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dans beaucoup d'autres, c'est une claire distinction de ce qui est vraiment un droit et de ce qui n'est qu'un intérêt. Il place parmi les dogmes de la religion civile « l'existence de la divinité puis<< sante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la « vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants; » mais ce sont là des croyances qu'on peut ne pas avoir sans être pour cela coupable d'injustice envers ses semblables: l'État n'a donc vraiment rien à voir dans ces problèmes.

En résumé, dans sa philosophie sociale, Rousseau a posé des principes excellents, dont il n'a pas toujours su tirer les vraies conséquences: il aurait dû aboutir à la liberté individuelle, et il aboutit trop souvent à l'exagération des droits de l'Etat. Il n'en a pas moins démontré, avec une rigueur philosophique, que la société tout entière repose, non sur les intérêts matériels ou sur la raison abstraite, comme l'avaient soutenu Helvétius et Montesquieu, mais sur la volonté réelle, qui seule fait de l'homme un être moral. « Rousseau,» dit Hégel dans son histoire de la philosophie, « a proclamé la liberté l'essence de l'homme; ce << principe est la transition à la philosophie de Kant, dont il fera « le fondement (1). »

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Turgot, économiste, philosophe, homme d'État, défend la liberté industrielle, religieuse, civile et politique. Dans son Discours sur l'histoire universelle, il développe l'idée du progrès,

1. On a voulu rendre les doctrines de Rousseau responsables des crimes de la Terreur. Voici au contraire comment Rousseau condamne d'avance ce régime « Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, « j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote « qui se consacre volontairement à la mort pour le salut de son pays; mais, << si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent « au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exé<< crables que la tyrannie ait inventées... Loin qu'un seul doive périr pour « tous, tous ont engagé leur vie et leurs biens à la défense de chacun d'eux, « afin que la faiblesse particulière fût toujours protégée par la force publique, «et chaque membre par tout l'Etat. Après avoir, par supposition, retranché « du peuple un individu après l'autre, pressez les partisans de cette maxime « à mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps de l'Etat, et vous verrez « qu'ils le réduiront à la fin à un petit nombre d'hommes, qui ne sont pas le « peuple, mais les officiers du peuple.» (Article Economie politique dans l'Encyclopédie.)

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encore très-vague à cette époque, et montre l'humanité avançant toujours malgré les perturbations mêmes de sa marche: « Ce n'est qu'après des siècles et par des réactions sanglantes que le despotisme a enfin appris à se modérer lui-même, et la liberté à se régler; et c'est ainsi que, par des alternatives d'agitation et de << calme, de biens et de maux, la masse totale du genre humain a << marché sans cesse vers la perfection. »

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Condorcet, poursuivi par la tyrannie jacobine, écrit avant de mourir son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. « Si l'homme peut prédire avec une assurance << presque entière les phénomènes dont il connaît les lois; si, lors « même qu'elles lui sont inconnues, il peut, d'après l'expérience « du passé, prévoir avec une grande probabilité les événements de << l'avenir, pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimé<rique de tracer avec quelque vraisemblance le tableau des desti<<nées futures de l'espèce humaine d'après les résultats de son << histoire?» Ces progrès seront, d'après Condorcet, 1° la destruction de l'inégalité entre les nations, et de leurs luttes; 2o les progrès de l'égalité dans un même peuple sous le rapport des richesses et de l'instruction; égalité que produira la liberté même, par l'abolition des lois factices, des prohibitions, des formalités, des monopoles, par les caisses d'épargne, par les assurances sur la vie, par les institutions de crédit et les associations. Condorcet voudrait qu'on instruisît « la masse entière du peuple de tout ce << que chaque homme a besoin de savoir pour l'économie domes«tique, pour l'administration de ses affaires, pour le libre déve<«<loppement de son industrie et de ses facultés, pour connaître ses << droits, les défendre et les exercer; pour être instruit de ses de<< voirs, pour les bien remplir, pour juger ses actions et celles des << autres d'après ses propres lumières, et n'être étranger à aucun << des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature hu

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Ces progrès auront pour résultat, dit Condorcet, le perfectionnement réel de notre espèce: 1° progrès des méthodes, qui permettra d'apprendre en moins de temps un plus grand nombre de connaissances et de les répandre dans un plus grand nombre d'esprits; 2o perfectionnement des sciences de la nature et des inventions; 3° perfectionnement des sciences morales et philosophiques par l'analyse des facultés intellectuelles et morales de l'homme; 40 perfectionnement de la science sociale par l'ap plication du calcul des probabilités à cette science; 5° par suite,

perfectionnement des institutions et des lois; 6° abolition de l'inégalité des sexes et égalité des droits entre l'homme et la femme; 7° diminution, puis abolition des guerres de conquête; 8° établissement d'une langue scientifique universelle; 9° augmentation progressive de la durée moyenne de la vie, par le progrès de la médecine et de l'hygiène, de telle sorte que la mort, quoique inévitable et jusqu'à un certain point désirable pour l'individu, résulte seulement, soit d'accidents extraordinaires, soit de la lente extinction des forces vitales.

