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laisser-aller en matière d'instruction primaire, et la théorie es jugée.

M. JOSEPH GARNIER a dit, lors de la deuxième discussion (1), dans quelles limites l'action de l'Etat peut, selon lui, utilement s'exercer au sujet de l'enseignement, et il ne veut faire qu'un petit nombre de remasques au sujet des opinions qui viennent d'être émises.

Il est d'accord avec M. Dunoyer sur ce point comme sur beaucoup d'autres, et il trouve même que M. Dunoyer fait la part trop large a l'Etat surveillant, qui, sous prétexte de surveiller et de prévenir, devient minutieux, réglementaire et tyrannique. Dans la plupart des branches de l'activité humaine, les pouvoirs publics n'or.t vraiment à intervenir en aucune façon, si ce n'est pour supprimer les abus, lever les obstacles et prêter main-forte à ceux qui réclament justice pour des dommages

causés.

M. Wolowski a cité la réaction qui se fait en Angleterre dans le sens de l'intervention de l'État pour développer l'instruction. Sans entrer dans l'examen des chiffres et des faits, M. Joseph Garnier pense qu'il ne s'agit pour nos voisins que d'un coup de collier à donner et non d'une intervention permanente ou du renoncement au systeme d'initiative individuelle et de liberté pour entrer dans celui d'une université ou régie gouvernementale. Cet ainsi que l'Etat a fait, il y a quel ques années, un prêt important et exceptionnel à la propriété agricole pour faciliter le drainage. C'est ainsi que la presse faisait, il y a quine ans, une charge à fond contre les compagnies des chemins de fer, demandant le railway reform, c'est-à-dire, la construction par l'Etat, à laquelle on n'a bientôt plus songé, quand on a eu obtenu certaines garanties contre les compagnies. C'est ainsi que quelques mesures de salubrité ont été prises dans les villes à la suite d'une certaine agitation philanthropique. C'est ainsi que les protectionistes ont prêté main-forte à la propagande de lord Ashley en faveur de l'interventionisme alministratif, espérant empêcher la réforme douanière et financière par des règlements inefficaces in pirés par une philanthropie à courtes vues. et qui n'ont que très-peu abouti. - Quant aux paroles citées par M. Wolowski, elles sont assurément fort curieuses; mais il est douteux que M. Senior en tire toutes les conséquences logiques et qu'il conclue. l'égalité d'alimentation et d'instruction. - Au surplus, ajoute M. Josept. Garnier, s'il était possible que l'Angleterre, contrairement à ses intérêts, a ses habitudes et à son esprit vint à renoncer à la liberté d'enseignement pour avoir un enseignement organisé et officiel, elle tournerait le dos à la civilisation, et l'expérience ne tarderait pas à éclairer l'opinion

(1) Voir le numéro de mars.

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publique, qui réagirait avec éclat dans ce pays de liberté pratique, où on a le droit de tout dire et mème d'exagérer, droit qu'on exerce avèc force avantages et sans grand inconvénient...

La distinction des besoins faite par M. Baudrillart peut séduire au premier abord; mais, en y regardant de près, on en aperçoit l'inexactitude. Les illettrés ont du bon sens, souvent plus que les mandarins, et ils voient très-bien que l'instruction augmente les moyens de ceux qui l'acquièrent, de sorte que les parents se saignent des quatre membres pour en procurer à leurs enfants, partout où la civilisation pénètre; or, de nos jours, elle pénètre de proche en proche avec les voies de communication, les relations commerciales et l'augmentation de l'aisance.

Au surplus, M. J. Garnier remarque avec satisfaction que, dans ses conclusions pratiques, M. Baudrillart ne s'inspire pas de la vraie théorie universitaire, de l'enseignement officiel, exclusif et absorbant. Il ne réclame l'intervention de l'Etat dans le haut enseignement que pour des cours exceptionnels; il ne la réclame dans l'enseignement moyen (auquel l'esprit de système et de monopole tient le plus parce que c'est celui qui donne le plus d'action sur les populations) que parce qu'il craint que les établissements d'instruction publique ne se forment pas faute de capitaux. Sous ce rapport, M. J. Garnier est d'un sentiment tout opposé et pense que les entreprises particulières d'éducation sont précisément arrêtées en France, dans leur développement, par la concurrence des établissements de l'Etat, de ceux que les villes subventionnent ou patronnent. C'est en ce qui touche l'instruction élémentaire, que M. Baudrillart réclame surtout l'action de l'Etat, s'appuyant sur l'inertie des paysans, les préventions de certains conseils municipaux. M. Joseph Garnier ne veut pas nier cette inertie et ces préventions; mais il remarque que l'on ne peut invoquer en France et dans les pays civilisés que des groupes exceptionnels de populations rurales, et que l'action transitoire de l'Etat pourrait disparaître peu à peu à mesure que l'imbibition du progrès va se faisant de proche en proche.

