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sur la volonté de tous ou la république. Au reste, l'idée de la vraie liberté est absente de la politique de Spinoza comme de sa morale. Il n'y a pour lui ni droit proprement dit ni devoir proprement dit.

I. La doctrine de Spinoza est peut-être la forme la plus parfaite à laquelle soit parvenue cette philosophie tout intellectuelle et rationaliste qui considère la pure raison comme l'essence des choses. Que serait une philosophie rigoureusement déduite des données de l'intelligence, sans l'introduction d'aucun élément emprunté à la volonté ? C'est ce que peuvent nous montrer la méthode et le système de Spinoza. Celui-ci ne voit rien que du point de vue intellectuel. Prenant le mot de pensée, employé par Descartes, dans un sens plus rigoureux qui en exclut l'activité volontaire, il n'aperçoit en lui-même que la pensée proprement dite et, sous la pensée, l'être universel.

II. Spinoza procède, selon la méthode géométrique dont Des cartes avait déjà abusé, par axiomes, définitions et démonstrations. Trois définitions renferment d'avance toute l'Étique:

« J'entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d'une autre chose.

« J'entends per attribut ce que la raison conçoit dans la substance comme constituant son essence.

« J'entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose. »

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Ces trois sortes d'objets, avec les définitions correspondantes, épuisent-ils réellement, comme le croit Spinoza, tout le contenu de la conscience et ne trouve-t-on en nous rien autre chose? - Si on l'accorde à Spinoza, on lui accorde par avance tout son système; si on le lui refuse tout d'abord, son système ne pourra plus exprimer qu'une partie de la réalité. Or, Spinoza n'a pas démontré qu'il n'y eût point autre chose que des modes sentis par les sens, des attributs perçus par l'entendement, une substance conçue par la raison. Dans laquelle de ces catégories placer la volonté individuelle? Est-ce un mode, est-ce un simple attribut, est-ce une substance en soi et par soi? Spinoza ne peut la faire rentrer dans aucune de ces catégories, et il finit par la nier.

Une fois la volonté exclue des définitions fondamentales, Spinoza devait aboutir, comme il le fait, à n'admettre qu'une seule substance pour tous les êtres. En effet, faites abstraction des différences de modes et des différences d'attributs entre deux subs

tances, par exemple entre vous et moi, et vous ne pourrez plus distinguer ces substances l'une de l'autre elles seront indiscernables pour la pensée. Pourquoi donc diriez-vous qu'il y en a deux ? L'activité volontaire pourrait seule fonder une individualité distincte; s'il n'y a de liberté et d'indépendance que dans la cause première d'où tout sort, cette cause est aussi la seule substance, le seul être proprement dit.

C'est ainsi que Spinoza arrive à poser une substance unique dont tout le reste sera attribut ou mode. Cette substance, par un reste des préoccupations théologiques du moyen âge, il l'appelle Dieu.

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Le Dieu de Spinoza ne saurait rien créer qui se distingue de lui substantiellement, puisqu'il ne peut exister deux substances : il est donc cause immanente du monde, et non cause transitive; c'est-à-dire que son action est renfermée en soi, sans pouvoir passer dans un autre être. Condamné à travailler éternellement sur lui-même, il se dévore lui même éternellement, et sa fécondité apparente est une stérilité. Pourquoi tout ce travail, pourquoi tout ce mouvement qu'il se donne, et que lui manque-t-il donc ? pourrait on demander à Spinosa. Oui ou non, votre Dieu est-il parfait? Spinoza répond qu'il est la perfection même; mais alors, il n'a pas besoin de se développer en une infinité de modes par une évolution infinie, comme s'il se cherchait sans pouvoir se trouver. Imposer à Dieu la nécessité d'une évolution, c'est imposer des conditions, des relations et des limites à un Dieu qu'on déclare pourtant absolu, inconditionnel et infini. Descartes eût rejeté ce Fatum élevé au-dessus d'un Dieu parfait, et il eût nié que la nécessité exprime notre idéal de la divinité.

