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exigences impossibles à satisfaire. La raison se laisse égarer par les alarmes, comme s'il s'agissait de distribuer à tous, sans distinction, un enseignement supérieur, qui serait assurément inutile et même funeste, en ce qu'il inspirerait à ceux qui en profiteraient, des prétentions extrêmes sans leur fournir le moyen de les satisfaire. Qu'on se rassure; ce n'est pas un pareil présent qui doit être fait aux travailleurs; ce qu'il s'agit de leur procurer, c'est une instruction appropriée à leur condition et combinée de manière à les mettre à même de s'élever dans leur état sans les exciter à en sortir. Ce programme n'a rien que la prudence désavoue, et c'est plutôt de ce que l'exécution en est encore incomplète que l'on serait fondé à concevoir de l'inquiétude. « Il ne faut, dit M. Renouard dans son livre du Droit industriel, se borner ni à subir la diffusion des lumières, ni même l'aider; il faut la bénir; elle est plus qu'un bien; elle est un droit. Cette foule sans nom qui, dans l'antiquité était esclave, qui se composait d'esclaves, de serfs, de vilains dans le monde moderne, a chez nous aujourd'hui des noms et a été remplacée par des hommes et des citoyens. Si beaucoup se sont perdus par l'orgueil de la demi-science, chez beaucoup aussi les facultés intellectuelles se sont utilement éveillées et l'instinct moral s'est affermi. Raisonner mal, se diriger mal, est un grand malheur; ne pas raisonner, flotter sans direction, végéter, se précipiter en bêtes brutes contre les obstacles de la vie, est un malheur individuel plus grand, une plaie sociale plus profonde. »

Quant à l'effet que le développement de l'instruction professionnelle aurait sur les salaires, M. Baudrillart a démontré, dans le travail cité plus haut, que la rémunération s'élève naturellement avec la capacité de l'ouvrier, mais sans gêne ni déficit pour la société. Les progrès de la production, dus aux lumières et à l'intelligence des travailleurs, accroissent les produits qui forment le vrai fonds des salaires. L'ouvrier peut donc, à mesure que ce fonds commun augmente, obtenir un salaire supérieur sans appauvrir la société. En vain objecterait-on que cette augmentation de rémunération diminue la part afférente à chaque portion du capital; qu'importe, si la masse totale du capital augmente, si les capitalistes ne sont pas moins riches, et s'il y en a un plus grand nombre d'arrivés au moins à l'aisance?

Qu'on ne se préoccupe donc pas d'inconvénients et de dangers imaginaires. Ce qui pourrait plutôt devenir une cause d'amers regrets, ce serait de laisser l'éducation professionnelle dans l'état où elle se trouve, sans tenir compte du changement qui vient de s'opérer dans le régime économique du pays, et des efforts qui se font à l'étranger pour perfectionner la production. La somme de connaissances dont on peut se contenter à l'abri d'un système de droits prohibitifs, suffit-elle de même lorsque ces entraves disparaissent et qu'un vaste champ s'ouvre

à la concurrence? La liberté ne demande-t-elle pas une nourriture in-
tellectuelle plus forte et plus abondante? N'exige-t-elle pas que l'in-
struction spéciale, au lieu d'être accessible seulement à une minorité,
soit mise à la portée du plus grand nombre, suivant la condition des
travailleurs et dans la mesure de leurs besoins réels? Voilà ce dont on
doit se préoccuper, comme d'une condition essentielle d'ordre et de
progrès.

L. SMITH.

HISTOIRE DU MINISTÈRE DE L'ALGÉRIE

ET DES COLONIES

L'ESPRIT CIVIL ET L'ESPRIT MILITAIRE.

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2e et dernier article (1).

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IV. - MINISTÈRE DE M. LE CONTE DE CHASSELOUP-LAUBAT. Avant de résumer les actes du ministère de M. de Chasseloup-Laubat, mentionnons une mesure réparatrice qui appartient à l'intérim de M. Rouher. L'arrêté relatif à la mise en abonnement des frais des préfectures fut interprété dans un sens qui maintenait à tous les employés nommés en vertu d'une commission ministérielle le bénéfice de cette origine dans toute la suite de leur carrière administrative: tempérament qui calma de légitimes mécontentements individuels, sans donner pleine satisfaction à l'intérêt public.

