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comme les exploitations industrielles ou commerciales, doivent avoir une certaine étendue et pouvoir compter sur une certaine durée, pour donner un produit maximum. Or, dans le système des entreprises individuelles, ces conditions d'étendue et de durée peuvent-elles être jamais complétement remplies? Supposons que la terre soit cultivée par celui qui la possède, dispose-t-il toujours des ressources nécessaires pour donner à son exploitation les dimensions les plus économiques? A sa mort, ne court-elle pas le risque d'être morcelée, surtout depuis l'abolition du droit d'ainesse (1)? Si elle ne l'est point, elle passe dans des mains étrangères, après avoir payé au fisc un lourd impôt, ou elle demeure grevée de parts d'héritage à rembourser; ce qui diminue d'autant

(1) Le droit d'aînesse, que nous nous garderons du reste de défendre, a contribué, à défaut d'une forme perfectionnée des entreprises, à maintenir en Angleterre une certaine stabilité dans les exploitations agricoles. C'est pourquoi MM. Mounier et Rubichon, après avoir fait ressortir, dans leur ouvrage sur l'Agriculture en Angleterre, combien la stabilité est indispensable à l'agriculture, émettaient l'opinion que cette nécessité conduirait, tôt ou tard, la France au rétablissement du droit d'aînesse. Prémisses vraies, conclusion fausse! Si la stabilité est un besoin en agriculture, le droit d'aînesse, qui, remarquons-le bien, ne la procurait qu'imparfaitement, est-il seul capable de la procurer? L'association, dont les auteurs de l'Agriculture en Angleterre ne soupçonnaient pas la portée, ne peut-elle pas pourvoir à ce besoin mieux encore que le droit d'aînesse? «En dehors du privilége, faisions-nous remarquer à ces utopistes à rebours, qui rêvaient comme un progrès la résurrection du passé, il n'y a qu'un moyen de concilier ces deux choses, en apparence inconciliables, le partage équitable des biens et l'exploitation large et stable du sol. Ce moyen, c'est l'association telle qu'elle se pratique journellement dans l'industrie, l'association des petits capitaux pour une grande œuvre de production, Pourquoi n'associerait-on pas les capitaux-terres comme on associe les capitaux-mines, les capitaux-manufactures, etc.? Pourquoi les exploitations agricoles ne seraient-elles pas mises en valeur par des sociétés anonymes, d'une durée illimitée, comme les hautsfourneaux, les filatures de coton et de lin? Quel obstacle rationnel s'y oppose? Et quels avantages ne trouverait point l'agriculture dans un tel mode d'exploitation? A la routine inhérente à la petite culture succéderaient les procédés perfectionnés de la grande culture, et l'instabilité qui dérive de la possession viagère, et plus encore de la location. temporaire, ferait place à la stabilité résultant de la possession perpétuelle. Tout nous prouve que telle est la voie où doit irrésistiblement s'engager l'agriculture, tout nous prouve qu'ainsi se concilieront les exigences opposées du progrès agricole réclamant la grande culture, et de l'égalité

les ressources que le nouveau propriétaire peut affecter à sa mise en valeur. En tout cas, la bonne exploitation demeure, sous ce régime, purement viagère, car les qualités qui font le bon exploitant

civile réclamant le partage équitable des biens. (Journal des Économistes: De l'agriculture en Angleterre, par MM. Mounier et Rubichon. Janvier 1847).

A quoi on peut ajouter que le droit d'aînesse, en remplissant, quoique d'une manière imparfaite et au prix d'une injustice, une fonction utile, a retardé l'application à l'agriculture du procédé progressif de l'association, parce qu'il a rendu le progrès moins nécessaire.

Cependant, en dépit des préjugés de l'opinion et des obstacles d'une législation surannée, on peut citer déjà quelques exemples de l'application de l'association à l'agriculture: « Quoique l'union des capitaux en agriculture n'ait pas encore acquis grande faveur dans l'opinion, dit M. Frédéric Passy, et qu'elle ait rencontré dans la loi bien des résistances, bien des entraves, cette forme d'association à cependant été réalisée déjà avec succès. Ce sont, par exemple, depuis longtemps, des sociétés de capitalistes qui achètent en bloc de grandes propriétés pour les mettre en état et les revendre en détail. Une défaveur assez générale s'attache, je le sais, à ce genre d'opérations, motivée jusqu'à un certain point peutêtre par le caractère d'une partie de ceux qui les font, et qui, forcés par des droits trop élevés de mutation, à frauder le Trésor, contractent souvent des habitudes de dissimulation peu honorables. Il n'en est pas moins vrai que, quand elles sont faites avec intelligence, discernement et probité, ces opérations sont utiles et au vendeur et à l'acheteur définitif, entre lesquels elles servent de lien, procurant un prix à qui n'en aurait pas trouvé peut-être, et amenant la terre, améliorée souvent, à des mains où sans elles elle ne serait jamais parvenue. Ce sont souvent des sociétés de capitalistes qui se chargent des grandes exploitations de forêts; ce sont souvent aussi des compagnies qui entreprennent les opérations étendues de défrichement, d'assainissement et de dessèchement de marais, d'endiguement, d'irrigation, de fixation et de fertilisation. des landes et bien d'autres. Enfin, il existe et il existera de plus en plus des Sociétés cultivatrices proprement dites. La ferme-modèle de Roville avait été créée par une société d'actionnaires, dont M. Mathieu de Dombasle était le gérant; à Grignon, non-seulement l'exploitation, mais le sol même est en société ; à Bresles, dans le déparlement de l'Oise, une ferme importante est cultivée par une société avec un grand succès et par l'emploi des moyens les plus perfectionnés. On pourrait en citer bon nombre d'autres exemples. C'est une société qui a acquis et qui exploite les forêts d'Arc en Barrois, ancienne propriété du prince de Joinville. C'est une autre société qui a acheté, en 1864, un grand espace dans la Camargue pour y tenter la culture du riz. Une autre s'était formée bien antérieurement dans les landes d'Arcachon. Il y a une grande association agricole à Milan; une ferme-modèle par association

