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et au repos, et il ne faudrait pas déployer, pour mouvoir un corps, d'autant plus de force qu'il a de plus de masse. Enfin «l'étendue ne signifie qu'une répétition ou diffusion continue de parties, » et par conséquent elle ne suffit point pour expliquer la nature même de la substance répandue ou répétée, dont la notion doit être antėrieure à celle de sa répétition. L'étendue n'est donc point un être réel, mais un pur rapport de coexistence. Lui attribuer une réalité propre, c'est admettre, comme Descartes a semblé le faire, la passivité des substances, et introduire dans l'univers l'inertie et la torpeur. Les objets que nous appelons des êtres ne seront plus alors que les modifications passagères d'une substance unique et éternelle; ce seront des ombres et des fantômes: il n'y aura qu'un seul acteur, conséquemment qu'un seul être. Ne reconnaîton pas là cette philosophie proposée « par un auteur subtil, mais profane,» Spinoza, et qui n'est, dit Leibniz, qu'un «cartésianisme immodéré?

Leibniz, lui aussi, avait failli se laisser séduire à l'apparente rigueur de ce système; mais il en avait bientôt senti l'insuffisance. Au panthéisme de Spinoza, aux causes occasionnelles de Malebranche si voisines du spinozisme, aux théories exclusivement mécaniques de Descartes sur l'univers, il oppose l'activité de la substance individuelle. Être, c'est agir; toute substance est cause, toute cause est substance. L'acte créateur, dit-il, ne doit pas être conçu par ceux qui l'admettent comme produisant de simple phénomènes, qui alors ne seraient plus que des modes de Dieu; il doit déposer dans ces êtres une force ou vertu intime «qui survit au décret divin, » et d'où peuvent naturellement procéder à l'avenir leurs actions comme leurs passions. Un vrai Dieu ne doit pas avoir besoin de créer de nouveau son œuvre à chaque instant, comme Descartes paraissait le croire, ni de produire immédiatement tout ce qui a lieu dans les créatures. En elle doit exister quelque chose de réelle et d'« accompli », qui produit ensuite spontanément une série de phénomènes, parce que cette série y a sa cause et sa substance ou, en un seul mot, sa première raison.

Ainsi reparaît dans la philosophie l'idée de l'activité, que Descartes avait bannie de la moitié de son système, et que ses disciples avaient fini par concentrer tout entière en Dieu. La force active, dit Leibniz, est un pouvoir moyen entre la simple possibilité et l'action réelle ; ce pouvoir enveloppe l'effort, et se détermine sans cesse de lui-même à l'action, sans avoir besoin d'être aidé, mais seulement de n'être pas empêché. Aussi la force produit-elle tou

jours quelque action, insensible peut-être, mais réelle. Sans cette tendance à l'acte, sans quelque commencement d'opération, la puissance active ne serait rien. Si on ne peut dépeindre la force (car « elle ne s'imagine pas »), on peut du moins en éclaircir la notion par des analogies: un poids suspendu à l'extrémité d'une corde qu'il tend, un arc bandé, en sont des exemples. Ou plutôt, regardez en vous-mêmes: la force est en vous, elle est vous. La conscience ne saisit pas seulement des effets et des phénomènes, comme le soutinrent les scolastiques Malebranche et Locke; elle saisit encore la cause qui produit les phénomènes, la substance qui les enveloppe dans son unité et les développe peu à peu, en un mot la force active. « La force, objecte-t-on à Leibniz, nous ne la connaissons que par ses effets, et non telle qu'elle est en soi. » Leibniz répond: << Il en serait ainsi si nous n'avions pas d'âme et si nous ne la connaissions pas. » — Leibniz essaie ainsi de marquer la véritable origine de cette notion: c'est à la conscience qu'il faut en revenir selon lui, quand on s'est convaincu, par les études mathématiques et physiques, de l'insuffisance du pur mécanisme. Le mécanisme universel, tel que Descartes l'a proposé pour expliquer les phénomènes du monde est vrai sans doute, mais il n'est que la moitié de la vérité. Il exprime les relations des choses dans l'espace et dans le temps, mais non leur essence intime. Sans doute la même quantité de mouvement et, qui plus est, de direction du mouvement, persiste toujours dans l'univers tous les phénomènes de la nature sont du mouvement transformé; mais cette explication mécanique des choses, suffisante pour le physicien, est insuffisante pour le métaphysicien. Si le mécanisme rend compte de la nature visible par les lois du mouvement, il ne donne ni la raison invisible de ces lois ni la raison du mouvement, et par conséquent il ne s'explique pas lui-même. En un mot, le mécanisme est la surface des choses, le dynamisme en est le fond. Voilà pourquoi la conception cartésienne de l'univers, considérée métaphysiquement. est seulement l'antichambre de la vérité. « Tout se << fait », dit Leibniz, « à la fois mécaniquement et métaphysi<< quement dans les phénomènes de la nature, mais le mécanisme « lui-même ne provient pas du seul principe matériel et des rai« sons géométriques; il découle d'une source plus haute et pour << ainsi dire métaphysique. »- « Je trouvai donc, ajoute-t-il, que «la nature des substances consiste dans la force, et qu'ainsi il «< fallait les concevoir à l'imitation des âmes, »