Le nouveau ministre débuta (3 mai 1859) par un acte qui fut vivement regretté par les colons: le retrait de la liberté accordée aux transactions immobilières en territoire militaire. En prenant ce parti, M. de Chasseloup-Laubat cédait à des souvenirs personnels qu'il avait rapportés de la Métidja, vingt-cinq ans auparavant, lorsqu'il la visitait comme membre d'une commission; il cédait encore aux influences des généraux qui l'avaient presque seuls entouré et escorté dans une récente tournée à Alger. Une enquête sur ce sujet, à la façon anglaise, auprès des colons ou de leurs représentants, eût écarté ces réminiscences d'une

(1) Voir la livraison du 15 avril.

époque qui ne pouvait plus revenir, et l'eût éclairé sur les moyens vraiment faciles d'écarter les abus sans entraver les transactions. La colonisation en subit le contre contre-coup par un temps d'arrêt mis à tous les échanges et rapprochements qui se préparaient entre Arabes et Européens.

Quelques jours après (8 mai), la responsabilité collective des tribus était rétablie. La modification qui était nécessaire eût pu, sans péril pour la sécurité publique, laisser subsister quelque chose du progrès accompli vers le droit commun.

Une troisième concession, celle-ci plus indifférente à la colonie, fut faite à l'esprit militaire par le rétablissement du journal français-arabe le Mobacher, qui avait disparu comme le Moniteur algérien et l'imprimerie du gouvernement à Alger, à la suite de la suppression des gouverneurs généraux. L'idée d'un journal destiné à agir sur l'esprit public des Arabes, idée dont le mérite appartient au colonel Walsin-Esterhazy, de regrettable mémoire, était bonne en soi ; et néanmoins, mise en pratique, elle avait fait peu de bien, faute d'une exécution suffisamment habile. Au lieu de tenir les Arabes au courant des faits contemporains propres à les préparer à une évolution civilisatrice, le Mobacher était habituellement rempli de banalités insignifiantes, écrites en médiocre arabe, au dire des savants musulmans, et entremêlées de ces flatteries de courtisans, comme le sont tous les chefs indigènes, que les Français ont l'incroyable naïveté de prendre au sérieux et d'imprimer avec un orgueil candide. Enfin les représentants de la France qui auraient voulu répandre le Mobacher dans la Tunisie et le Maroc, au profit de l'influence française, en étaient empêchés par les attaques intempestives ou les perspectives ambitieuses dont ce journal se faisait l'organe. Que le nouveau Mobacher échappe à ces reproches, et il fera le bien que son aîné n'a pas su faire !

L'accord ainsi rétabli avec l'autorité militaire, M. de Chasseloup-Laubat consacra ses soins, avec plus de liberté d'esprit et avec une remarquable activité, à l'administration de son département.

Le 28 juin, une instruction est adressée aux préfets et aux généraux sur le lotissement des territoires destinés à la colonisation européenne. Le but est posé, les règles sont tracées en complet accord avec les vues de son prédécesseur.

Le 16 août, le service de télégraphie électrique est réorganisé. Déjà son réseau embrasse une grande partie du pays, et l'année 1860 verra l'échange de dépêches avec Tunis.

Le même jour, le territoire civil de la province d'Alger est considé rablement augmenté. Plus tard (25 février 1860), celui de la province de Constantine, plus que triple, dépassera un million d'hectares, et réunira 200,000 indigènes sous l'administration préfectorale. Dans ces ter

ritoires, une force.publique sera établie composée de gendarmes français et d'auxiliaires indigènes.

Le 30 août, des instructions sont adressées aux commandants de division, pour qu'ils invitent les indigènes à faire des approvisionnements de fourrages, à substituer la faux à la faucille dans la moisson, à adopter la charrue perfectionnée, la herse. On leur envoie des spécimens de la charrue gasconne, supposée la plus convenable. Philanthropie louable en apparence, et qui n'est pourtant qu'un inopportun emprunt aux traditions militaires, inspirées elles-mêmes par des sentiments qui ne sont pas irréprochables. Qu'on en juge par quelques passages de la circulaire du nouveau ministre :

L'emploi de la faucille ne permet pas de récolter avec rapidité, et donne des résultats insuffisants. On tombe dans un inconvénient plus grave en laissant les indigènes faire appel à la main-d'œuvre européenne, d'abord parce qu'elle est chère, et par conséquent à la portée de trop peu d'entre eux; ensuite parce qu'on crée une concurrence pour les travaux des colons, qui, trop souvent, manquent d'ouvriers (1).