ne se lèguent pas de père en fils ou par voie de testament. Supposons que la terre soit affermée, si le bail est à court terme, le fermier ne sera point intéressé à l'amélioration du sol; si le bail est à long terme, le propriétaire pourra se trouver à la merci d'un fermier incapable. Enfin, si la propriété n'est point retenue, comme en Angleterre, en un petit nombre de mains, et, par conséquent, divisible en exploitations d'une étendue économique, si elle est morcelée comme en France, et si sa division parcellaire est incessamment remaniée par le périodique accident des successions, comment établir un système stable de grande ou de moyenne culture, dans les endroits où ce système est le plus productif? Bref, il n'est pas d'industrie qui ait plus besoin de stabilité que l'agriculture, et il n'en est pas actuellement de plus précaire (1). Mais

à Pérouse, de 200 hectares; une association pour l'entreprise du drainage, à Mantoue. Beaucoup de cette dernière nature ont été tentées ou réalisées en France. Il est évident, sans poursuivre ces citations, que de telles entreprises sont appelées à d'excellents résultats. Du reste, l'opinion des meilleurs juges leur est hautement favorable. M. Lecouteux, ancien directeur des cultures à l'Institut agronomique de Versailles, s'exprime ainsi à ce sujet (Journal des Economistes, mars 1856, des entreprises de grande culture): « La grande culture a eu jusqu'à ce jour un désavantage marqué sur la petite, parce qu'elle exploitait d'ordinaire au delà de ses moyens. » Il faut que « la production des aliments soit érigée en une industrie basée sur le capital; » et c'est « par l'association des capitaux » que « le mouvement » doit principalement s'accomplir. C'est à l'association des capitaux à faire en France, sans « majorats, ni substitution, ni droit d'aînesse, » ce que la concentration de la propriété et l'énormité des fortunes ont fait en Angleterre. » FRÉDÉRIC PASSY: Leçons d'économie politique, XIVe leçon. De l'association agricole.

(1) Sous l'ancien régime, des institutions et des circonstances diverses contribuaient à rendre stables, quelquefois même à l'excès, les exploitations agricoles. La propriété foncière se perpétuait dans les mêmes familles grâce au droit d'aînesse et aux substitutions, ou bien encore, dans les mêmes communautés, grâce à la mainmorte ecclésiastique. A la vérité, les propriétaires, laïques ou ecclésiastiques, ne manquaient pas de morceler leurs domaines dès qu'ils y trouvaient avantage, mais les inconvénients de l'extrême morcellement du sol s'étant de bonne heure fait sentir, on empêcha les familles de cultivateurs-serfs de se diviser et l'on détermina ainsi l'établissement des sociétés de comparsonniers, qui se généralisèrent en France pendant le moyen âge, et dont il reste encore quelques vestiges. La communauté des Jaults dans le Nivernais, sur laquelle M. Dupin a publié une notice, est une société de comparonniers. Les causes assignées par les anciens jurisconsultes (voir Tro

supposons que l'association y soit appliquée; aussitôt la situation change. Les exploitations peuvent être constituées dans les limites d'étendue et de durée les plus économiques, et le capital qui leur

plong, Commentaire du contrat de société) à la constitution de ces communautés sont les suivantes : les serfs voulaient échapper au droit de reversion, en vertu duquel à leur mort tout leur avoir faisait retour au seigneur; les seigneurs, de leur côté, voulaient éviter les inconvénients de l'extrême morcellement, et, dans ce but, ils se dessaisissaient de leur droit de réversion à l'égard de ceux qui ne se séparaient pas de la famille dont ils étaient issus, laquelle s'agrandissait ainsi jusqu'à prendre les proportions d'une communauté.