M WOLOWSKI a cité un gros chiffre de dépenses pour l'instruction primaire en Angleterre; M. Baudrillart avance, pour ainsi dire, en sens inverse, que les écoles primaires y sont peu fréquentées. Il y aurait à voir de plus près dans cette statistique. Il est de fait que le peuple anglais n'a pas d'université centrale, et qu'il est des plus éclairés (1); que l'instruction est dans ce pays l'objet des efforts d'un grand nombre d'asso

(1) M. Wathely, archevêque de Dublin, écrivait, il y a quelques années, que l'économie politique était enseignée dans quatre mille écoles. (Note du rédacteur.)

ciations, et qu'il a même des nugged schools, des écoles en haillons pour les jeunes vagabonds.

En résumé, M. Joseph Garnier croit qu'il est possible de tirer, des divers avis émis dans le cours de ces deux discussions, ces réponses à la question posée par M. Dunoyer, et à celles qu'il y avait jointes (1): Qu'un gouvernement, libre de son action, ne doit pas constituer un corps enseignant, qui est toujours, par essence, monopoliste, hostile à la concurrence et rétrograde; qu'il ne doit pas chercher à diriger les études, parce qu'il ne peut le faire que par des agents qui ne tardent pas à s'inspirer de l'esprit de monopole, de système ou de parti: - qu'il ne doit pas chercher à donner l'impulsion par des établissements modèles, qui nuisent aux établissements privés, les empêchent ou de se produire ou de prospérer; qu'il ne doit faire enseigner par ses agents que dans des cas exceptionnels, et qu'il est préférable que l'action de ces établissements ou de ces agents soit décentralisée et localisée, au lieu d'être sous une direction centrale et unitaire, qui devient toujours, tôt ou tard, inintelligente des besoins publics, et tyrannique. D'où il résulte que l'Etat doit exercer son action sur les diverses branches de l'instruction par voie de répression pénale, en cas de nuisance, et le moins possible par des mesures prohibitives ou préventives.

M. MARCEL ROULLEAUX, publiciste, remarque que la divergence des opinions, dans le sein de la réunion, est l'indice d'un problème complexe auquel une solution uniforme ne saurait convenir.

Il pense que M. Dunoyer a posé le principe vrai, en déniant à l'État la fonction d'enseigner; mais il croit aussi que ce principe n'a pas des exigences égales dans tous les ordres d'enseignement et qu'il se trouve en certains cas contredit par une nécessité évidente. La conséquence de cette observation est qu'il faut considérer séparément les différentes natures et les degrés divers d'enseignement.

M. Roulleaux examine d'abord l'enseignement qu'on est convenu d'appeler secondaire. C'est celui sur lequel il serait, à son avis, le plus facile de s'entendre. Il est probable qu'il ne péricliterait pas entre les mains de l'industrie privée; car on voit dans les classes moyennes de la population française une tendance plutôt exagérée à en rechercher le superficiel avantage. Toutefois, on n'aperçoit pas que la liberté intellectuelle fùt sérieusement compromise par le maintien d'un certain nombre de colléges entretenus aux frais de l'État ou des villes, mais indépendants les uns des autres et dont le personnel enseignant ne constituerait pas un clergé, un corps hiérarchique imbu d'un esprit généralement fort arriéré. On commet une erreur de raisonnement

(1) Voy. le compte rendu de la séance du 5 février, numéro de mars.

lorsque l'on attribue à la facile admission dans les colléges l'entraînement excessif des familles françaises vers les emplois du gouvernement. Cette disposition était blàmée et ridiculisée déjà dans l'ancienne monarchie, qui cependant n'entretenait pas de colléges; elle tient moins à la profusion de l'instruction littéraire qu'à la profusion des emplois publics, vieille maladie de notre société. Mais l'intérêt même et la dignité de l'enseignement secondaire réclament une forte diminution du rôle de l'État et la suppression de cette dictature qu'il exerce sur les établissements privés eux-mêmes en leur imposant directement ou indirectement ses programmes.

