4 à 5 millions d'habitants, il n'y a ni serfs ni esclaves, tous les habitants y sont égaux devant la loi, et cela par l'adoption, à la majorité de 105 voix contre 2, par la Diète du duché de Varsovie, du Code Napoléon qui régit la France.

Ni le servage, ni encore moins l'esclavage, n'ont jamais existé dans l'ancienne Pologne; car, comme le dit le savant Lelewel, « les paysans ont été plutôt des sujets de la noblesse, » qui, de son côté, composait le corps électoral et la force armée. Ce n'est qu'à la suite du partage de la Pologne, que le servage a été introduit, par les lois et coutumes russes, en Lithuanie et dans les provinces ruthènes. Aussi, l'empereur Napoléon Ier, en octroyant au duché de Varsovie la constitution de 1807 et en y proclamant l'abolition de l'esclavage, qui n'existait pas, n'a pu entendre que l'esclavage politique, que supportait alors cette partie de la Pologne du côté de la Prusse.

M. Nakwaski, après avoir exposé les relations des grands propriétaires (nom qu'il faut donner à ceux qu'on appelle par erreur dans le royaume seigneurs ou nobles, car chacun, selon le Code français, peut y être propriétaire territorial) avec les paysans, qui ne sont que fermiers à corvées ou à redevances pécuniaires, explique les dernières décisions de la Société agronomique du royaume de Pologne, société composée de 4,600 membres, c'est-à-dire de presque tous les propriétaires territoriaux de ce pays.

« Les grands événements politiques, a-t-il dit, qui viennent de s'accomplir à Varsovie intéressent aussi les économistes, vu la délibération de la Société agronomique et la décision mémorable qu'elle a prise malgré l'opposition du trop fameux ministre Muckanow, le 26 février, à Varsovie, presque au moment des massacres qui se commettaient dans cette ville.-Cette décision a pour but de transformer les paysans, qui jusqu'à présent font la corvée ou qui payent des redevances de la terre qu'ils cultivaient, en propriétaires de cette terre même. Elle est basée sur un système d'indemnité que les grands propriétaires recevront en lettres de gage de 4 0/0 (l'intérêt légal dans le royaume est de 5 0/0), ceux-ci

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