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vieillards, des malades et infirmes, des orphelins; le remède à ces maux n'est pas une aumône stérile: « Quelques aumônes <«< que l'on fait à un homme nu dans les rues ne remplissent << point l'obligation de l'État. » Montesquieu va jusqu'à dire : « L'État doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la << nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne << soit pas contraire à la santé. Un État bien policé tire cette sub«sistance du fond des arts mêmes: il donne aux uns les travaux << dont ils sont capables, il enseigne aux autres à travailler, ce « qui fait déjà un travail. » Montesquieu dépasse ici dans l'expression sa propre pensée, qui est que l'État doit un secours lorsque des infortunes naturelles ou passagères, l'âge, les infirmités, les chômages imprévus, privent tout d'un coup les travailleurs de la ressource du travail.

En somme, Montesquieu a montré une grande pénétration d'esprit dans une foule de questions relatives à la science de la société. Cependant, l'absence de principes philosophiques assez sûrs laisse dans ses œuvres du décousu, des contradictions et des erreurs. Le défaut de Montesquieu, c'est d'avoir été encore plus jurisconsulte et historien que philosophe. « Quand j'ai eu << découvert mes principes, dit-il, tout ce que je cherchais est « venu à moi. » Par malheur il n'a pas su découvrir le premier et le plus important des principes celui qui fonde le droit sur l'absolue inviolabilité de la volonté libre, et qui ramène tous les rapports sociaux à de libres contrats entre les volontés (1).

VOLTAIRE.

Voltaire, sans produire d'idées vraiment originales sur la législation et la politique, soutient avec éloquence la cause de « l'humanité. » Il proteste avec Montesquieu contre la torture, et remarque que « tout ce qui est outré dans la loi tend à la destruction des lois. » Il défend aussi la tolérance: « Il faut dis<< tinguer, dit-il, dans une hérésie entre l'opinion et la faction... « La religion est de Dieu à l'homme. La loi civile est de vous à « vos peuples. » En politique, il corrige Montesquieu sur plusieurs points: il montre qu'il n'y a point de limite exacte entre

1. Voir sur Montesquieu le commentaire de Destutt de Tracy.

la monarchie pure et le despotisme, « deux frères qui ont tant de ressemblance qu'on les prend souvent l'un pour l'autre (1). » Montesquieu approuvait la vénalité des charges dans la monarchie « La monarchie, lui répond Voltaire, n'est donc <«< fondée que sur des vices! Il eût mieux valu mille fois, dit << un sage jurisconsulte, vendre les trésors de tous les couvents « et l'argenture de toutes les églises, que de vendre la justice! >> Dans ses Idées républicaines (1765), Voltaire définit le gouvernement « la volonté de tous exécutée par un seul ou par plu<< sieurs en vertu des lois que tous ont portées. >> « Une société, «‹ ajoute-t-il, étant composée de plusieurs maisons et de plusieurs << terrains, il est contradictoire qu'un seul homme soit le maître « de ces maisons et de ces terrains; il est dans la nature que «< chaque maître ait sa voix pour le bien de la société... On sait << assez que c'est aux citoyens à régler ce qu'ils croient devoir « fournir pour les dépenses de l'État. » — « Liberté et propriété ! « c'est le cri anglais. Il vaut mieux que Saint-Denis et Montjoie. « C'est le cri de la nature. >>

ROUSSEAU.

L'école sensualiste, représentée surtout par Helvétius, avait considéré la justice comme conventionnelle et non naturelle ; l'école rationaliste, à laquelle Montesquieu se rattache, avait considéré la justice comme fondée sur la nature même des choses telle que la raison la conçoit; avec Jean-Jacques Rousseau, un mouvement nouveau se manifeste dans la philosophie sociale. Rousseau va chercher le fondement de la justice dans un principe où se réconcilieront le naturel et le conventionnel: la volonté, qui est la nature même de l'homme et en même temps l'origine de toutes les conventions ou contrats.

Rousseau n'arrive cependant pas du premier coup à cette importante conception. Il commence par se préoccuper, comme ses contemporains, des oppositions qui existent entre l'état de nature et l'état social. Le xvIIIe siècle s'est souvent plu à opposer ces deux états l'un à l'autre ; dans son vif sentiment des servitudes et des inégalités qui accablent les hommes, il a souvent accusé la société et la civilisation des maux qui pesaient sur l'individu. On

1. Voir plus haut.

connaît les déclamations de J.-J. Rousseau contre les sciences, les lettres, les arts, l'industrie, et contre tous ces développements de l'esprit humain qui n'auraient point eu lieu sans l'état social. On connaît aussi les peintures chimériques qu'il traçait d'un prétendu état de nature où l'homme, errant dans les forêts, « aurait passé sa vie sans nul besoin de ses semblables. » - « Quand on << lit votre ouvrage, lui disait spirituellement Voltaire, il prend « envie de marcher à quatre pattes; cependant, comme il y a << soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureuse<< ment qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette << allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et <<< moi. >> C'est d'ailleurs une illusion spontanée de l'humanité entière, et encore fréquente de nos jours, que de remonter ainsi vers le passé pour chercher un état meilleur, et de confondre son idéal à venir avec son antique origine. Un des effets du progrès même, c'est de nous faire mieux voir les maux qui existent et de produire ainsi dans notre esprit l'illusion de la décadence. Pourtant, plus on examine avec attention d'histoire du passé et la nature éternelle de l'homme, plus on voit combien se trompent ceux qui s'imaginent avec Rousseau que le développement de l'état social a enfanté de nouvelles misères. « La vérité, a dit avec raison lord Macaulay, est que ces misères sont anciennes ; ce qui est nouveau, c'est l'intelligence qui les découvre et l'humanité qui les soulage. >>

Rousseau lui-même n'en est point resté à ses premières erreurs sur les inconvénients de l'état social. Tout en comprenant que cet état peut être parfois une cause de servitude, il a vu qu'il peut être aussi et doit être un moyen de liberté. De là sa théorie du contrat social, qui mêle à de vieilles erreurs des théories nouvelles et fait entrevoir le vrai principe sur lequel doit reposer la société à venir.