Voyons maintenant les principaux caractères que Leibniz attribue à la substance active. Le premier est la simplicité. Toute substance composée se ramène nécessairement à des forces simples. En effet, prétend-on qu'une force a des parties? De deux choses l'une; ou toutes ces parties agissent à la fois pour produire l'effet total, et alors il y a autant de forces simples que de parties composantes; ou bien une seule partie produit l'action, les autres demeurant inactives, et alors pourquoi affirmer l'existence de ces dernières, puisqu'elles ne se manifestent pas ? On arrive ainsi à des unités de force, à des atomes de substance, à des « monades ». Les points physiques ne sont indivisibles qu'en apparence; les points mathématiques sont exacts, mais sont de pures abstractions; seuls, les points métaphysiques, ou unités de force, sont réels et même vivants. Tout composé a sa raison dans ces êtres simples, qui sont les vrais individus. Les monades, selon Leibniz, sont donc les éléments primitifs de tous les êtres, et pour ainsi dire les points initiaux de tout ce qui apparaît. On pourrait les appeler des âmes, puisqu'elles animent tout; mais Leibniz croit devoir réserver ce nom pour les monades plus développées qui sont parvenues à sentir et à penser. Quel est le nombre des individus ou monades dont la totalité forme l'univers ? Si vous vous arrêtez à un nombre déterminé, Leibniz demandera pourquoi vous n'admettriez pas le nombre suivant ; vous faites donc une affirmation sans raison suffisante. Dieu lui-même, dit-il, n'a aucune raison pour s'arrêter à un nombre fini d'êtres est-ce en effet la puissance qui lui manque ? est-il avare de ses dons? ne pouvait-il réaliser un nombre supérieur d'individus ? L'infini seul est digne de Dieu : aussi, dans la nature, tout va à l'infini. Un nombre infini est sans doute, selon l'inventeur du calcul infinitésimal, une expression contradictoire, parce que le mot nombre désigne une quantité qu'on peut nombrer et par conséquent finie; mais dans l'infinité il n'y a rien de contradictoire. Loin de là, l'infinité actuelle des êtres simples, qui sont sans nombre, est une conclusion nécessaire du principe de la raison suffisante.

De ià il suit que tout est plein dans la nature. Le vide, c'est le néant, et pourquoi y aurait-il du vide ? La puissance d'où sort la vie est donc bornée! Pour quoi encore ce vide serait-il ici plutôt que là? Toutes les parties de l'espace ne sont-elles donc pas exactement semblables? Voilà des choses sans raisons, des choses

impossibles.

S'il n'y a pas de vide, le monde est infiniment étendu. Pour

quelle raison, demande Leibniz à Clarke, Dieu aurait-il placé son monde borné en tel lieu plutôt qu'en tel autre ? Pourquoi l'eût-il fait de telle grandeur plutôt que de telle autre ? Pourquoi se fût-il contenté de cette petite boule qui ne serait qu'un point perdu dans l'immensité? Sa puissance n'est-elle pas elle-même immense, partout présente, partout féconde? Ainsi du principe de la raison suffisante découle l'infinité mathématique de l'univers, déjà admise par Bruno et par Descartes, et qu'on ne doit nullement confondre, selon Leibniz, avec la perfection morale que nous sommes obligés d'attribuer à un véritable Dieu.

