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universelle. Bien agir, c'est obéir à des sentiments qui obtiennent la sympathie d'autrui; mal agir, c'est obéir à des sentiments avec lesquels les autres hommes ne peuvent sympathiser. Cette sympathie est du reste un sentiment tout spontané, passif et fatal. Adam Smith ne voit pas qu'un sentiment semblable ne saurait réaliser entièrement notre idéal de la moralité libre. En outre, la sympathie a le défaut d'être aussi variable que les personnes et les caractères pour échapper à cette variabilité, Adam Smith veut que nous réglions nos sympathies sur celles qu'éprouverait « un spectateur impartial ». Mais ce spectateur impartial serait précisément un homme qui consulterait sa raison et non plus ses sympathies passives. Tel est le cercle vicieux où le système tout empirique d'Adam Smith finit par s'enfermer.

V. BENTHAM ET LA MORALE DE L'INTÉRÊT.

Le même empirisme exclusif aboutit, chez Bentham, à des conséquences toutes différentes. Le principe unique de nos actions, pour Bentham comme pour Hobbes et Helvétius, c'est l'intérêt personnel, Bentham pose en principe que tout homme est nécessairement et essentiellement égoïste. Suivre le devoir pour le devoir même lui semble un «ascétisme » impossible et absurde. « Nul homme, dit-il, ne lèvera pour autrui le petit bout du doigt»> s'il n'y voit son plus grand intérêt. La morale n'est que la « régularisation de l'égoïsme, » et le critérium du bien n'est que le calcul du plus grand plaisir. Bentham croit possible cette évaluation des plaisirs par une « arithmétique morale. » Il faut, dit-il, comparer les plaisirs entre eux sous les rapports suivants :

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intensité, durée, fécondité en plaisirs nouveaux, pureté ou absence de mélange avec la douleur, proximité, certitude, étendue ou conséquences sociales; puis, une fois la balance faite entre les divers plaisirs, on choisit celui qui est supérieur en quantité, Bentham nie toute qualité de nos actions qui ne se réduirait pas à une quantité supérieure de plaisirs. « Le plus abominable plai« sir du plus vil des malfaiteurs est bon en soi, et ne devient << mauvais que par la chance des peines qu'il entraîne à sa suite. » Ces peines qui suivent la pratique du vice suffisent à produire, d'après Bentham, l'accord de l'intérêt et de la vertu.

On objectera que l'intérêt particulier peut se trouver en opposi tion avec l'intérêt général. Par un hardi paradoxe, Bentham nie

cette opposition. Il y a, dit-il, entre les intérêts une identité naturelle, que sanctionne la loi civile et religieuse. L'intérêt bien entendu, à l'en croire, se trouve toujours d'accord avec la justice: le respect de la justice, dit-il, nous rend heureux du bonheur d'autrui, grâce à la sympathie naturelle qui unit les hommes; les autres nous renvoient pour ainsi dire le plaisir que nous leur faisons, comme un miroir renvoie la lumière. Bentham aboutit par cette voie à des considérations de philanthropie. Jurisconsulte éminent, il veut réformer les lois pour le bonheur de l'humanité, mais d'après les principes de l'intérêt, non d'après les idées de droit chères à la philosophie française. Il reproche à la Révolution de 1789 d'avoir invoqué et « déclaré » les droits de l'homme, au lieu de s'appuyer sur les intérêts positifs. Ainsi est fondée par Bentham la morale utilitaire, que développera l'école anglaise contemporaine (1).

ÉCOLE ÉCOSSAISE (XVIII ET XIX• SIÈCLES).

REID, STEWART, HAMILTON.

Selon Thomas Reid (1710-1796), l'excès de la spéculation conduit au scepticisme et éloigne du sens commun (2). La vraie méthode, c'est d'appliquer l'observation aux faits intérieurs comme aux faits extérieurs, et de faire une « histoire naturelle de l'âme » sous le nom de psychologie. Quant aux questions métaphysiques de cause, de fin, de substance, d'origine, on s'en rapportera sur ces points aux suggestions spontanées du sens commun. En un mot, Thomas Reid supprime la spéculation métaphysique et réduit la psychologie à une étude empirique des phénomènes selon la méthode de Bacon. L'école écossaise n'est qu'une école descriptive, qui énumère des faits ou qui invoque des croyances générales sans faire la critique de ces prétendues « vérités du sens commun. »

Dugald-Stewart (1753-1828), dans ses Éléments de la philosophie de l'esprit humain, continue la même tradition.