La philosophie française du XVIII siècle se résuma dans la Déclaration d'indépendance des États-Unis et dans la Déclaration des droits de l'homme. On lui doit les grandes réformes morales et sociales introduites dans le monde par la révolution française. Quant aux excès et aux crimes de cette révolution, ils furent non les applications, mais au contraire la violation la plus flagrante des principes posés par les philosophes (1).

1. « Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes, qui a été l'un des caractères les plus étranges de la révolution française, ne surprendra personne, si on fait attention que cette révolution a ete préparée par les classes les plus civilisées de la nation et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. » (De Tocqueville, L'ancien régime et la Révolution, III, VIII.)

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Voir dans nos Extraits des philosophes, CONDILLAC, I. Importance de l'étude des origines de nos connaissances, 289. II. Génération des opérations de l'âme perception, conscience, attention, réminiscence, réflexion, 290. III. Nous n'apercevons que nos sensations, 291. IV. Comment on acquiert l'idée de l'espace, 391. V. Nous n'avons point d'idée de l'infini, 291. VI. Le raisonnement est une suite d'équations, 292. VII. L'analyse, 292. VIII. Union intime du raisonnement et du langage, 294. MONTESQUIEU, 294. I. Des lois, dans le rapport qu'elles ont avec les divers ètres, 295. II. Des lois positives, 295. III. Du gouvernement déinocratique, 296. IV. Principes vitaux des divers gouvernements. Nécessité de la vertu dans la démocratie, 298. V. Les préjugés de l'honneur sont le ressort des gouvernements monarchiques, 209. VI. La vertu dans les gouvernements démocratiques, 300. VII. Du despotisme, 301. VIII. Théorie de la séparation des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire), 302. IX. Sur l'esclavage, 304. X. De la sévérité des peines. inconvénients, 305. XI. Sur le duel, 306.- VOLTAIRE, 308. I. Apologie des causes finales, 309. II. Sur l'âme et l'immortalité, 310. III. Sur les idées innées, 310. IV. Sur l'idée de la justice, 311. J.-J. ROUSSEAU, 311. I. Du droit du plus fort. - Différence de la force et du droit. La puissance n'oblige que si elle est légitime, 311. II. Caractère sacré et inaliénable de la liberté humaine, 312, III. Qu'il faut toujours remonter à une première convention, 313, IV. Du pacte social, 314. V. Qu'est-ce que la loi? La loi civile et politique doit être l'expression de la volonté nationale, 315. VI. Du gouvernement. Divers pouvoirs qui le constituent. Rapport du gouvernement à l'Etat, 316. VII. L'égalité, 316. VIII. Que la souveraineté est inaliénable, 317, etc.

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CHAPITRE HUITIÈME

Philosophie allemande au dix-huitième siècle.

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MÉTHODE DE KANT. Entre le dogmatisme et le scepticisme, Kant veut fonder une philosophie critique, dont le point de départ sera la critique de notre faculté de connaître, de notre raison, soit dans son usage théorique (Critique de la raison pure), soit dans son usage moral (Critique de la raison pratique). CRITIQUE DE LA RAISON PURE. I. POSSIBILITÉ DE LA SCIENCE. Principe fondamental de la critique de nos facultés : distinction des choses telles qu'elles apparaissent (phénomènes) et des choses telles qu'elles sont (réalités intelligibles ou noumènes). Nous ne pouvons connaître les choses que comme elles apparaissent à nos facultés, et la manière dont elles apparaissent est réglée sur la nature même de ces facultés. Kant, au lieu de soumettre la pensée aux choses, soumet les choses à la pensée. Comment il se compare lui-même à Copernic. La nature essentielle de la pensée, c'est l'unité; et penser, c'est unir. Les trois opérations par lesquelles nous introduisons une unité de plus en plus grande dans les matériaux de notre connaissance sont la sensibilité, l'entendement et la raison. Analyse et critique des trois facultés intellectuelles. 1° Sensibilité. Nous n'avons d'abord que des sensations multiples et incohérentes. La sensibilité externe range les objets dans l'espace. Le sens interne ou conscience empirique range les objets dans le temps. Critique des notions d'espace et de temps. L'espace et le temps sont des conditions de notre sensibilité sans lesquelles nous ne pourrions rien percevoir, des cadres et des formes nécessaires à l'exercice de la pensée; mais rien ne prouve que l'espace et le temps soient aussi les conditions des choses telles qu'elles sont en elles-mèmes. Constitués d'une autre manière, nous ne verrions peut-être plus les choses sous les formes de l'espace et du temps. Ces formes sont subjectives. 2o Entendement. L'entendement ou faculté de juger établit entre les phénomènes des relations invariables, qui sont les lois de la science. Les trois grandes lois auxquelles se ramènent toutes les autres sont celles que Leibniz appelait principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie réci proque entre tous les êtres, et principe de la permanence de la force. Ces trois lois font de l'univers un tout soumis à la nécessité et enchaîné par un déterminisme universel. Le déterminisme est la condition même de l'expérience et de la science. Mais les lois de succession uniforme, de permanence, de réciprocité, que nous imposons aux objets peuvent être encore des conditions toutes subjectives de notre connaissance. Il est possible que le déterminisme exprime la manière dont les choses nous apparaissent, et non la manière dont elles sont. Conclusion: la science