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III. Le Dieu de Spinoza est une puissance nécessaire; l'univers, qui au fond lui est identique, ne contiendra que nécessité. Pour l'imagination qui se représente tout sous une forme finie et incomplète, il y a sans doute des choses contingentes mais ce n'est là, selon Spinoza, qu'une apparence. Pour la raison, dit-il avec profondeur, tout ce qui est est objet de science, tout est nécessaire. Notre ignorance seule nous fait croire que ce qui est pourrait ne pas être : ne voyant pas les causes, nous croyons que les effets pourraient ne pas exister, et nous les appelons alors contingents; mais plus la science fait de progrès dans la connaissance des causes, plus elle découvre de nécessités. Nous pouvons bien, par l'imagination, supposer que ce grain de sable aurait pu ne pas être à cette place; mais, s'il eût été ailleurs, il

eût existé aussi un changement dans une autre chose, puis dans une autre à l'infini : l'univers entier eût été changé, ou plutôt détruit; car il est tout entier ce qu'il est, ou il n'est pas. Tel est le déterminisme dont Spinosa fait avec raison une condition de notre science, sans se demander d'ailleurs si ce déterminisme même ne pourrait pas être au service d'une certaine spontanéité essentielle aux êtres qui les ferait tendre à une liberté progressive (1).

L'universelle nécessité se développe pour nous en deux séries parallèles de phénomènes ou modes: les modes de l'étendue et les modes de la pensée, entre lesquels il y a une exacte correspondance, une réciprocité absolue. Chaque pensée correspond à un mouvement; chaque mouvement correspond à une pensée; l'ordre et la connexion des pensées sont identiques à l'ordre et à la connexion des mouvements. Ce sont les deux faces inséparables d'une même existence qui se développe, et qui a encore une infinité d'autres faces que nous ne connaissons pas. Ce qu'on appelle corps n'est qu'une suite de mouvements, que notre imagination sépare des autres mouvements quoique en réalité tout soit inséparable. Ce qu'on appelle âme n'est qu'une série de pensées, qui se pensent elles-mêmes en pensant le corps. Cette série d'ailleurs n'est point une collection de pièces séparées, mais elle a une intime unité; seulement, elle est elle-même inséparable de l'unité du tout. L'homme n'est pas dans l'univers « comme un empire dans un empire (2) »; il est comme un rouage dans un mécanisme immense, ou plutôt comme un membre dans un organisme où tout se tient. Telle est la goutte de sang dans les veines où l'entraîne le mouvement fatal de la vie.

S'il en est ainsi, la liberté de l'homme ne peut être considérée que comme une chimère. Spinoza la nie en effet à priori et à posteriori, au nom de la nature de Dieu et au nom de cette mathématique intérieure qui régit selon lui nos actions comme nos passions. La nature de Dieu, selon Spinoza, est d'agir avec une nécessité absolue qui constitue sa volonté même : « Or, la volonté de Dieu ne peut être autre qu'elle n'est (c'est une suite « très-évidente de la perfection divine). Donc les choses ne peuvent être autres qu'elles ne sont (3).»-Argument que Descartes

1. Voir notre Idée moderne du droit, livre IV et notre livre sur la Liberté et le déterminisme.

2. Ethique, III, Préface.

3. Ethique, I, XXIII, Scolie,

aurait pu retourner contre Spinoza lui-même, tant il est vrai que les spéculations transcendantes se prêtent à tout. Supposons, aurait pu dire Descartes, que votre Dieu ait précisément voulu qu'il existât des êtres actifs et libres, des volontés autres que sa volonté propre; les choses ne pouvant être autres qu'il ne le veut, vous devez conclure que Dieu a le pouvoir de produire des êtres libres. Cette puissance indépendante qui serait communiquée par la volonté de Dieu à d'autres volontés vous semble une diminution de la puissance divine; mais on peut prétendre que la puissance absolue éclate mieux à produire des êtres réellement puissants par eux-mêmes qu'à produire des êtres sans puissance propre qu'est-ce que produire seulement des fantômes d'être? c'est en réalité ne rien produire. Donc, plus votre Dieu donnera d'activité indépendante à ses productions, plus il manifestera sa propre activité.

