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compléter sa douzaine de mouchoirs ou de renouveler un peu plus souvent le nombre de ses chemises, et le nègre tenu dans l'abrutissement, exclu de la famille ou pouvant l'être à chaque caprice, roué de coups, si cela plaît au maître, c'est vers le nègre que vont et notre pitié et notre sentiment du juste. Ce n'est pas notre faute si nous nous indignons à la pensée que les bénéfices de nos filateurs et les économies que peuvent réaliser dans leurs achats les consommateurs de coton seraient prélevés sur la mise hors la loi de 4 millions d'hommes. Que les États du Sud jugent que ce n'est pas payer trop cher l'avantage de fournir le monde de coton que de l'acheter au prix de l'esclavage, nous sommes moins accommodants. Nous ne pensons pas que le développement du coton vaille un crime social et une souillure de l'humanité. Un écrivain esclavagiste, cherchant à nous piquer d'honneur, nous citait dernièrement les journaux anglais. La presse anglaise, écrivait-il, la presse anglaise, qui se loue du progrès incroyable des richesses de la nation et du bien-être. du peuple provenant de la consommation qui s'accroît chaque jour, ne se plaint plus aujourd'hui de ce que, sur chaque centaine de livres importées en Angleterre, quatre-vingt-trois sont le produit du travail d'esclaves. Elle avoue pleinement qu'il n'est pas possible, au moins pendant quelques siècles, d'avoir pour les besoins généraux assez de coton par le travail libre, ou du coton autre que le nôtre. » Il n'est pas exact que la presse anglaise présente cette respectable unanimité qui rendrait une arme terrible à ceux qui, dans la question de l'abolition de l'esclavage, où elle s'est montrée si résolue, ne craignaient pas de traiter d'hypocrites ses protestations de désintéressement. Non, l'Angleterre ne mentait pas quand elle attestait l'Évangile et qu'elle poursuivait partout l'esclavage au nom du christianisme. Lorsque l'Angleterre payait au prix de 500 millions l'émancipation des esclaves qui devait lui coûter encore d'autres sacrifices, elle obéissait sincèrement à l'inspiration généreuse qui animait les Wilberforce et les Canning. Quelques journaux dissidents ou renégats ne sauraient inculper l'opinion anglaise, dont l'irrésistible courant a tout fait pour renverser l'esclavage dans les possessions britanniques, et qui recommencerait encore aujourd'hui sa tâche glorieuse, si c'était à refaire, nous n'avons aucun doute à cet égard.

Grâce au ciel, cette incompatibilité de la culture du coton avec la liberté de 4 millions d'hommes n'existe pas. On peut encore espérer, en France comme en Angleterre, se procurer les étoffes qui ont pour base le coton sans acheter cet avantage par une des plus grandes abominations qui soient devant Dieu et devant les hommes. La possession de

manufactures florissantes n'implique pas la nécessité d'un genre de propriété qu'on ne peut admettre un instant sans nier du même coup le droit, la justice, la dignité humaine et la légitimité même de la propriété fondée sur le travail et sur l'inviolable liberté de l'individu, noir ou blanc. Car quelle chose pourra nous appartenir légitimement si nous ne nous appartenons pas d'abord nous-mêmes de plein droit? Pourquoi respecterai-je l'effet, si je ne respecte pas la cause; les fruits du travail, si je me crois le droit d'accaparer le travail lui-même? Soutenir qu'il faut pour cultiver le coton s'approprier et les fruits du travail d'autres hommes, et leur travail, et leur personne, est une de ces propositions tellement énormes qu'elles révoltent avant tout examen. Heureusement l'examen ne les laisse pas subsister davantage. Non que nous songions à nier ni les difficultés particulières de l'émancipation aux États-Unis, ni la solidarité qui unit cette question aux intérêts européens. C'est le caractère et la grandeur de notre temps, que rien, en bien ou en mal, ne s'y opère isolément. Nous profitons ou nous souffrons de ce qui se passe à des distances qui eussent été autrefois un abime infranchissable. L'esclavage aux États-Unis, c'est aujourd'hui un bras qui contribue à nous servir; ce n'en est pas moins un bras malade. S'il doit demain être amputé, nous subirons le contre-coup de cette opération doulou

reuse.