Une branche d'enseignement appartient directement à l'Etat, celle qui a pour objet de lui former des fonctionnaires. L'Ecole militaire. de Saint-Cyr, l'Ecole polytechnique et celles d'application (des mines, des ponts-et-chaussées, d'artillerie et de génie, etc.), sont des exemples et des modèles. On peut dire que leur incontestable mérite est la preuve que l'Etat, en les fondant, agissait dans sa sphère normale. Mais on aurait tort de confondre ces écoles d'application avec l'enseignement supérieur proprement dit. M. Baudrillart a appelé, en termes trop généraux, l'Etat à intervenir dans l'enseignement supérieur. Sans doute, l'enseignement d'une langue orientale, c'est l'exemple qu'il a choisi, peut être sans inconvénient confié à l'Etat, qui n'a aucun intérêt à le vicier; mais ce n'est là qu'un aspect très-secondaire du haut enseignement. Le haut enseignement, c'est essentiellement la philosophie des sciences, de l'histoire, de l'économie sociale, de l'esthétique, de la biologie, des sciences de la nature morte. Qui ne redouterait pas, si l'Etat restait maître à jamais de ces hautes régions du savoir, la ruine de la liberté intellectuelle et l'arrêt du génie national? Les grands hommes de la Révolution, Mirabeau et Condorcet, avaient compris que l'avenir intellectuel du pays et le sort de la liberté dépendaient d'une séparation complète entre le pouvoir public et les organes qui dirigent, dans la société, le progrès et la diffusion des opinions. Un exemple fera sentir plus nettement cette distinction entre l'enseignement d'application et le haut enseignement: l'Etat peut et doit avoir des écoles où soit enseignée, comme un fait, la législation existante; il ne devrait point se mêler d'imposer une doctrine sur les principes d'une bonne législation. Un gouvernement n'est que la vérité d'un moment, et l'avenir de l'esprit humain ne doit pas lui être remis.

Reste l'enseignement primaire. Ce n'est pas comme enseignant de fausses notions que les instituteurs communaux peuvent compromettre la liberté; c'est parce qu'elle est rattachée d'un côté au clergé universitaire, de l'autre et plus intimement à l'administration active, que cette milice est inquiétante. Mais, à un autre point de vue, il n'y a rien dans la nature de l'instruction primaire qui nécessite l'intervention de

l'État. C'est donc ailleurs que dans le caractère même des choses enseignées, qu'il faut chercher la raison de décider.

Tout d'abord, il ne peut être question de réclamer pour l'État le monopole de l'enseignement primaire; tout au plus sera-t-on obligé de demander son concours. C'est là une observation essentielle : l'État ne viendra pas exercer un droit, un pouvoir; il ne fera pas acte de souveraineté, il rendra un service. Par conséquent, son immixtion cessera d'être légitime aussitôt qu'elle ne sera plus indispensable. — Mais il y a des raisons sérieuses de croire que, dans l'état actuel des populations européennes, il faut que l'Etat aide la société à organiser l'instruction primaire. La remarque, généralement vraie, que les besoins sollicitent à temps les services destinés à les satisfaire, ne parait pas. se vérifier en cette matière. M. Baudrillart a rattaché cette anomalie à une distinction des besoins matériels et moraux. Il pourrait bien y avoir là une confusion entre le dénûment réel et le besoin éprouvé. Mais. de plus, cette distinction n'est pas entièrement satisfaisante. Il y a tels besoins d'esprit qui s'éveillent chez les peuples primitifs aussi promptement que les appétits physiques. Un sauvage vendant son dîner pour une verroterie témoigne que sa gloutonnerie le cède à sa vanité. Du reste, toute classification serait probablement hors de propos. Le fait est que parmi les besoins sociaux, c'est-à-dire parmi ceux que la civilisation développe, certains besoins ou physiques ou moraux s'éveillent tard. L'art de lire, d'écrire et de calculer, malgré son humilité, est au nombre de ces besoins dont une civilisation très-avancée peut sele rendre le sentiment universel. C'est l'expérience qui nous l'apprend. Il est évident, par l'indifférence que les populations ouvrières d'Angleterre, de France, de Belgique, témoignent en ce qui concerne l'.nstruction élémentaire, qu'elles ne se sentent pas, dans leurs relations habituelles, gênées par l'ignorance. Personne cependant n'en conclura que leur situation ne soit rendue par l'ignorance plus misérable ct plus précaire. D'ailleurs, la situation à régler est toute spéciale. Ce sont les enfants qui ont besoin d'être instruits, et ce sont les parents qui décident s'ils le seront ou ne le seront pas. Déjà il est certain que les familles ouvrières comprennent très-peu l'utilité de l'instruction; si l'on ajoute que l'égoïsme leur conseille de tirer profit du travail de l'enfant au lieu de l'envoyer à l'école, on ne s'étonnera pas que les populations n'aient nulle part organisé spontanément un enseignement élémentaire sérieux, et que là où l'Etat a organisé l'instruction sans la rendre obligatoire, ses efforts aient avorté par l'indifférence des parents. L'Angleterre offre sous ce rapport un exemple instructif. Jusqu'à une époque récente, l'Etat ne se mêlait aucunement de l'instruction primaire. Il laissait tout à faire, non pas aux populations parfaitement inertes, mais au prosélytisme des sectes concurrentes. L'Eglise la plus

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