Les bureaux arabes, si vigilants à tenir les Européens à l'écart de leurs clients, n'eussent pas dit autrement. Qui donc pourrait mieux que les ouvriers civilisés enseigner à ces barbares l'usage de la faux, de la charrue, de la herse? Où est le mal que l'argent des riches seigneurs indigènes, gagné dans l'oppression féodale, se dépense en salaires élevés au profit d'une main-d'œuvre intelligente? Les hauts profits ne sont-ils pas l'amorce la plus puissante d'une nombreuse immigration, seule manière efficace et régulière de provoquer la modération des prix? Plutôt que de laisser pénétrer les ouvriers européens dans les tribus, on aimera mieux y envoyer des soldats qui leur donnent d'autres exemples que ceux du travail, quand ils n'oublient pas l'été les leçons de l'hiver (2).

Aussi a-t-on dù constater un nouvel échec de l'intervention gouvernementale.

Plusieurs charrues, dit le Mobacher en janvier 1860, ont été mises à votre disposition. L'une, dite charrue gasconne, s'est trouvée trop pesante pour vos attelages de deux bœufs; une autre, dite petite charrue gasconne, trop faible

(1) Il est juste de remarquer que le bureau des affaires indigènes, d'où émanaient ces instructions, formé à l'école des bureaux arabes, s'est toujours distingué par son antipathie contre tout progrès qui rapprocherait les races.

(2) Une fois le soldat fait au maniement des armes et arrivé à l'école de bataillon, il n'apprend plus rien l'hiver au régiment, si ce n'est à aller au cabaret et à dormir dix heures sur vingt-quatre. (OEuvres de Louis-Napoléon, t. Ier, p. 320.)

pour les terrains frais, mais convenable aux sols sablonneux : c'est la charrue Dombasle (1) qui a paru la mieux appropriée à vos moyens et aux travaux ordinaires. La faux a été rarement employée par vous à la place de la faucille, malgré les soins de l'administration à mettre à votre disposition des moniteurs capables de vous instruire au maniement de cet instrument.

Indocilité facile à prévoir pour qui n'est pas absolument étranger à l'économie rurale! Le progrès agricole chez les paysans n'est jamais le fruit que d'exemples prolongés et d'instructives comparaisons; ils imitent ce qu'une longue expérience leur met sous les yeux; ils n'écoutent jamais de passagères leçons. La faute administrative se trahissait au choix même des instruments qui, au surplus, sont restés pour la plupart enfouis dans quelque hangar des divisions et des bureaux arabes, et le conseil général d'Oran a dû essayer de faire mieux en fondant un prix pour la construction de la charrue la mieux adaptée aux besoins des indigènes.

Les Kabyles se montrent un peu plus dociles, parce qu'ils sont plus sédentaires et plus industrieux que les Arabes. Avec ces derniers, ce n'est pas le ministre nouveau qui seul échoue; il y a plus de quinze ans que le maréchal Bugeaud leur adressait les mêmes recommandations, renouvelées avec de plus fermes instances et une action plus directe par M. le maréchal Randon. Rien n'y fait, pour deux causes : l'une relative aux chefs, l'autre au peuple. Les chefs dédaignent le progrès agricole, et même toute spéculation de ce genre, parce qu'ils trouvent dans leurs fonctions et dans leur puissance, par où ils exploitent le peuple, une source plus abondante, et à leurs yeux plus honorable, de richesse; le peuple est trop ignorant et trop esclave de sa routine pour adopter des innovations auxquelles, d'ailleurs, la propriété commune se refuse. Vous recommandez les engrais, les labours profonds et les défrichements à un Arabe. Propriétaire de son champ, il écouterait peutêtre le conseil; mais il n'en fait rien, sachant qu'il ne profitera pas l'année suivante des bons effets de ces travaux. Par quelque porte que l'on pénètre dans la question indigène, on arrive toujours, pour solution inévitable, à la désagrégation de la tribu et à la constitution de la propriété individuelle, ce double épouvantail des admirateurs de la vie arabe.

Le 5 septembre, les lois sur l'irrigation et le drainage sont promulguées en Algérie, préludes à l'avénement du crédit foncier.

Le 31 août, le service topographique est réorganisé avec un personnel agrandi et des attributions plus étendues, au moyen d'un crédit supplémentaire de 20,000 fr. Quelques jours après (7 septembre), le

(1) Précisément celle à laquelle le ministère avait le moins pensé. J. D.

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