Ainsi, que cela soit bien entendu, il ne s'agit pas de savoir pour nous si les pays importateurs de coton ne se trouveront pas compris dans la crise américaine. Cela, malheureusement, ne saurait faire question, et déjà l'Angleterre se sent atteinte, dans ses grands centres manufacturiers, par des souffrances que quelques-unes de nos villes d'industrie ressentent aussi, quoiqu'à un moindre degré. Nul doute qu'une guerre qui ensanglanterait les États-Unis et qui se prolongerait n'eût pour effet de porter ces maux à un degré extrêmement triste. Mais ce serait l'affaire de peu d'années de rétablir l'équilibre, et non de plusieurs siècles, comme on n'a pas craint de le dire; de peu d'années au bout desquelles le coton serait aussi abondant et même plus, et qui nous rendraient en outre le bien inappréciable de la sécurité. Certes, la question est grave et compliquée. Si l'esclavage disparaît des États du Sud, il faudra quelque temps pour y introduire le travail libre, destiné, comme dans les colonies affranchies, à devenir plus fructueux. S'il subsiste dans un petit nombre d'Etats, définitivement séparés, de gré à gré avec la grande république, ce que quelques personnes espèrent encore, et ce qui vaudrait mieux qu'une guerre sanglante ayant peut-être pour

terminaison une insurrection d'esclaves, il est probable que l'esclavage ainsi confiné s'usera assez vite, que les germes d'indépendance fermenteront, et il est certain que les États qui peuvent devenir producteurs de coton engageront désormais la lutte contre le travail esclave. L'Angleterre est en train d'y aviser avec la prévoyance et la persévérance qui la distinguent, et la Société de Manchester, si puissante déjà par l'étendue de ses capitaux, ne sera pas la seule à entrer dans cette carrière. Le Brésil, l'Algérie, l'Égypte, l'Inde surtout, l'Australie enfin, sont loin d'avoir dit leur dernier mot, et n'attendent, quelques-uns surtout de ces pays, qu'une occasion favorable pour développer leurs productions dans des proportions qui, sur beaucoup de points, peuvent aller jusqu'au quintuple ou au décuple. Nous ne fournirons pas ici les chiffres et les recherches sur lesquels s'appuie cette opinion que soutenait récemment l'Economist, en avançant peut-être un peu trop l'échéance. De ce travail, qui remplirait à lui seul plusieurs pages, il résulterait que le coton peut se passer de l'esclavage, et qu'il gagnera à s'en passer. Quant à l'étrange solidarité que les États du Sud prétendént établir entre la cause de la liberté commerciale et celle du maintien de l'esclavage, nous ne pouvons que la repousser avec énergie. Nous savons que, sous l'empire d'intérêts réels ou prétendus, et que nous osons dire mal compris, lorsqu'on étend son horizon au delà des courtes vues du moment, un parti qui veut être une école se montre à la fois partisan de l'esclavage et ennemi des prohibitions. La liberté du commerce offre à ses yeux ce merveilleux avantage d'ouvrir de nouveaux débouchés aux produits du travail esclave. Tel serait donc le résultat définitif de chaque pas accompli dans la voie de la civilisation générale! Tout progrès de l'aisance dans le monde n'aboutirait qu'à multiplier le nombre des esclaves par celui des consommateurs, qu'à river leurs chaines, qu'à en alourdir le poids. Ah! c'est justement pour cela que l'esclavage doit disparaitre! Comment ne repousserionsnous pas l'alliance que nous proposent les partisans de l'esclavage au nom de la liberté commerciale? Nous voulons le développement du travail libre sous toutes les formes, et ils traitent le travailleur luimême comme une bête de somme, ils suppriment la liberté de l'intelligence qui conçoit, du bras qui exécute. L'alliance qu'ils imaginent entre la cause de la liberté du commerce et celle de l'esclavage peut trouver des prétextes dans les calculs égoïstes d'intérêts passagers. Mais elle répugne à tous les principes; elle est un démenti donné à la logique, aux meilleurs sentiments du cœur humain, qui ont leur logique

aussi; elle est contraire aux intérêts permanents des États-Unis et du monde entier.

