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coulisse; d'autres ne pouvaient se montrer que derrière une gaze; d'autres, privés du droit de fredonner la moindre chanson, étaient contraints d'estamper leurs couplets sur d'immenses pages, et le public, devenu comédien, chantait les versicules tracés en lettres cubitales sur les écriteaux déroulés à ses yeux. Toute infraction à ces lois despotiques était à l'instant punie par une amende, qui s'est élevée plus d'une fois à trente mille livres. Ces concessions laissaientelles encore aux directeurs les moyens de plaire au public, l'Académie, envieuse des succès obtenus, changeait les dispositions de son bail ou le supprimait en entier. Elle donnait les plans des salles, ou pour mieux dire des baraques où ses tributaires devaient entasser le public. Ces échoppes dramatiques offraient-elles quelque chose qui ressemblât à des loges, sur-le-champ elles étaient abattues, incendiées même, ruinées de fond en comble par autorité de justice, en exécution du privilége. Et l'on voyait l'orgueilleuse mendiante, l'insatiable harpie, traîner ses oripeaux académiques dans la fange des boulevarts, y tendre la main sans vergogne, pour recevoir chaque jour les douze livres d'un théâtre, et les deux liards, oui les deux liards! du crocodile vivant, des puces travailleuses ou des rats mousquetaires.

Défense à la Comédie-Française d'avoir plus de six violons dans son orchestre. Défense à la Comédie-Italienne de s'exprimer en français. Défense de danser et de parler dans une même pièce. Défense de produire plus de deux acteurs en scène. Défense... Je n'en finirais plus si je voulais faire connaître en détail toutes ces odieuses et stupides prohi bitions.

Faut-il s'étonner que notre nation intelligente et généreuse, ainsi garrottée, enfermée, étouffée, dans le taureau de Phalaris, dans la boîte du privilége, pendant près de deux siècles, porte encore les cicatrices de sa longue torture? Aurez-vous encore la cruauté de vous moquer de nos dramesvaudevilles, de nos opéras comiques, lorsque je vous dirai que ces absurdités dramatiques sont les misérables avortons

du privilége, et non pas l'œuvre de la nation? Le Français n'a point formé, créé le vaudeville et l'opéra comique, il les a subis.

Et qui donc a pu serrer dans sa main de fer tout un peuple d'artistes? Qui donc osa, sans pudeur comme sans remords, déshériter les musiciens français des droits qu'ils avaient tous à leurs théâtres lyriques nationaux? Quel insolent osa dicter des lois à Molière, et disperser les symphonistes qui donnaient tant d'éclat aux intermèdes joyeux de Pourceaugnac, aux scènes touchantes de Psyché?

Un étranger, que la protection d'une royale courtisane venait de tirer des mains du lieutenant criminel; que dis-je ? venait d'arracher à la Grève, où l'associé du brigand avait subi la peine capitale; un machinateur ayant pour suppôt la fleur des scélérats, Sébastien Aubry, condamné, gracié, détenu, relaxé, repris, seulement pour vingt-trois assassinats ou vols; un intrigant, homme d'esprit et de savoir, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, nous dirait Bossuet, Jean-Baptiste Lulli, puisqu'il faut le nommer et vous montrer dans un musicien de talent, de génie peut-être, l'artisan de nos calamités dramatiques.

En se réglant sur les heureux essais de Mailly, poète et maître de chapelle, fondateur, en 1646, de notre drame lyrique, Perrin et Cambert, l'un parolier, l'autre musicien, avaient établi l'opéra français à Paris. Lulli s'élevait hautement contre cette entreprise, disant que jamais on ne pourrait ajuster une mélodie gracieuse et dramatique sur des paroles françaises. L'Opéra de Perrin et Cambert devint le but sur lequel se dirigèrent les attaques perfides, acerbes, violentes du Florentin. Cent vingt mille francs de bénéfice obtenus pendant la première année par les directeurs, que Lulli traitait d'impertinents, prouvèrent le contraire. Le rapace Italien changea de langage et de batterie. Il cessa de parler avec animosité contre l'opéra français, et l'objet de sa haine implacable devint l'objet de sa plus tendre affection. Par des menées sourdes et criminelles, criminelles dans toute l'éten

due et la force du mot, par la haute protection de la Montespan, il parvint à s'emparer du privilége de Perrin. Cette arme, innocente dans les mains de ce titulaire, devint un instrument de destruction et de ruine dans celles de l'usurpateur. L'astuce italienne tira parti de toutes les ressources du privilége, et les dirigea contre les Français. Ils furent bannis de leur théâtre lyrique national; Lulli venait de le confisquer à son profit; ils n'y rentrèrent qu'à la mort de l'effronté larron. Molière, ayant terminé sa carrière glorieuse en 1673, Lulli chassa les comédiens français du Palais-Royal, et s'empara de leur théâtre.