Dans cette infinité d'êtres actifs répandus à travers les espaces et les temps, il n'y en a point d'absolument semblables entre eux; car on ne pourrait alors les distinguer que par des dénominations tout extérieures. Si Dieu, dit Leibniz, créait deux êtres indiscernables, il n'aurait aucune raison suffisante pour les traiter différemment, pour placer le premier plutôt que le second en tel lieu, en tel temps. Donc tout diffère dans la nature; tout ce qui est est déterminé, distingué du reste par des qualités propres ; Aristote avait raison de placer l'essence des choses dans le particulier et l'individuel. C'est ce que Leibniz appelle le principe des indiscernables.

Les monades, étant indivisibles et parfaitement distinctes les unes des autres, sont à ce double titre des individus véritables et ont une exietence propre; on ne peut donc plus confondre toutes choses dans l'unité d'une même substance. Spinoza a méconnu la force individuelle, il a voulu identifier tous les êtres et concentrer en Dieu toute réalité; Leibniz, comme un nouvel Aristote, s'efforce de rendre l'activité et la vie aux êtres particuliers.

Est-ce à dire qu'il n'y ait que variétée dans le monde, et disperserons-nous l'être en atomes de force comme les épicuriens l'épar pillaient en atomes de matières? Non; le principe de la raison suffisante, qui engendrait tout à l'heure la loi des indiscernables, va donner naissance à une loi non moins importante, celle de la continuité la variété des êtres sera ainsi ramenée à l'harmonie.

Nous savons déjà qu'il n'y a point de vide ni dans le temps, ni dans l'espace, ni dans la quantité des êtres; car le vide serait un néant. Partout s'applique cette même loi, partout la continuité, partout aussi l'infinité; car tout continu, dit Leibniz, est un infini. S'il en est ainsi, l'unité se retrouvera dans la variété même. Par exemple, dans le mouvement continu par lequel je fais un pas en avant, il y a une infinité de positions intermédiaires, et je réalise

cette infinité en marchant : c'est le labyrinthe de la quantité continue. Même passage insensible d'un être à l'autre, d'une forme à l'autre ; le « vide des formes » est impossible. Grâce à cette loi universelle de continuité, ce qui était séparé se relie, ce qui était divers devient semblable, la distinction se ramène à l'analogie tout est dans tout. En juger autrement, c'est peu « connaître l'immense subtilité des choses, qui enveloppe toujours <<< et partout un infini actuel (1). »

Comment peuvent se concilier, dans les monades, le principe des indiscernables qui demande la variété, et le principe des continus qui demande l'unité ? Comment tous les individus peuventils être à la fois différents et ressemblants? Pour cela, dit Leibniz, il faut que chacun enveloppe et possède en puissance tout ce qui est développé et actuel chez les autres, par conséquent qu'il enveloppe l'infini; mais d'autre part, il faut que chacun soit développé et déterminé à un degré différent. De cette manière il y aura unité et diversité : chaque individu, sans cesser d'être distinct, représentera tout le reste et aura des rapports sans nombre avec tous les autres; il sera le « miroir de l'univers ». Dans ce miroir vivant on pourrait apercevoir tout ce qui se fait chez les autres êtres, et même tout ce qui s'est fait et se fera, tant est grande cette harmonie des choses qui faisait déjà dire à Hippocrate: Tout est conspirant, úμnvola násta,

Un individu imparfait ne peut ni connaître ni développer à la fois toutes ses richesses, « car elles vont à l'infini. » Il peut seulement lire en soi ce qui y est représenté par des « perceptions distinctes ».

La perception, selon Leibniz, n'est autre chose que la représentation du composé dans le simple, du tout dans les éléments, de l'univers dans chaque individu. Cette perception est confuse quand elle représente l'infinité des choses; elle est distincte quand elle en représente une partie d'une manière spéciale. Par exemple, la perception de mon corps et des corps environnants est distincte, mais il y a en moi une multitude d'autres perceptions dont je ne m'aperçois pas, et qui par conséquent ne sont point des «aperceptions». En d'autres termes, l'univers entier fait impression sur moi et s'y reflète, mais cette perception que j'en ai enveloppe trop de choses pour être claire. Il demeure vrai pour

1. Essais, avant-propos.

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