L'école écossaise ne s'élève qu'avec Hamilton à des vues systé

1. Voir le livre de M. Guyau intitulé: La morale anglaise contemporaine. 1 vol. in-8°.

2. Recherches sur l'entendement humain d'après les principes du sens

commun.

matiques, et cela presque de nos jours, sous l'influence de la philosophie kantienne.

Hamilton, s'inspirant de Kant et de Hume, pose en principe que l'absolu, objet de la métaphysique, est inconnaissable. « Relativité de la connaissance humaine », telle est la thèse soutenue par Hamilton. Par là il entend que, la pensée étant une relation de l'objet pensé au sujet pensant, l'objet ne peut être connu que dans cette relation : l'objet connu par nous est donc toujours relatif à nous et ne peut jamais être absolu. Penser, dit Hamilton, c'est soumettre un objet à des conditions, à des déterminations, à des limites: «< penser, c'est conditionner, c'est déterminer, c'est limiter »; il est dès lors impossible de penser l'absolu, puisque ce serait soumettre l'inconditionné à des conditions, ne fût-ce qu'aux conditions de notre pensée même. Nous ne pouvons en un mot, connaître un objet qu'en l'opposant à un autre objet ou à nous-mêmes.

C'est, ajoute Hamilton, cette impossibilité de concevoir une chose quelconque comme absolue qui nous fait chercher à toute chose des conditions dans les choses précédentes. Ce qui paraît commencer, nous voulons lui trouver une existence antérieure dans ce que nous appelons ses causes, et de là vient ce qu'on nomme le principe de causalité.

Au reste, malgré l'impossibilité d'une connaissance de l'absolu, Hamilton veut que l'on conserve la foi à l'absolu, pour des raisons purement morales ou religieuses et en somme assez faibles. De là, sur la question de l'existence de Dieu, cette sorte de scepticisme métaphysique qui aboutit étrangement à une foi mystique plus ou moins aveugle.

Voir dans nos Extraits des philosophes: LOCKE, I. Comparaison de l'entendement avec un cabinet obscur, 276. II. Lutte de Locke contre les idées de la raison. - Sur l'innéité des idees, 277. III. Sur les idées d'espace et de temps et sur les universaux, 277. IV. Sur la preuve de l'existence de Dieu par son idée, 278. V. De la spiritualité, 279. VI. Sur l'idée de la liberté, 279. VII. Sur les idées du bien et du mal naturel, 288. VIII. Sur les idées du bien et du mal moral, 280. IX. Principe du droit de propriété, 280. BERKELEY, 281. I. Les idées, 281. II. L'esprit, 281. III. La matière. Qu'elle n'existe que dans l'esprit, 282.- HUME, 282. I. L'idée de cause réduite à celle de succession et l'induction ramenée à l'habitude, 283. II. Harmonie des idées et des choses, 283. III. Sur l'existence du monde extérieur, 284. IV. Contre l'identité de l'âme, 285. V. L'âme n'est qu'une série de phénomènes, 286. NEWTON, 286. Preuve de l'existence de Dieu par un premier moteur, 287. CLARKE, 288.

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CHAPITRE SEPTIÈME

La philosophie française au dix-huitième siècle.

I. PHILOSOPHIE SPECULATIVE.

CONDILLAC, DIDEROT, D'HOLBACH, VOLTAIRE ET ROUSSEAU.

Influence prépondérante de la philosophie de Locke en France au XVIII° siècle. Condillac dépasse Locke et fonde un sensualisme plus complet. Il cherche la génération des phénomènes intérieurs et le principe premier qui les engendre. Ce principe est la sensation transformée, qui explique tout. L'attention n'est qu'une sensation dominante. La réflexion n'est que la sensation se sentant elle-mème. Le jugement et le raisonnement sont des combinaisons de sensations. Le moi n'est que la collection des sensations. La science est l'analyse des sensations, qui sont les signes des choses; toute science est une langue bien faite. Diderot, un

des fondateurs de l'Encyclopédie, se représente la nature comme un grand tout dont les individus sont les parties et dont l'universelle transformation est la loi. D'Holbach et Lamettrie professent le matérialisme. Voltaire, Buffon, Montesquieu, Turgot, Rousseau, demeurent attachés à une philosophie plus ou moins spiritualiste.

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Helvétius se place au point de vue des sens, et demande à la sensation seule l'explication des lois morales et sociales. L'homme ne cherche et ne peut chercher que son intérêt; tout l'art de la législation est de lier l'intérêt personnel à l'intérêt général, à tel point que les particuliers ne puissent faire leur bien particulier sans faire le bien de tous. La législation est l'unique fondement de la morale.