Déjà nous avons vu vers 1577, Hubert Languet, sous le pseudonyme de Junius Brutus, dans ses Vindiciæ contra tyrannos, soutenir que la société repose sur un contrat primitif entre Dieu, le peuple et les souverains, qui violent à chaque instant le pacte commun. Cette idée du contrat, alors très-nouvelle, s'est retrouvée dans Hobbes, puis dans Locke: elle va devenir avec Rousseau l'idée fondamentale de l'ordre civil et politique.

Pour bien comprendre cette théorie, il faut distinguer comment la société a été constituée en fait et comment elle doit être constituée en droit. En fait, on peut dire que les hommes ont été unis

et rapprochés par deux causes principales, la nécessité et la liberté. C'est la nécessité qui domine à l'origine, sous la forme du besoin et de l'instinct: on l'a mille fois démontré depuis Aristote, l'homme est sociable par les nécessités mêmes de sa nature. On ne peut donc se figurer les hommes d'abord isolés, puis rassemblés par une convention formelle. Aussi n'est-ce point là ce que Rousseau a voulu soutenir dans son Contrat social; et la plupart des critiques français se sont mépris sur sa vraie doctrine en lui objectant que la société n'a point commencé historiquement par un contrat. Rousseau devait être bien mieux compris en Allemagne par Kant et par Fichte, qui virent avec raison, dans le contrat social, non le fondement historique, mais le fondement rationnel de la société.

Cependant, même au point de vue historique, tout en reconnaissant la part des fatalités, des contraintes et violences de toutes sortes dans la formation ou le développement des sociétés, on ne saurait méconnaître que la liberté a eu aussi sa part à côté et au-dessus de la nécessité même. Rousseau fait remarquer que la plus ancienne de toutes les sociétés, et la seule qui soit fondée uniquement sur la nature, c'est la famille; mais il ajoute avec raison que l'union même de l'homme et de la femme se maintient par un commun accord. Les enfants aussi, après un certain âge, ne restent liés aux parents que par leur volonté. Si donc les membres de la famille, conclut Rousseau, continuent de rester unis, ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, « et la famille elle-même ne se maintient que par convention. » C'est aussi par une convention plus ou moins explicite que plusieurs familles se sont réunies en tribus, et les tribus en nations. La violence même et la conquête ne produisent une union durable entre deux peuples qu'en obtenant à la fin un consentement plus ou moins complet et plus ou moins passif. Tout homme arrivé à l'âge de la majorité accepte de fait et plus ou moins librement le contrat social, en vivant au sein d'une société particulière et selon les lois communes. Enfin, toute constitution politique est un renouvellement du contrat social, surtout dans les pays de suffrage universel.

Mais la vraie question qui occupe Rousseau est une question de droit, non de fait. Quand un philosophe examine le droit de propriété, il re se demande pas comment la propriété a été acquise, si c'est par travail ou par conquête et violence, mais comment. elle doit être acquise; de même Rousseau cherche si la société

humaine doit être une libre association, et non si elle l'a toujours été.

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Rien de plus remarquable que la précision avec laquelle Rousseau pose le problème essentiel de la science sociale:- << Trouver « une forme d'association qui défende et protége de toute la force «< commune la personne et les biens de chaque associé, et par la«< quelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui«< même et reste aussi libre qu'auparavant. Tel est le problème << fondamental dont le contrat social donne la solution (1). » — Et en effet, pourrait-on dire, dans tout ce qui suppose une action commune, l'égalité des libertés ne peut se maintenir qu'en prenant la forme du contrat réciproque; il faut donc que, dans la société, tout se fasse, autant qu'il est possible, par voie de libre contrat; par conséquent il faut que la société elle-même soit un vaste contrat, le plus général de tous, dans lequel tous les autres trouveront leur place, de même qu'à l'intérieur d'un grand cercle, des cercles plus petits peuvent se ranger et se combiner de mille manières (2).

Le contrat social étant défini, selon Rousseau, celui qui constitue les individus en société et dont le contrat politique ne doit être que l'application ou la garantie, il reste à chercher le but et les caractères essentiels d'une telle union entre les volontés.

Le but du contrat social ne saurait être la réduction des individus au rôle d'esclaves. Si cette réduction, dit Rousseau, était involontaire et forcée, ce ne serait plus un contrat, mais une conquête violente; si elle était volontaire, ce serait un contrat illégitime et contradictoire, qui se détruirait lui-même en voulant s'établir. Le contrat social ne s'accommode pas plus de la servitude volontaire que de la servitude involontaire. Il ne faut donc pas se le représenter à la manière de Hobbes et de Grotius, comme un acte par lequel les individus aliéneraient leurs droits et leur liberté entre les mains d'un seul ou de plusieurs, pour se faire les rouages d'un mécanisme dirigé par un maître. « Re« noncer à sa liberté, dit Rousseau, c'est renoncer à sa qualité << d'homme. » Le devoir n'est pas une chose arbitraire dont on puisse se débarrasser comme d'un fardeau, en le mettant sur les bras d'un autre: le devoir est inaliénable. Le droit n'est pas une

1. Livre I, chap. VI.

2. Voir notre étude sur la Théorie de l'État dans la Revue des DeuxMondes (1879).

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