Les avantages que présentaient ces communautés de comparsonniers, sous le rapport de la production, sont admirablement analysés par le vieux jurisconsulte Coquille :

« Selon l'ancien établissement du ménage des champs, dit-il (Questions sur les coutumes), en ce pays du Nivernois, lequel ménage des champs est le vrai siége el origine de bourdelages, plusieurs personnes doivent être assemblées en une famille pour diminuer le ménage, qui est fort laborieux et consiste en plusieurs fonctions en ce pays, qui, de soi, est de culture malaisée; les uns servant pour labourer et pour toucher les bœufs, animaux tardifs; et communément faut que les charrues soient traînées de six bœufs; les autres pour mener les vaches et les juments aux champs; les autres pour mener les brebis et les moutons; les autres pour conduire les porcs. Ces familles, ainsi composées de plusieurs personnes, qui toutes sont employées chacune selon son âge, forces et moyens, sont régies par un seul, qui se nomme maître de communauté, élu à cette charge par les autres, lequel commande à tous les autres, va aux affaires qui se présentent ès-villes et ès-foires et ailleurs, a pouvoir d'obliger ses parsonniers en choses mobilières qui concernent le fait de la communauté ; et lui seul est nommé ès-rôles des tailles et subsides.

Par ces arguments se peut connaître que ces communautés sont vraies familles et colléges, qui, par considération de l'intellect, sont comme un corps composé de plusieurs membres; combien que ces membres soient séparés l'un de l'autre. Mais par fraternité, amitié et liaison économique, font un seul corps.

«En ces communautés on fait compte des enfants qui ne savent encore rien faire, par l'espérance qu'on a qu'à l'avenir ils feront; on fait compte de ceux qui sont en vigueur d'âge, pour ce qu'ils font; on fait compte des vieux, et pour le conseil et pour la souvenance qu'ils ont bien fait; et ainsi, de tous âges et de toutes façons, ils s'entretiennent comme un corps politique qui, par subrogation, doit durer toujours.

« Or, parce que la vraie et certaine ruine de ces maisons de village est quand elles se partagent et se séparent, par les anciennes lois de ce pays, tant és ménages et familles de gens serfs, qu'ès ménages dont les béritages sont tenus en bourdelages, il a été constitué pour les retenir en

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est nécessaire, devenant plus facile à recueillir, peut être proportionné désormais utilement à l'étendue du domaine foncier. Dans

communauté que ceux qui ne seraient en la communauté ne succéderaient aux autres, et on ne leur succéderait pas.>

Cependant, si comme le constate Coquille dans son langage naïf, l'association des comparsonniers offrait des avantages incontestables sous le rapport de la production, en revanche, elle présentait sous le rapport de la consommation, en impliquant la vie en commun, des inconvénients tels qu'on la vit disparaître à mesure que les liens du servage se relâchèrent, et que l'homme des champs acquit davantage la liberté de vivre à sa guise. A partir du xvIe siècle, les communautés de comparsonniers n'existent plus qu'à l'état d'exception; mais tout en imposant à la population rurale les maux de la vie en commun, elles n'en avaient pas moins rempli un rôle utile en faisant obstacle à l'excessif morcellement des exploitations agricoles. D'un autre côté, les propriétaires perpétuels du sol avaient pris l'habitude, et cette habitude s'est conservée encore presque intacte en Angleterre, de laisser indéfiniment leurs terres entre les mains des mêmes familles de tenanciers. Ceux-ci avaient, en conséquence, fini par considérer comme un droit ce qui n'était qu'un fait en faveur duquel on pouvait invoquer seulement la prescription, en admettant que la prescription y fût applicable. Mais lorsque la propriété foncière a été rendu mobilisable et s'est mobilisée, les nouveaux propriétaires n'ont pas manqué d'user de leur droit de choisir les tenanciers qui leur offraient les fermages les plus élevés. Alors, les anciens tenanciers ont réclamé, en invoquant cette pratique séculaire, qui à leurs yeux constituait un droit (tenant right), les propriétaires se sont refusés à admettre leurs prétentions, et il en est résulté ce système particulier d'atteintes à la propriété rurale qui est connu sous le nom de «mauvais gré.>> Cette coutume à peu près passée à l'état de loi de laisser indéfiniment entre les mains des mêmes familles de tenanciers le domaine foncier, assurait la stabilité des exploitations agricoles; mais elle avait aussi le défaut de l'exagérer en la transformant en immobilité. Les biens ecclésiastiques eurent plus que les autres à souffrir de cette exagération d'une des conditions nécessaires à la prospérité de l'agriculture. Les domaines de l'Église et des couvents rapportaient généralement fort peu, immobilisés qu'ils étaient entre les mains de tenanciers perpétuels, et c'est à cette cause beaucoup plus qu'à l'immobilisation même de la propriété qu'il convient de rapporter la mauvaise influence qu'exerçait sur l'agriculture le régime de la mainmorte.

Cependant toutes les propriétés de mainmorte n'étaient point affermées. A l'origine, les communautés religieuses s'occupèrent elles-mêmes, pour la plupart, du défrichement et de la culture du sol, et elles remplirent dans une partie de l'Europe, dans la région des Ardennes, par exemple, le rôle que jouent aujourd'hui les pionniers, dans le far west de l'union américaine. On leur doit, en outre, la création et les progrès de quel

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