II. MONTESQUIEU.

Montesquieu se place au point de vue de la raison, et demande à la raison l'explication des lois morales et sociales. Définition des lois. Elles sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Ces rapports dérivent de la Raison primitive et sont l'objet de la raison humaine. Caractères des lois. Les lois étant des rapports nécessaires, elles sont relatives aux climats, aux gouvernements, aux mœurs des peuples, etc. Division des sociétés et des gouvernements. 1o Du despotisme, où le souverain n'a d'autre loi que sa volonté. Le ressort du despotisme est la crainte. Effet du despotisme sur les sociétés. 2o De la monarchie où le souverain commande selon des lois. C'est une forme intermédiaire entre le règne de la force seule et le règne de la loi seule. Le ressort de la monarchie est une « vertu de convention » par laquelle chacun place sa vanité dans le respect de ses priviléges. Cette vertu de convention s'appelle honneur. 3o De la république, où le peuple est à la fois souverain et sujet. L'essence de ce gouvernement est que le peuple fasse par lui-même tout ce qu'il peut bien faire, et qu'il fasse

faire le reste par des ministres qu'il nomme. Le ressort du gouvernement républicain est la « vertu politique » qui consiste dans l'amour de la patrie, de la liberté et de l'égalité. 4° Du gouvernement mixte. Montesquieu en emprunte le type à l'Angleterre. Analyse de la constitution anglaise. Confusion que fait Montesquieu entre le mélange des formes contraires de gouvernement et la pondération des différents pouvoirs essentiels à tout gouvernement. Principe de la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Réformes proposées par Montesquieu sur différents points particuliers de droit. Il proteste contre l'esclavage. Il demande l'abolition de la torture, l'institution du jury, l'adoucissement de la pénalité. Il réclame la tolérance religieuse. Ses théories économiques. Dans l'assiette des impôts, il faut distinguer le nécessaire, l'utile et le superflu. Devoir d'assistance publique.

III. VOLTAIRE.

Voltaire, sans produire d'idées vraiment originales sur la législation et la politique, soutient avec éloquence la cause de « l'humanité, » proteste contre la torture et contre l'intolérance religieuse, réclame la liberté politique et définit déjà la loi « la volonté de tous. »

IV. ROUSSEAU.

Avec Rousseau, un mouvement nouveau se manifeste dans la philosophie sociale. Rousseau place le fondement de la justice sociale dans la volonté libre, qui est à la fois l'essence de l'individu et le principe de la société.

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10 Fondement de la société humaine. Les hommes sont rapprochés par deux causes: la nécessité ou le besoin, et la liberté; mais la véritable société entre les hommes ne commence qu'avec la libre acceptation du lien qui les unit. La famille mème, née d'abord du besoin, ne subsiste que par la volonté de ses membres; à plus forte raison la tribu, la peuplade, la nation. Tout Etat doit être une association libre entre les citoyens. 20 Problème essentiel de la science sociale : « Trouver une forme d'association qui défende et protége de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. » 30 Solution du problème: le contrat social. La véritable association est celle qui est fondée sur un libre contrat entre les associés. 4o But et clauses du contrat social. Le contrat social ne peut consister, comme Hobbes l'avait prétendu, dans l'aliénation de la liberté de tous au profit d'un seul ou de plusieurs. La liberté est inaliénable en fait. Elle est aussi inaliénable sous le rapport du devoir, car nous devons conserver notre caractère d'êtres moraux, conséquemment d'êtres libres. Elle est inaliénable en droit, car nous ne devons violer ni nos droits propres en renonçant à ces droits mêmes, ni les droits de nos descendants en aliénant d'avance leur liberté. Le despotisme est donc la destruction du vrai lien social. Selon Rousseau, le contrat social est l'aliénation de la liberté de tous au profit de la liberté de tous; c'està-dire qu'au fond il ne doit pas y avoir aliénation, mais garantie et augmentation de la liberté. Rousseau du reste emploie des formules inexactes et ambiguës, qui semblent d'abord renfermer en elles le communisme. Il finit cependant par dire que le contrat social a pour but « la liberté et l'égalité de tous. >> 5o De la souveraineté et de la loi. La souveraineté est le droit de faire la loi que tous les membres de l'association devront observer, et d'assurer l'exécution de cette loi. qui appartient la souveraineté ? A tous les membres de l'association, dont chacun préalablement était souverain sur soi-même ou libre. - En d'autres termes, la souveraineté de tous se confond avec la liberté géné

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