Après avoir fait une immense fortune, il légua son privi- . lége, considéré comme un meuble de famille, à son gendre Francini, fontainier italien, qui se fit appeler M. de Francine, lequel en trafiqua pendant quarante-un ans. Ce privilége rentre enfin dans le domaine de l'État, au moyen d'une pension de dix-huit mille francs payée à Francine. Le prince de Carignan obtient la haute inspection de l'Académie royale de Musique, en 1731, et s'empresse de vendre, au prix de 300,000 livres, ce même privilége, sous le prétexte de payer Tes dettes du théâtre avec cette somme. Je ne sais pas s'il la garda; mais toujours est-il certain que les dettes ne furent point acquittées. L'acquéreur Gruer est révoqué, sans indemnité ni restitution de prix, à la fin de sa première année de gestion. Carignan, qui s'entendait aux affaires, revend sa vache à lait au président Lebeuf, à Lecomte, associés, en 1732, et les destitue brutalement au bout de quelques mois. Il revend son Académie au chevalier de Saint-Gilles (1), qui ne voulut en donner que cinquante mille écus. Trois mois après, le chevalier allait se consoler avec ses prédécesseurs Lebeuf et Lecomte, exilés comme lui par lettres de cachet. En deux ans, ce bienheureux privilége change de maître quatre fois.

(1) L'Enfant de Saint-Gilles, brigadier dans la 1re compagnie des Mousquetaires, auteur de la Muse mousquetaire, volume de poésies.

Eugène Armand de Thuret, batard du prince Eugène de Savoie, capitaine au régiment de Picardie, écuyer du feu duc de Gesvres, reçoit la direction de la royale Académie, en indemnité d'une pension de 10,000 livres que le prince de Carignan, héritier du feu duc, lui devait et ne voulait pas lui payer. Cette pension est mise à la charge de l'Opéra, qui la paie à Thuret, lorsque ce capitaine abandonne le commandement de sa compagnie chantante et dansante. Le Carignan paie ses dettes, avec notre argent, il est vrai, mais enfin il les paie, chose extraordinaire pour un noble homme de ce temps.

Voici venir la Pompadour, il faut que je m'arrête : l'histoire des voleurs de la même espèce remplirait un volume, et les six violons de Molière nous ont déjà mené bien loin.

LE MENTEUR.

PIERRE CORNEILLE, 1642.

ACTE I, SCÈNE V.

Avant Lulli, les instruments à souffle, que plusieurs appellent fort improprement instruments à vent, ne faisaient point partie de l'orchestre. Lulli ne les employa qu'en chœurs séparés, ou bien en les réunissant à l'unisson aux parties des violons. Les hautbois et les trompettes doublent les violons dans Isis, Armide; on peut faire la même observation en lisant le Te Deum de Lalande. Ces trompettes, pour lesquelles Cavalli, Lulli, Lalande notaient des traits inexécutables maintenant, étaient des trompettes à trous, décrites par le père Marin Mersenne. Nos cornets à pistons les remplacent avantageusement aujourd'hui. Le solo de trompette dialoguant avec la voix dans l'Eritrea de Cavalli (1), bien qu'écrit en 1652, ne serait point au-dessous de l'habileté des Forestier, des Dufresne, des Arban et de leurs dignes émules.

On ne reconnaissait alors de parfaite harmonie que dans une réunion de sons homogènes. Les dessus de violon étaient accompagnés par les hautes-contre, les tailles, les quintes de violon, les basses de viole, et plus tard par les basses de violon, dites violoncelles, et les contre-basses de violon, que j'ai nommées violonars, depuis que les contre-basses de toutes les espèces abondent en nos orchestres. Le second cor, l'ophicléide, la très-longue clarinette, etc., sonnent souvent contre la basse, et sont des contre-basses d'un genre

(1) Frodi all' armi.

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