A posteriori, selon Spinoza, la liberté est également inadmissible. « Les hommes se trompent en ce point qu'ils pensent « être libres. En quoi consiste une telle opinion? En cela seule<«<ment qu'ils ont conscience de leurs actions et ignorent les « causes qui les déterminent. » Cette observation, valable contre les partisans de la liberté arbitraire ou du libre arbitre vulgaire, est-elle exacte de tout point? L'ignorance des causes et la conscience de la vraie liberté sont-elles en raison directe? Si je pars du pied droit, non du pied gauche, sans en connaître les causes, je ne crois pas pour cela avoir été libre, et je ne m'attribue pas la responsabilité de cet acte. Je ne me crois point vraiment libre quand j'agis sans motifs et sans connaissance de cause; c'est au contraire quand j'agis avec des motifs connus de moi que je crois agir librement; la vraie question est donc de savoir si je ne puis pas tout ensemble agir avec des raisons et avec la conscience d'être moi-même la cause de mon acte. Spinoza n'a réfuté que la liberté de hasard qui consisterait à agir sans aucun motif.

Une fois la volonté supprimée, il ne reste plus dans l'homme que « l'automate spirituel (1)». Nul n'a mieux analysé que Spinoza la partie de notre être réellement automatique et soumise à la nécessité, c'est-à-dire l'association fatale des pensées et surtout le mécanisme des passions. On ne peut le voir sans admiration réduire en théorèmes les ressorts simples des passions et la complexité de leurs effets. « Pour les esprits super

1. Spinoza, De la réforme de l'entendement, II, 306.

<ficiels, c'est une chose très-surprenante que j'entreprenne de << traiter des vices et des folies des hommes à la manière des « géomètres. Mais qu'y faire? cette méthode est la mienne..... « Les lois et les règles de la nature, suivant lesquelles toutes «< choses naissent et se transforment, sont partout et toujours les « mêmes, et en conséquence, on doit expliquer toutes choses, << quelles qu'elles soient, par une seule et même méthode, je veux « dire par les règles universelles de la nature... Je vais donc << traiter de la nature des passions, de leur force, de la puissance << dont l'âme dispose à leur égard, suivant la même méthode que << j'ai précédemment appliquée à la connaissance de Dieu et de « l'âme, et j'analyserai les actions et les appétits des hommes, «< comme s'il était question de lignes, de plans et de solides (1). » Certes, le logicien qui a déduit les passions de leurs causes primitives par cette rigoureuse méthode pouvait trouver la psychologie des Anglais trop empirique; il l'appelle une historiole de l'ame: hæc historiola animæ (2).

<< Toute chose, autant qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être »; tel est le principe fondamental qui joue le même rôle dans la théorie des passions que le principe de la permanence des forces dans la physique. « Cet effort, par lequel toute chose << tend à persévérer dans son être n'enveloppe aucun temps fini, << mais un temps indéfini.» « L'âme, soit en tant qu'elle a des « idées claires et distinctes, soit en tant qu'elle en a de confuses, « s'efforce de persévérer indéfiniment dans son être, et a cons<< cience de cet effort... Cet effort, quand il se rapporte exclusi«vement à l'âme, s'appelle volonté: mais quand il se rapporte à « l'âme et au corps tout ensemble, il se nomme appétit... Le désir, c'est l'appétit ayant conscience de lui-même. Il résulte de << tout cela que ce qui fonde l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir, « ce n'est pas qu'on ait jugé qu'une chose est bonne; mais, au con<< traire, on juge qu'une chose est bonne par cela même qu'on y «tend par l'effort, le vouloir, l'appétit, le désir (3). » Ce qui augmente la puissance de penser et d'agir, augmente la perfection de l'âme. « La joie est la passion par laquelle l'âme passe à une << perfection plus grande. La tristesse est une passion par laquelle « l'âme passe à une moindre perfection. » « Après ces trois pas«sions, la joie, la tristesse et le désir, je ne reconnais aucune autre

1. III, Préambule.

2. Lettres, II, 393.

3. Ethique, III, vi, vii, viii et ss!

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