A nos yeux, toutes les libertés se tiennent, s'enchaînent les unes aux autres, et, tôt ou tard s'appellent comme compléments ou garanties réciproques. Le lien qui les unit à la sécurité n'est pas moins étroit. Les planteurs ont rendu l'indemnité impossible par la masse de capitaux engagés dans l'exploitation esclave. Que les nègres soient renvoyés sur la côte d'Afrique pour fonder des cultures, ou qu'ils restent affranchis, ce qui paraît désormais difficile, sur le lieu même où ils sont encore esclaves, ou qu'ils reçoivent toute autre destination, la fortune des planteurs, à force de s'asseoir exclusivement sur un fondement ruineux, subira des perturbations, et tout le monde en pâtira. C'est ainsi que les principes se vengent; mais ce n'est pas du moins sans avoir averti. Vainement on croit les détruire en les niant; ils persistent pour le châtiment de ceux qui s'en écartent. Dieu veuille que ce châtiment ne soit pas terrible! Quant au mal fait, il n'y a que le retour aux principes qui puisse, autant que possible, le réparer. Que le XIXe siècle, qui a accompli de si grandes choses déjà, ne s'écoule pas du moins sans avoir fait disparaître cette lèpre de dessus la face de la terre, sans que tous les membres de l'humanité soient affranchis jusqu'au dernier, et sans que les yeux consolés de ceux qui assistent aujourd'hui à de déplorables luttes se reposent sur le spectacle de la prospérité générale unie à la liberté de tous, devenue le patrimoine inaliénable de la race humaine, affranchie enfin de cette première et lamentable étape de la barbarie honteusement attardée en pleine civilisation!

HENRI BAUDRILLART.

DE L'ÉDUCATION PROFESSIONNELLE

AU POINT DE VUE DE LA PRODUCTION

Tout économiste qui fait l'énumération complète des moyens de développer la production et les échanges, y comprend nécessairement l'éducation professionnelle des travailleurs. En effet, s'il est constaté que l'ouvrier fait plus d'ouvrage suivant qu'il est mieux nourri, n'est-il pas évident aussi que son ouvrage doit être meilleur suivant que son intelligence est plus ouverte et son esprit plus éclairé? La dextérité de la main et la justesse du coup d'œil, si précieuses qu'elles soient, ne remplissent qu'en partie les conditions du progrès. Le secours de la science est devenu de plus en plus nécessaire depuis que Bacon, répudiant le dédain traditionnel des savants pour les applications pratiques, a tiré d'un injuste abaissement les travaux qui ont directement pour but d'améliorer le sort de l'homme ici-bas. Chaque découverte scientifique a fourni l'idée de nouveaux procédés qui ont changé complétement la face de l'industrie, et combien de perfectionnements doivent encore sortir de la même source!

Mais ce n'est pas même assez de s'éclairer du flambeau de la science; car des produits qui auraient pour eux l'utilité, la solidité et le bon marché, ne réuniraient pas encore toutes les conditions requises pour obtenir la préférence sur les marchés du monde. Il faut, en outre, que le producteur sache les embellir par la justesse des proportions, par le choix et l'harmonie des couleurs, par l'élégance de la forme et le bon goût des ornements. L'art doit donc venir au secours de l'industrie et l'éclairer de ses conseils.

Quant à la production agricole, est-il nécessaire de rappeler qu'elle forme une science des plus étendues, en même temps que le premier des arts? La pratique suffit pour apprendre à manier la charrue et la bêche; mais il faut savoir choisir, élever et soigner son bétail; connaître les propriétés de la terre qu'on exploite et tous les végétaux qui lui conviennent; calculer les pertes qu'elle fait en substances nutritives, et les réparer par un assolement raisonné, par des engrais choisis et mesurés avec discernement. Il importe aussi de savoir employer, pour la maind'œuvre, des machines perfectionnées, afin de rendre la production plus économique, plus régulière et plus abondante; en un mot, il faut porter, par tous les moyens imaginables, l'exploitation du sol à son maxi

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