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1. Kant, né en 1724, à Konigsberg (Prusse), y professa presque toutes les sciences. Principaux ouvrages: Critique de la raison pure, 2 vol. in-8° (traduit en français par M. Barni); Critique de la raison pratique; Critique du jugement; Principes métaphysiques des mours; Principes métaphysiques du droit (traduits par MM. Tissot et Barni).

positive est possible dans les limites de l'expérience et conformément aux lois à priori de la sensibilité et de l'entendement.

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II. POSSIBILITÉ DE LA MÉTAPHYSIQUE. La sensibilité et l'entendement n'ont pas encore réduit la connaissance à son unité la plus haute, qui est l'objet de la raison. La raison cherche en tout le premier principe, l'inconditionnel, l'absolu, par conséquent l'Ame, le Monde, Dieu. Sur ces trois idées repose toute la métaphysique. La métaphysique estelle possible comme science, ou simplement comme croyance? - Critique des prétentions du dogmatisme qui veut faire de la métaphysique une science positive. I. L'âme. Première question de l'ancienne ontologie. Démontrer l'existence de l'âme conçue comme substance simple et identique. Impossibilité d'une telle démonstration, par laquelle nous passerions du sujet qui se connaît lui-même à un objet qui lui est inconnu, la substance. II. L'univers. Déterminisme et liberté. Seconde question de l'ontologie spéculative quelle est la nature absolue de l'univers. Cette question donne lieu à des thèses contraires qui peuvent également se soutenir, c'est-à-dire à des « antinomies. » Première antinomie : Le monde est-il limité dans le temps et dans l'espace? Deuxième antinomie: Le monde est-il divisible à l'infini, ou a-t-il des parties simples? Troisième antinomie: Existe-t-il une liberté morale, ou n'existe-t-il qu'un déterminisme physique? Quatrième antinomie : Y a-t-il un être nécessaire, ou seulement des êtres contingents? - La plus importantes des antinomies est celle de la liberté et du déterminisme. Notre vie est double. Nous sommes soumis au déterminisme dans nos actions et dans notre vie sensible, qui se déroule à travers le temps. Mais nous pouvons être libres dans notre moi absolu », dans notre vie intelligible, qui est supérieure au temps. Si la liberté est possible, existe-t-elle en fait? Nous ne pouvons le savoir ni par l'expérience psychologique ni par la démonstration logique; mais nous devons croire à notre liberté parce qu'elle est la condition du devoir, et que le devoir est ce qu'il a de plus certain. La morale seule peut résoudre le problème de la liberté. III. Dieu. Troisième question de la métaphysique spéculative L'existence de Dieu. Critique de la preuve des causes finales : l'ordre imparfait dont nous sommes témoins ne peut nous apprendre si le monde est l'œuvre d'une intelligence parfaite ou imparfaite, consciente ou inconsciente, unique ou multiple. Critique de la preuve des causes efficientes: la cause première peut être la matière, ou une pensée instinctive, ou tout autre principe. Critique de la preuve ontologique nous ne pouvons passer logiquement de l'idée de perfection qui est dans notre pensée à un objet parfait qui serait en dehors de notre pensée. Kant conclut que la métaphysique spéculative est impuissante à démontrer l'existence de Dieu. IV. Possibilité de croyances métaphysiques fondées sur la morale, ou « postulats » métaphysiques de la morale. Nous pouvons avoir, non une science métaphysique, mais des croyances métaphysiques fondées sur la morale. Premier postulat de la morale: le souverain bien, que nous avons le devoir de réaliser, est possible. - Deuxième postulat pour que le souverain bien soit possible, il faut que la personne soit immortelle. - Troisième postulat pour que la personne soit immortelle et réalise le souverain bien, il faut que le principe suprème de l'univers soit un principe moral. La conception de Dieu est un moyen par lequel nous nous représentons le triomphe final de la moralité dans le monde. Nous ne savons pas si Dieu est; nous voulons que Dieu soit, et que tout se passe comme si Dieu était. Conclusion: ce n'est pas la morale qui se fonde sur la métaphysique et la théologie; c'est au contraire la métaphysique et la théologie qui se fondent sur la morale.

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